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Grand Angle

Fikra #38 : Les coopératives féminines, pas toujours coopérantes en faveur des femmes

Le travail des femmes dans les coopératives n’est pas institutionnalisé et échappe de fait à la législation du travail. Une zone grise qui peut précariser les travailleuses, même si une certaine forme d’autonomie reste possible.

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Des femmes dans une coopérative au Maroc. / DR
Temps de lecture: 4'

À écouter les créateurs de coopératives, à lire les brochures dédiées aux touristes et la présentation qui en est faite sur le site de l’Office du développement de la coopération, les coopératives, de surcroît féminines, ont tout pour elles. Mais n’ont-elles pas trop peu pour les femmes qui y travaillent ? Côté pile, elles favorisent l’accès des femmes à un travail digne et un salaire décent, et donc leur émancipation, améliorant ainsi leur situation socio-économique, contribuent à l’éradication du travail informel et mettent en valeur l’artisanat local.

Côté face, c’est une autre paire de manche : Gaëlle Gillot, chercheure au laboratoire Développement et Sociétés de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a consacré une étude à ces coopératives de femmes dans laquelle elle se montre beaucoup plus prudente quant à leurs bénéfices supposés. Intitulée «Les coopératives, une bonne mauvaise solution à la vulnérabilité des femmes au Maroc ?» (2016), l’étude relativise l’institutionnalisation du travail des femmes et leur autonomie. Elle souligne combien le manque d’instruction des travailleuses et de contrôle de leurs conditions de travail amortit l’accès à un travail décent. Et donc leurs possibilités de s’émanciper.

L’insertion des femmes sur le marché du travail formel et leur participation au développement économique national est pourtant un élément central des politiques publiques de nombreux pays en développement depuis les années 1970, explique à Yabiladi Gaëlle Gillot. «Les coopératives, dans ce sens, ont été considérées comme une solution formidable pour fédérer des femmes, notamment en milieu rural, dans le cadre d’un travail rémunéré, souligne la chercheure. Il y a eu une promotion extraordinaire des coopératives, en les présentant comme un travail accessible à des femmes analphabètes qui n’avaient pas de savoir-faire particulier. Elles ont également été présentées comme une solution alternative à l’emploi agricole, où les conditions de travail sont très difficiles, et à l’exploitation familiale, où elles sont totalement invisibles.»

Une zone grise de la législation du travail

Cet enthousiasme général dont bénéficient les coopératives féminines se ressent aujourd’hui encore à travers un dynamisme de création afin de mettre les femmes au travail, explique Gaëlle Gillot. En 2018, le secrétariat d’État chargé de l’Artisanat et de l’économie sociale estimait à 20 000 le nombre de coopératives au Maroc, dont 2 600 uniquement féminines et donc gérées par des femmes. La plupart sont spécialisées dans l’artisanat, le secteur agricole, l’industrie de l’arganier et des produits alimentaires.

Pas sûr que l’enthousiasme soit toujours de mise du côté des femmes. «Elles n’acquièrent pas de statut institutionnalisé : elles n’ont pas de contrat de travail, donc pas de congés maladie, pas de salaire minimum, pas de retraite. En somme, le travail en coopérative ne leur assure aucun filet social», souligne Gaëlle Gillot. Car le but de la coopérative, au départ, est bien de mettre en commun des moyens techniques, logistiques, humains, loin d’une perspective de création et de pérennisation d’emplois. Or la manière dont sont conçues ces petites organisations, qui ne sont pas des entreprises, ne permet pas aux femmes d’avoir accès à un travail digne et surtout, à des revenus décents. «Si elles ne réussissent pas à vendre leurs productions, elles n’ont pas de salaire et donc aucune garantie.»

«Le code du travail ne s’applique pas dans les coopératives car il ne s’agit pas d’un travail salarié, mais volontaire. C’est une zone grise de la législation du travail et, in fine, personne n’est redevable.»

Gaëlle Gillot 

Pas de remise en cause des tâches domestiques

Dans les milieux ruraux, fortement marqués par le manque d’emplois et de perspectives, les coopératives se présentent comme une alternative de par leurs possibilités d’auto-emploi, mais le champ des possibles demeure limité. «Selon les témoignages recueillis auprès de fondatrices de coopératives et d’ONG se lit clairement l’idée que la coopérative n’a pas d’objectifs ambitieux ou est une forme de pis-aller», écrit la chercheure dans son étude.

Auprès de Yabiladi, elle développe : «La vraie question, c’est qu’est-ce qu’on leur propose à ces femmes ? Travailler pour un salaire hypothétique qui, de toute façon, restera très faible parce qu’il n’y a aucune création de valeur dans le fait de ramasser des plantes aromatiques ou de faire sécher des feuilles de menthe… Ce sont des petits projets pour femmes qui n’ont pas de grandes ambitions et ne peuvent donc pas générer de véritables revenus.»

Sans compter que le travail dans les coopératives ne remet pas en cause la répartition des tâches domestiques pour ces femmes qui, au contraire, conservent l’entièreté du travail qu’elles effectuent à la maison : «Une des conditions pour que le père ou le mari accepte qu’elles intègrent une coopérative, c’est qu’elles continuent à assurer complètement le travail domestique. D’ailleurs, la manière dont est organisée la coopérative le permet : en général, elles vont travailler quand elles veulent et ont donc la possibilité de rentrer à la maison pour préparer les repas ou s’occuper des enfants. Quand elles travaillent au concassage des noix d’argan par exemple, elles peuvent le faire de chez elles, tout en gardant un œil sur les enfants ou sur un plat qui cuit.»

Les coopératives ont toutefois un mérite : faire sortir les femmes de chez elles, les extirper du noyau familial et, tout de même, leur conférer une certaine forme d’autonomie. Car quel que soit le salaire qu’elles ramènent, elles en ramènent bien un. «Le seul fait de quitter le domicile pendant quelques heures, de se sociabiliser, de participer à une activité économique, d’être intégrée à une chaîne de production et de ramener ne serait-ce qu’un petit revenu ; tout cela ouvre les horizons», argue Gaëlle Gillot. Et d’ajouter : «Quand on ouvre d’autres horizons, on augmente sa capacité à prendre des décisions dans le foyer et à imposer sa volonté. On se rend compte qu’on a d’autres compétences que celles domestiques. Comme me l’a dit un jour une de ces femmes, personne ne naît avec une cuillère en bois pour préparer la tambouille !» N’est-ce pas là le champ des possibles ?

L’auteure

Gaëlle Gillot est maîtresse de conférences à l’Institut d’études du développement de la Sorbonne (IEDES) et chercheure au laboratoire Développement et Sociétés de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est également chercheure associée au laboratoire GELM de la faculté des lettres et des sciences humaines de Casablanca.

Ses thématiques principales de recherche portent sur le travail des ouvrières du textile, l’accès des femmes aux espaces publics urbains, les pratiques des espaces publics, les mobilités des femmes, les stratégies d’accès à la ville, les loisirs des populations défavorisées et la territorialisation de ces populations, ainsi que la fabrique des villes du monde arabe et l’aménagement urbain.

La revue
« Espace populations sociétés » est une revue scientifique. Ses articles, principalement écrits en français, mais aussi en anglais et espagnol, concernent le domaine de la géographie, de la sociologie et de la démographie. Elle a été fondée en 1983 par l’université de Lille et s’adresse principalement aux chercheurs et enseignants-chercheurs dont les recherches portent sur l’espace, les populations et les sociétés, du nom du titre de la revue.
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