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Oui à un islam occidentalisé par Hakim El Ghissassi

Pour s'intégrer, les musulmans doivent cesser de se penser comme une
minorité en exil. Par Hakim El ghissassi. source : Libération

Pendant cette crise des otages français, diverses propositions ont été faites: envoyer des savants musulmans en Occident pour montrer le vrai visage de l'islam (proposition du roi Abdallah II de Jordanie) ou solliciter les oulémas d'El-Azhar, l'université religieuse du Caire, pour faire connaître l'islam aux Occidentaux (proposition du cheikh Youssef Quardaoui).

Mais le problème réside principalement dans l'image que donne l'islam à l'Occident et dans l'absence de critiques sur la pensée diffusée dans un monde arabe qui vit sur le souvenir des périodes coloniales ou médiévales.

Ce monde véhicule une vieille image des populations musulmanes en Occident, lesquelles ne sont pas uniquement des populations qui se sont installées pour se nourrir après avoir participé à l'effort des grandes guerres mondiales. Ce sont des populations qui se sentent citoyennes, qui sont nées dans cet Occident tant décrié et qui ont un niveau culturel, économique et politique de plus en plus élevé. Ce sont des populations qui se rattachent fidèlement aux systèmes politiques et culturels des pays où elles se sont installées, elles se construisent sans aide de leur pays d'origine et sans les miettes d'aide qui peuvent émaner de certains pays fortunés. La prise d'otages a remis les choses à leur place et démontré que ces populations vivent en harmonie dans la société malgré les handicaps qu'elles peuvent rencontrer et les discriminations qu'elles peuvent subir.

L'institutionnalisation de l'islam de France introduit le culte musulman dans le moule juridique et culturel de la France laïque. Hier, nous voyions dans la laïcité une idéologie de combat contre la religion, une idéologie scientiste qui rejette toute pensée religieuse. Pour se donner bonne conscience et accepter notre sort dans un milieu que nous qualifions d'hostile à notre religion, nous avons cherché dans l'Andalousie (musulmane du VIIIe au XVe siècle) pour nous rassurer et argumenter notre attachement à l'esprit laïc. Notre secours se focalisait sur la figure du philosophe et juriste malékite Averroès (Ibn Rushd), et nous sommes allés jusqu'à dire que ce dernier est le père de la laïcité. C'est une histoire de justification et de fuite en avant sans se donner le temps d'analyser en profondeur les dynamiques des sociétés et les trajectoires historiques. Certains leaders de la pensée religieuse musulmane ne trouvaient aucune gêne à en parler dans des cercles scientifiques et officiels sans trouver de contradicteurs.

Un regard sur l'histoire laïque de la France note cependant que le grand apport n'a pas été pas celui de la séparation entre l'Eglise et l'Etat mais celui de la liberté des consciences, dont la religieuse. Cette liberté ne peut se pratiquer pleinement s'il n'y a pas une indépendance par rapport à l'Etat. Et c'est la brèche qui permet aujourd'hui à l'islam de trouver sa place, cette place qui ne sera acquise qu'à condition de développer de notre côté, nous musulmans, une pensée religieuse et politique capable de revoir les textes religieux avec un nouveau regard, capable de mettre dans le contexte toute la production théologique et religieuse à travers les quatorze siècles de l'islam. Mais nous nous heurtons, pour y arriver, aux modes de formation de nos cadres religieux et de nos intellectuels dans le monde arabe et musulman.

L'autre handicap est cette nostalgie de faire revivre le khalifat disparu avec la chute de l'Empire ottoman (1924) et de s'enfermer dans des «vérités» émanant plus de la conception humaine que de celle de Dieu. La racine du terme islam veut dire paix. Mais dans notre quotidien de musulmans, la paix a cédé la place à la violence, et dans les paroles et dans l'action. Ce qui se trame en Irak aujourd'hui démontre l'incompétence des leaders religieux qui, devant le chaos créé par l'invasion américaine, se sont accaparé le champ politique sans préparation. Leur bagage est celui d'une pensée politique élaborée lors des premiers siècles de l'islam, dans des contextes et des situations très différentes des nôtres.

Il a fallu la destruction de Najaf nous ne jugeons pas ici les responsabilités des uns ou des autres ­ pour que Moktada al-Sadr décide de désarmer et d'orienter ses milices vers le processus politique. Quel champ politique la création d'un Etat islamique, d'un khalifat­, quelle gestion de ce champ ­à l'iranienne, à la saoudienne, à la soudanaise ?
Il y a un vrai problème dans la pensée politique musulmane. Quand on parle de la nécessité de définir l'espace du champ religieux, on nous rétorque : «Il n'y a pas de séparation entre la religion et la politique», «vous êtes occidentalisés». Oui nous nous sommes occidentalisés et en sommes fiers, car nous vivons en Occident, nos enfants y grandissent et c'est un signe de santé qui démontre notre réactivité avec nos sociétés. L'imam Abou Hanifa (VIIIe siècle) ne s'est-il pas irakisé, l'imam Chafii (IXe siècle) ne s'est-il pas égyptianisé ? (1)

Cette occidentalisation nous pousse à réfléchir sur la place du religieux et le comportement à adopter. Elle nous pousse à hiérarchiser nos priorités et à redéfinir le rôle du religieux et oeuvrer pour le vivre ensemble dans le respect des diversités, des croyances. Certains religieux veulent nous adapter la jurisprudence et nous indiquer le chemin de celle des minorités. Nous ne sommes pas des minorités. Nous n'avons pas besoin de cette jurisprudence de minorité qui veut nous montrer aux yeux du monde comme des personnes qui réclament soutien et sympathie.

Notre soutien et notre chance résident dans les lois et les règles des pays dans lesquels nous vivons en Occident.

Notre priorité aujourd'hui est de construire notre mémoire en Occident dans la sérénité et le respect des valeurs partagées avec nos concitoyens, de quitter le champ de la marginalité économique, culturelle, sociale et politique. Notre regard reste rivé sur ce monde arabe et musulman qui veut nous envoyer des émissaires pour nous éclairer et éclairer nos sociétés, mais qui n'arrive pas à décoller, économiquement, culturellement, socialement et politiquement. Certes, une coopération peut avoir lieu, cependant elle ne pourra se faire que si l'on respecte les choix et les devenirs de chacun.

(1) Juristes des VIIIe et IXe siècles qui ont fondé deux des quatre grandes écoles juridiques sunnites constituant le droit musulman et la jurisprudence en islam encore à ce jour.


Hakim El Ghissassi
Fondateur du magazine la Médina
Directeur du site Sezame (www.sezame.info)

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