Menu

Les esclaves des vergers

« Bouge ! Ne pas bouger. Va te coucher. 700 euros. » Ces mots écrits en noir sur une pancarte blanche ont fait leur apparition, mardi dernier, au bord de la nationale 113. À l’entrée du domaine de Cossure, une centaine de salariés agricoles saisonniers - tous marocains - tiennent un piquet de grève. Ils réclament à leur employeur le paiement des heures supplémentaires effectuées en 2004. Derrière eux, pêchers et abricotiers s’étalent sur des centaines d’hectares. On y entend les cigales. Un petit coin typique de Provence qui s’offre à tous ceux qui empruntent cette route nationale, menant de Marseille à Montpellier, via Martigues, Arles et la Camargue.

Ces salariés agricoles sont détenteurs d’un contrat OMI (Office des migrations internationales), véritable OVNI dans le droit social français, pourtant tout à fait légal. Chaque année, pendant six à huit mois, ils viennent « faire » la saison avant de repartir pour le Maroc.

Le département des Bouches-du-Rhône accueille à lui seul 50 % des contrats OMI accordés dans l’ensemble de la France. Ici, au domaine de Cossure (500 hectares), ils sont 120, employés par la société SEDAC. L’employeur possède également un autre domaine, celui de Poscros (600 hectares) à Saint-Martin-de-Crau, avec autant de contrats OMI - tous tunisiens. Le plus gros employeur d’OMI du département.

Zola au xxie siècle

« Monte dans la voiture, viens voir. » Quelques salariés nous emmènent à travers le chemin dessiné par la plantation régulière des arbres fruitiers, franchissant ainsi une frontière invisible : derrière la carte postale, c’est Germinal en Provence, Zola au XXIe siècle ; derrière un motif « banal » du conflit se révèle l’esclavage moderne dans les vergers du Sud.

Cinq cents mètres plus loin apparaissent trente-cinq bungalows, eux aussi méticuleusement alignés, exposés plein soleil. « Viens voir. » Un bungalow type pour quatre salariés : 25 mètres carrés, deux chambres, une minuscule plaque électrique, pas de réfrigérateur, pas de salle de bains, pas de tout à l’égout, une chaleur à défaillir. « On est obligés de s’acheter des ventilateurs, mais on n’arrive toujours pas à dormir, raconte Madani, la cinquantaine. L’hiver, on meurt de froid ; l’été, on crève de chaud. » Alors que la règle des contrats OMI stipule que le logement est fourni aux salariés, chaque occupant doit verser 62 euros par mois. Hassan, « colocataire » de Madani, file le frisson : « À Poscros, c’est encore pire, c’est l’enfer. Là-bas, vous avez des pièces de 10 mètres carrés avec plusieurs lits. »

Faute de réfrigérateur, il faut faire les courses régulièrement. Voiture obligatoire dans cette vallée de la Crau. « Parfois, le samedi, quand le patron nous oblige à travailler plus longtemps que prévu, on arrive trop tard aux magasins, ils sont fermés. »

Quelques mètres plus loin se trouve un autre groupe de quatorze bungalows refaits à neuf. Tous vides. Comme on n’hésite jamais à jouer du poison de la discrimination, ils étaient réservés, l’an dernier, aux « Espagnols », probablement des Équatoriens ayant transité par Valence. « Ils se sont battus avec le patron. Cette année, ils ne sont pas revenus », explique un OMI marocain. Il ajoute : « Quand l’inspection du travail est venue, le patron a montré ces bungalows qui ne servent à personne le reste de l’année. » Car les Marocains doivent rester dans le « gourbi » voisin, avec leurs matelas en mousse, épais de quelques centimètres. Alors, il y a quelques mois, certains Marocains sont allés chercher les matelas « pour Espagnols », de bons vrais matelas, inutilisés. Lors d’une « inspection », le patron a constaté l’emprunt. Sanction immédiate : une amende de 20 euros chacun.

Après le « logement », le « salaire ». Madani sort de la poche de son pantalon sa fiche de paie, la déplie et pose son doigt écorché sur la ligne indiquant l’ancienneté : 0 an et 3 mois. « Je viens ici depuis 1975 », dit-il. Chaque année, le patron remet les compteurs de l’ancienneté à zéro. Son doigt glisse vers le bas du bulletin de salaire. Net à payer : 842 euros. Le « tarif » pour un manoeuvre, coefficient 100. La quasi-totalité des salariés sous contrats OMI restent scotchés à ce plancher, quelles que soient l’ancienneté et la nature de leur travail.

« Vous réclamez ? Dehors ! »

Quant à la durée du travail, la simple évocation de la mention légale portée sur le contrat - 35 heures par semaine - provoque le rire nerveux des OMI de Cossure. « Moi, j’ai fait 220 heures le mois dernier », dit l’un. « Moi, 230 », lâche un deuxième. Madani explique : « Chaque jour, on travaille tous une heure gratuitement. On doit prendre les services un quart d’heure avant et les finir un quart d’heure plus tard. Avec les services du matin et de l’après-midi, ça fait une heure. » À Cossure et Poscros, le propriétaire a choisi d’annualiser le temps de travail. Durant la saison hivernale, ils effectuent 6 heures par jour payées 7. Mais les heures supplémentaires de la période estivale dépassent de loin le bonus engrangé l’hiver. En 2004, ils sont donc repartis au pays avec la promesse de toucher le règlement dès leur arrivée en 2005. Le 12 juillet, ne voyant rien venir, ils se sont donc déclarés en grève. Bravant les menaces et les pressions. « Quand on rouspète, on nous dit : attention, l’année prochaine, pas de contrat. » Avec Mohamed, tous le répètent : « Vous réclamez ? Dehors ! »

Car, dans les Bouches-du-Rhône, les propriétaires agricoles ne se contentent pas d’embaucher des contrats OMI à tour de bras, ils ont également droit à des contrats nominatifs généralisés, là où le droit ne les prévoit qu’à titre exceptionnel. Précarisation absolue des salariés qui rime avec pouvoir absolu des employeurs : pas de jour de repos fixe dans la semaine, mise arbitraire au chômage partiel sans indemnisation, travail de nuit sans surplus salarial, chèques parfois non signés, voire l’utilisation abusive du CDD pour d’anciens OMI. Ainsi, Kader, qui a bénéficié d’un contrat OMI de 1993 à 2003, multiplie, depuis, les contrats CDD. Quatre au total, signés par le même propriétaire, mais pour le compte de sociétés différentes. On peut ajouter, à cette liste déjà trop longue, le paiement discrétionnaire. L’an dernier, un salarié tunisien est ainsi reparti au bled sans son dernier mois de salaire. « Attention, l’année prochaine, pas de contrat »...

Les salariés marocains de Cossure citent également leur utilisation au bon vouloir du patron. Hassan, originaire de Meknés, en témoigne. Il a signé un contrat de six mois à compter du 15 janvier 2005, récemment prorogé jusqu’au 14 septembre. Sur son contrat, la nature des travaux est précisée : taille des vergers et... travaux divers. « En fait, je fais tout : conduire les tracteurs, l’emballage ou la récolte des olives sur un autre domaine du propriétaire, et même le traitement phytosanitaire sans protection. » Car les conditions de travail sont malheureusement à la hauteur du logement et du salaire.

ici, pas d’accident du travail

Pas de tenue de travail fournie. Les salariés doivent eux-mêmes acheter la combinaison réglementaire au tissu épais : 16,50 euros.

Pas d’outil. Madani : « Ils m’ont dit : achète le matériel. J’ai dû acheter un sécateur. Obligé. Pas de sécateur, pas de travail. Pas de travail, pas de contrat l’année prochaine. »

Pas d’escabeau. R. raconte : « On doit se débrouiller pour monter dans les arbres, hauts de près de 2,50 mètres. Un jour, un type est tombé. Gravement blessé. Le patron, il a pas voulu l’emmener à l’hôpital. C’est un collègue qui l’a fait. » Ici, pas d’accident du travail et moins d’arrêts maladie. « Les pompiers ne sont jamais venus ici. » « Un type s’est cassé la jambe, on ne l’a pas revu ici », se souvient encore R. Blessés, les salariés ne peuvent pas rester dans les chambres, de toute façon invivables, contraints à traîner comme une peine sans âme sur le domaine. « Si tu as la santé, tu trimes. Si tu ne l’as pas : à la maison. »

K. a travaillé ici, sous contrat OMI, de 1991 à 1997, puis en CDD jusqu’en 1999. Atteint par les produits chimiques qu’il a répandus pendant des années, sans masque, ce Marocain d’une trentaine d’années s’est ensuite « cassé le dos ». L’expert a reconnu la double maladie et lui a conseillé de proposer au propriétaire une embauche comme travailleur handicapé. K. s’est exécuté. Son contrat n’a pas été reconduit. Depuis, il est au chômage.

À la stupéfaction des syndicalistes qui ont découvert la situation cette semaine, aucune enquête sérieuse n’a été menée par les services préfectoraux - pourtant détenteurs de la signature des contrats - ou de l’inspection du travail. Le domaine de Cossure n’est pourtant pas inconnu dans cette vallée de la Crau, jardin fruitier de la France. Quatre cents plateaux de fruits en sortent tous les jours, achetés par les plus importants grossistes européens, avant de se retrouver, souvent à des prix prohibitifs, sur les étals des principales enseignes de la grande distribution. Depuis mardi, les salariés OMI donnent un visage à cette production et à ses conditions.

Madani : « On vient ici pour faire vivre notre famille au Maroc, pas pour être des esclaves. » Depuis mardi, grévistes déterminés, ils ne se rêvent pas en Spartacus des vergers. Simplement en hommes.

Source: L'Humanité

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com