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Banlieues: Monsieur le Président, ils vous ont fait une lettre

Des élèves d'un lycée professionnel disent leur frustration sur leur orientation.


C'est une lettre adressée à Chirac, datée du 10 novembre : «Monsieur le président de la République, nous sommes des élèves du lycée professionnel Valmy, de Colombes [Hauts-de-Seine], en terminale bioservices. Nous vous écrivons pour vous expliquer ce qui se passe dans notre pays, la façon dont nous voyons les choses et comment nous les vivons.» Depuis plusieurs jours, des voitures, des gymnases et des écoles brûlent en banlieue. Dans les couloirs du lycée, les élèves ne parlent que de ça. Mais, en classe, silence. Pendant un cours d'éducation civique, un enseignant décide d'ouvrir les vannes. Sa première question est prudente : «Qu'est-ce qui se passe en France ?» Les mots des élèves explosent. Une fille propose : «Et si on écrivait une lettre à Chirac...» C'était deux jours avant son intervention télévisée. «Le Président, il boit son café sur les Champs-Elysées, il ne voit pas ce qui se passe...»

«Les gens te poussent à aller dans la merde»

Régis Signiarbieux, professeur de lettres et d'histoire-géographie, s'est installé au tableau : «Il a juste mis les points et les virgules», précise Arlette, lycéenne. Ces jeunes ont entre 16 et 17 ans et vivent tous en cité, à Nanterre (Hauts-de-Seine), Saint-Ouen-l'Aumône (Val-d'Oise), Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), Gennevilliers (Hauts-de-Seine)... Ils ont reçu les mots de Nicolas Sarkozy comme une gifle. Et écrivent au Président : «Selon nous, un ministre doit avoir un minimum de respect dans sa façon de parler et faire attention à ce qu'il dit. Il n'a pas à dire qu'il va nettoyer les cités au Kärcher et traiter les jeunes de racaille.» Aziz explique : «On avait un poing sur le coeur. Mais on voulait dire aussi que brûler des voitures et des écoles, ça non. Même si on comprend pourquoi.» Dans leur lettre, ils évoquent la façon dont on est considéré quand on vit en cité, et le regard posé sur les élèves des sections professionnelles. «Souvent, des jeunes agressent les personnes qu'ils aimeraient être, qui ont un bon travail, qui sont bien habillées», écrivent-ils.

Ils sont arrivés au lycée Valmy à la rentrée 2004. A reculons. Après des années chaotiques de collège. La plupart ont rapidement été orientés en Segpa (Section d'enseignement général et professionnel adapté) ou en classe d'insertion. Des structures pour élèves en grande difficulté. Arlette : «Les gens t'entraînent, te poussent à aller dans la merde. Quand tu vis dans une cité, c'est gâté. J'ai gâté mes rêves.» Ses parents viennent de recevoir une lettre proposant d'orienter sa soeur, aujourd'hui en CM1, vers une classe de Segpa. «Je leur ai dit de répondre non, poursuit Arlette, d'origine sénégalaise. La Segpa, c'est une classe de débiles. C'est la honte.»

Zora, orientée en Segpa en 6e, tempère : «Les profs cherchent des solutions pour les élèves qui ont des lacunes, mais c'est pas les bonnes. La Segpa, ça nous empêche de prendre les chemins qu'on veut en sortant.» Au collège, aucun n'avait inscrit ce BEP (brevet d'enseignement professionnel) bioservices dans ses choix d'orientation. Le nom sonne bien, mais son contenu est plus rude. Il recouvre deux spécialités : «agent technique d'alimentation» et «maintenance et hygiène des locaux». Les jeunes résument : «Cuisine et ménage.» Ces jours-ci, ils sont en stage, non rémunérés. Héléna, dans un hôpital : «On me fait nettoyer les joints d'ascenseur au Scotch Brite. C'est pas un stage !» Arlette persifle : «Une formation pour apprendre à faire le ménage, c'est inquiétant...» Difficile d'en tirer une fierté. Pour eux-mêmes, comme pour leurs parents qui connaissent déjà ces boulots-là. Marie-Odile se rêvait infirmière. Sa famille, guadeloupéenne, lui a fait comprendre que, si elle ratait ses études en France, il lui faudrait rentrer «au pays», «pour laisser la place à d'autres qui réussiront peut-être mieux».

«Il faut bien qu'on passe des diplômes»

Jusqu'aux premiers TP (travaux pratiques), ces élèves ignoraient en quoi consistait le BEP bioservices. «Quand j'ai réalisé que j'étais dans le ménage, j'ai voulu démissionner, raconte Candia, d'origine malienne. On m'a dit "tu changeras plus tard, tu feras une autre formation après". Mais "après", c'est jamais venu.» Elle rêve de travailler auprès d'enfants. Tous se sont résignés : «Il faut bien qu'on passe des diplômes. Faut pas baisser les bras.» André voulait être horticulteur ou sapeur-pompier, il se retrouve en cuisine. Comme Aziz, qui se verrait bien conducteur de métro. Le père de Kago travaille en cuisine : «C'est difficile d'en sortir.» Elle voulait être infirmière au bloc opératoire. Arlette, dans le tourisme. L'enseignant explique la difficulté de faire cours à des élèves qui n'ont pas demandé à venir là. Il leur a proposé début décembre d'enregistrer une émission de radio, et de raconter cette orientation contrainte (2).

«C'est mieux que faire le ménage»

Pour lui, il est possible d'avancer pas à pas, comme Zora. Après la Segpa, Zora s'est retrouvée en CAP (certificat d'aptitude professionnelle) «agent technique de collectivité». Puis elle a arrêté l'école et a atterri chez McDo : «C'était pire.» C'est la seule qui a postulé pour ce BEP bioservices. Ensuite, elle enchaînera par un bac pro hygiène et environnement puis, peut-être, sur un BTS (brevet de technicien supérieur) : «Encadrer des équipes, c'est mieux que faire le ménage.» Pendant les stages, le lycée leur manque. La proposition de Villepin d'envoyer des jeunes de 14 ans en apprentissage les met hors d'eux : «En Afrique, il y a le travail des enfants, et tout le monde dit que c'est de la maltraitance. Et, là, c'est la troisième puissance mondiale qui propose ça !», tonne Marie-Odile.

Ils craignent que les violences des dernières semaines augmentent encore le racisme. «On a additionné les perturbateurs, mais en fait c'est une minorité qu'on montre en grand à la télé», déplore Aziz. Ils ont écrit à Chirac : «Le couvre-feu et l'expulsion des étrangers qui ont commis des violences n'arrangeront rien. De même pour les emprisonnements.» Et lui promettent qu'ils iront voter en 2007. «Les hommes politiques nous jettent des fleurs pour qu'on vote pour eux. Ils font des grandes listes avec tout ce qu'ils jurent qu'ils vont faire. Et puis ils oublient», résume Kago. Pour l'instant, leur lettre est restée sans réponse.

(1) http://radio-clype.scola.ac-paris.fr/emission.php?eid=6

Source: Libération

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