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A quoi aspirent les petits Marocains ?

A quels métiers rêvent les petits enfants marocains ? La question est souvent un sujet de rédaction pour les instituteurs et professeurs, et les réponses dénotent d’un imaginaire fertile, façonné par la famille, la société et les conditions économiques dans lesquelles évoluent les enfants.

Ce n’est pas par hasard qu’autrefois les jeunes Marocains de la campagne caressaient un seul rêve, devenir gendarme : l’ascension sociale et la richesse sont liées à la détention de l’autorité et du pouvoir. Dans les villes, dans les années 1960, devenir enseignant ou fonctionnaire d’une administration publique était une aspiration partagée par beaucoup d’enfants. Et pour cause : un dispensateur du savoir, dira le sociologue, était détenteur de notoriété sociale et d’un certain pouvoir. Une chose est sûre, comme le nom de famille, le métier s’héritait souvent de père en fils.

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Aïcha, institutrice de français à l’école Jeanne d’Arc, à Casablanca, a posé la question à ses élèves dans un devoir écrit. «D’après les réponses que j’ai recueillies, observe-t-elle à l’issue des corrections, nombreux sont les élèves qui veulent devenir ingénieurs informaticiens ou médecins. Certaines filles veulent être décoratrices et stylistes, beaucoup de garçons footballeurs. Si des élèves sont tentés par le cinéma et veulent devenir des stars du grand écran, d’autres en revanche veulent faire comme leurs parents et devenir enseignants, ingénieurs ou architectes. Certains ont formulé le vœu de travailler comme bénévoles pour aider les démunis, trouver un foyer pour les sans-abris et une maison décente pour les habitants des bidonvilles. Mais, dans la plupart des cas, l’envie de gagner de l’argent est patente dans les réponses des élèves.»

Nous avons posé la même question à 80 élèves de trois classes (âgés de 8 à 13 ans) de la même école, fréquentée par des enfants de cadres de sociétés, fonctionnaires ou membres des professions libérales. Les réponses ressemblent à celles recueillies par l’institutrice : beaucoup d’enfants de 11 à 12 ans veulent devenir médecins (du généraliste au vétérinaire en passant par le gynéco, le pédiatre, le neurologue ou le psychiatre...). En deuxième position est cité le métier de footballeur, qui en fait rêver beaucoup d’autres. Une seule fillette, Meriem, 12 ans, veut devenir athlète. Ce n’est pas vraiment étonnant : sa maman est Fatima Aouam, championne marocaine des 800 et 1500 mètres, qui a remporté plusieurs compétitions internationales ! Un élève de 11 ans, lui, est tellement passionné par les dinosaures qu’il veut devenir paléontologue. Faïçal, dont le père est informaticien et la mère cadre dans un groupe de presse, formule un vœu original : devenir designer d’auto. «Je le comprends, explique sa mère, depuis toujours, mon fils a eu un faible pour le dessin, notamment des voitures.»

Mis au rancart les infirmiers, instituteurs, policiers et autres pompiers !
Le plus ambitieux des enfants sondés vise beaucoup plus haut que tous ses camarades. Il s’appelle Soufiane, il a neuf ans, sa maman est banquière et son père dans l’immobilier. Lui, il veut tout simplement devenir... Premier ministre. «C’est le métier que j’aime le plus au monde.» Sait-il en quoi consiste le travail d’un Premier ministre ? «Non, mais je sais que ça me fera gagner beaucoup d’argent.»

Gagner beaucoup d’argent, facilement et rapidement, «c’est en devenant footballeur qu’on peut le réaliser», imaginent beaucoup d’enfants. Le ballon rond séduit et les stars actuelles du football comme Ronaldo, Ronaldhino, Robinio, Ytto ou Ballack bercent l’imagination des petites Marocains. Pas seulement en raison de leur talent mais aussi (et surtout) des salaires mirobolants qu’ils touchent. «190 000 euros par semaine, voilà ce que perçoit Ballack de Chelsea», s’émerveille Hamza, 12 ans, élève en CE2.

Mis au rancart les instituteurs, infirmiers, policiers, pompiers, gendarmes ? Il semble bien que oui, du moins dans cette école. Mais il ne faut pas généraliser : tout dépend en fait de l’âge de l’enfant, de la classe sociale dont il est issu, de son niveau scolaire, voire «accessoirement» de son sexe. C’est le point de vue de la psychologue Assia Akesbi. Deux facteurs, selon elle, influencent le choix du métier : l’âge et les résultats scolaires de l’enfant. Généralement, ceux de 7 et 8 ans rêvent «de métiers d’autorité, comme policier et gendarme, métiers qui leur donnent de la puissance, influencés en cela par les personnages de dessins animés : Superman, Speederman et Batman. A 10-12 ans, les enfants rêvent de métiers qui leur accordent pouvoir et reconnaissance des adultes, comme médecin et pilote. Pour les filles, elles optent pour des métiers en rapport avec ceux de leurs mères jusqu’à l’âge de 10-12 ans (maîtresse, médecin ou infirmière), métiers permettant de soigner et d’éduquer». Particulièrement pour les filles, la valeur du travail gagne du terrain parce que, selon la psychologue, elles aspirent de plus en plus à l’autonomie : «Rares sont celles qui admirent la vie à la maison, même quand la mère ne travaille pas».

Pour ceux dont les résultats scolaires laissent plus ou moins à désirer, généralement cela coïncide avec l’âge de l’adolescence, on commence à songer à d’autres métiers qui ne demandent pas d’études longues et poussées. Une chose est sûre : «Le métier qui fait gagner beaucoup d’argent est évoqué par les enfants au-delà de 10 ans. A l’unanimité, ils rêvent de métiers faciles et rentables», constate Assia Akesbi.

L’analyse du sociologue corrobore celle de la psychologue. Mohamed Boudoudou, professeur à la faculté des lettres de Rabat, qui travaille depuis les années 1980 sur l’imaginaire social marocain, ne peut appréhender les rêves des jeunes actuels, tous âges confondus, qu’à la lumière de ce qu’il appelle les «nouveaux conditionnements sociaux», produits à la fois de la socialisation familiale, scolaire et médiatique. «Plus systématiquement, il me semble que du fait que les jeunes générations (moins de trente ans) constituent la majorité de la population marocaine, il n’est pas surprenant de voir de nouvelles “demandes sociales” et de nouveaux “désirs” ( d’avoir et d’être) se formuler à mesure de leur insertion dans le monde moderne de l’économie de marché, fondée, on le sait, dans l’avoir et la consommation. A partir de là de nouvelles identifications vont émerger, parfois choquantes pour l’entendement socialement conservateur...». Les métiers dont rêvent les enfants ne seraient donc que la conséquence d’un changement de l’imaginaire social, consécutif, lui, à la grande transformation de la structure sociale marocaine depuis un siècle. «Toutes les préoccupations relatives aux métiers idéaux n’ont de sens que rapportées au processus de structuration de l’imaginaire social dans la société marocaine contemporaine», conclut M. Bendoudou.

Aucun des 80 élèves sondés dans cette école n’a souhaité en effet devenir musicien. Un seul désir dans ce sens a été formulé, celui de devenir rappeur, mais pour une raison, également signe des temps, qui n’a rien à voir avec l’argent : «A cause des paroles des rappeurs de groupes comme H-Kayne et Fnaire...». Si quelques parents inscrivent leurs enfants dans des écoles de musique, ce n’est pas pour qu’ils en fassent un métier, c’est surtout pour le loisir et le raffinement du goût. Rares sont les enfants qui sortent du lot : le cas de Rita Saher, la jeune pianiste marocaine au talent internationalement reconnu, est exceptionnel. Elle a commencé à jouer du piano à l’âge de 7 ans, à 14 ans elle était admise parmi les huit jeunes meilleurs pianistes du monde sélectionnés à l’occasion de la commémoration du centenaire de Frédéric Chopin. A 18 ans, elle est à Paris pour suivre l’Ecole normale de musique Alfred Cortot, l’une des plus prestigieuses au monde. Mais elle n’a jamais abandonné l’école classique, du moins jusqu’après le Bac, tient à préciser Abderrahim, son père, directeur de banque et lui-même virtuose du luth. A-t-elle toujours rêvé de devenir musicienne ? «Depuis qu’elle était enfant, et tout en sachant que le métier de musicien ne fait pas rouler sur l’or ceux qui le choisissent», répond son père.

Interrogée sur le pourquoi du choix des jeunes Français, dont beaucoup rêvent de métiers du spectacle ou de footballeur, Anne-Marie Desplat-Duc (Libération du 4 décembre 2006), qui a travaillé sur les enfants et le monde professionnel, accuse les médias d’encourager tout ce qui est facile : «Ils donnent à voir un milieu du spectacle où l’on ne se fatigue pas trop, qui ne nécessite pas de faire des études et où l’argent est facile». Les enfants nourrissent de plus en plus des fantasmes professionnels, mais ils déchantent à mesure qu’ils avancent en âge. Le problème est celui du retour à la réalité, ajoute cet auteur : «Tout vient des échanges avec les adultes. Dans un milieu défavorisé où les parents ne sont pas là pour remettre les choses à leur place, le rêve durera beaucoup plus longtemps. Il risque même d’être sans fin.»

Trois questions à Assia Akesbi, psychologue et directrice de l’Ecole supérieure de psychologie.

Le choix du métier dépend-il des résultats scolaires ?
Absolument. Pour les filles comme pour les garçons, les résultats scolaires ne sont pas étrangers au choix du métier. Parfois, l’enfant réagit à un découragement de ses parents qui ne manquent pas l’occasion de dire aux enfants : «Avec des résultats scolaires aussi faibles qu’est-ce que tu vas pouvoir faire ?». Et, là, les enfants répliquent que pour être footballeur, boxeur ou tennisman, il n’est pas besoin d’être un excellent élève, et que ça leur fera en plus gagner beaucoup d’argent, tout en donnant des exemples de Bassir, Ronaldo ou Zidane...

Les enfants ne veulent plus faire le métier de leurs parents ?
Pour la plupart, selon mon expérience, l’argent en abondance est évoqué sans complexe par les enfants, au mépris parfois des aspects éthiques, moraux, ou, encore moins, conformistes.
Les enfants modernes sont tentés par des métiers nouveaux, rarement attirés par les métiers des parents. Ces enfants cherchent le pouvoir, et le seul pouvoir actuellement est celui de l’argent.

Les enfants rêvent-ils des mêmes métiers quel que soit leur sexe ?
Pas dans l’absolu. Dans une étude que j’ai réalisée avec les étudiants de l’ISCAE, dont l’âge varie entre 18 et 20 ans, j’ai constaté que les garçons s’identifient à des personnages comme Bill Gates, alors que les filles ont tendance à s’identifier à des stars du cinéma ou de la chanson. A aucun moment les filles n’ont exprimé le désir de s’identifier à leurs mères. A leurs pères, si, quand ceux-ci ont des entreprises dans lesquelles ils veulent engager leurs filles. Avant l’âge de 15 et 16 ans, le métier dont rêvent les filles est différent de celui des garçons. Mais, à mesure que l’on avance en âge et dans les études, on ne rêve plus de métier, on est dans la phase de sa concrétisation et, à ce stade, le choix s’opère abstraction faite du sexe.


Ambitions: ils veulent devenir médecin, styliste, cosmonaute, et même... Premier ministre
Hamza, de père commerçant et mère sans travail, veut devenir neurologue : «On n’a pas encore de médecin dans la famille et j’aimerais en devenir un». Amine, dont le papa est commerçant et la maman cadre dans une société d’assurance, affirme : «Je veux être médecin ou astronaute. Les médecins gagnent beaucoup d’argent.» Et astronaute ? «Je suis fou des planètes et je veux planer dans l’espace.» El Hadi, fils d’opticien veut, lui aussi, devenir cosmonaute. Comment va-t-il exercer ce métier dans un pays où il n’y a pas de recherche spatiale ? «Emigrer aux Etats-Unis», répond-il d’emblée. Plusieurs garçons du niveau scolaire du CE6 (11 et 12 ans) ont exprimé le souhait de devenir pilote ou architecte, et plusieurs filles décoratrices et stylistes.

Fille d’un père agent à l’Odep et d’une mère cadre dans une assurance, Oumaima est tentée par le métier de décoratrice d’intérieur. «Je raffole de la maison de ma tante, décoratrice, ce qui m’a donné envie de faire ce métier». Elle n’a aucune idée de ce que gagne un décorateur au Maroc, mais elle croit qu’il gagne bien sa vie, «d’autant qu’au Maroc, il n’y en a pas beaucoup». Fatima-Zohra, quant à elle, dont le père est dans les assurances et la mère sans travail veut devenir styliste : «J’adore tout ce qui est mode, et j’aime assortir les couleurs d’un ensemble». Yassine, mère architecte et père vendeur de pièces auto, veut être pilote dans l’armée pour pouvoir défendre son pays. Son pays est-il si menacé ? «Maintenant non, mais dans l’avenir il pourra l’être». Soufiane, 9 ans, mère banquière et père dans l’immobilier, veut, lui, devenir ... Premier ministre, tout simplement !

Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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