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Rapport du cinquantenaire - Meziane Belfqih: Nous ne sommes pas les nouveaux gourous

Cela n’a pas dû être facile tous les jours: piloter pendant presque deux ans les travaux de recherches académiques de 150 personnes -personnalités- appartenant à l’université, aux ONG, au monde politique…
Et aujourd’hui une nouvelle difficulté: ne pas devenir un gourou du développement socio-politico-économique du Maroc. Le président du groupe de travail du cinquantenaire et conseiller de SM le Roi, Abdelaziz Meziane Belfqih, a bien flairé le danger. Il s’en défend avec la dernière énergie: il n’est pas l’arbitre des débats qui vont naître, et le rapport n’est pas une bible. Rencontre.

L’Economiste: Qu’espérez-vous que l’on fasse avec tout ce travail du Rapport sur le développement humain?
Abdelaziz Meziane Belfqih:
C’est un vaste document, qui comptera près de 4.000 pages et 75 contributions différentes, que nous versons aux débats de ce pays et nous espérons qu’il les alimentera et sera lui-même objet de débats. Notre but n’est pas du tout de créer un unanimisme des voix et des points de vue, mais de rendre plus clairs les objectifs de notre pays, unanimiser les objectifs, si vous voulez.

Redoutez-vous que le rapport devienne une référence si forte qu’elle effacerait les voix dissidentes?
Pas du tout, car ce n’est pas un document à apprendre par cœur (rire). Ce n’est pas la bible! L’apport aux débats n’est pas là. Tout le monde est d’accord pour vouloir un Maroc plus fort, plus démocratique, plus prospère… Mais nul ne doit se contenter de dire cela, car il faut avoir des pistes, des méthodes, des manières de faire pour arriver à un Maroc plus démocratique, plus prospère… Notre apport est à ce niveau.

C’est un programme, alors?
Non plus! Nous n’avons pas écrit un programme et nous ne tenons pas un discours programmatique. Notre travail, c’est de dire: «voilà ce que nous avons fait en 50 ans, voilà ce qui va, voilà ce qui ne va pas et voilà pourquoi -à notre sens- ça ne va pas». Notre objectif est de tirer les bonnes leçons… mais soyez un peu patients, s’il vous plaît, et ne réduisez pas le rapport au résumé que nous venons de rendre public. Attendez le rapport complet, avec ses données chiffrées, qui sort le 25 janvier.

L’opinion publique, peut-être les partis politiques aussi, vont vous pousser à arbitrer les débats qu’elle a, avec ou sans votre rapport…
C’est un danger, mais nous résisterons car nous ne voulons surtout pas être «ceux-qui-savent-tout-sur-tout», ceux qui interviennent sur tout! Ce n’est ni l’esprit ni la lettre de nos travaux, qui sont, je le rappelle, de mettre à la disposition des citoyens, des éléments sérieux et vérifiés. Et pour ce qui me concerne personnellement, c’est encore plus vrai puisque ma charge n’était pas de savoir, mais d’organiser les travaux, de faire en sorte qu’ils s’agencent de manière cohérente autour d’un axe unique, le développement humain.

De nombreuses personnes très diverses, avec parfois des idées très arrêtées, ont participé; comment avez-vous fait pour concilier l’exactitude scientifique, la liberté de penser et les prises de positions idéologiques?
Ces personnalités qui ont accepté de travailler au rapport ont, me semble-t-il, un puissant point commun. Même avec des différences parfois très importantes de point de vue, ces personnalités sont respectueuses de règles essentielles: l’honnêteté, l’utilisation du bon chiffre, la qualité de l’argumentation et la structuration de la pensée.
Et chacune des 75 contributions est signée de son ou de ses auteurs, que nul n’a forcé à écrire ceci ou cela. On peut être d’accord ou pas, mais c’est leur point de vue, il doit être respecté.

Sur le passé, on porte le plus souvent un regard qui est celui du présent. Comment avez-vous évité les anachronismes?
Nous avons contextualisé, autant que nous avons pu.

Par exemple?
Humm… La politique de l’eau, par exemple. Au moment où a été lancée la politique des barrages par Hassan II, c’était tout à fait visionnaire, car à cette époque, la société ne s’inquiétait pas pour l’eau: il pleuvait régulièrement, il y en avait assez… Nous avons le contexte inverse. Par exemple dans l’éducation où il y a eu beaucoup de réformes auxquelles il a manqué du temps, de la préparation… On n’avait pas le souffle.

Certes, mais reformulons la question: dans le domaine politique, vous êtes sévères; n’y a-t-il pas un jugement des années 60-70 avec les exigences de 2005?
Non, si sévérité il y a, elle ne porte pas exactement sur cela. Nous disons qu’au moment de l’indépendance, il était naturel qu’il y ait des compétitions, car c’est un ordre nouveau.
C’est un constat. Nous disons aussi que la conflictualité a duré trop longtemps, et c’est là que vous voyez une sévérité anachronique. Les conflits ont duré 40 ans avant que l’USFP intègre le jeu constitutionnel, c’est beaucoup.
Ce n’est pas un anachronisme de souligner que c’est beaucoup, c’est un fait. On n’a pas besoin de contextualiser pour dire que c’est trop long, trop violent des deux côtés, violences d’Etats et violences des groupes contestataires. Ce sont des faits.

Violences, oui, mais à cette époque c’était presque une règle et le Maroc a été plutôt modéré par rapport à l’Amérique latine, la Turquie ou tout récemment l’Algérie pour arriver à trouver les équilibres de pouvoir.
Je l’admets, mais notre mission n’était pas de faire le benchmark mondial des violences politiques!


Les noeuds, qu’est-ce que c’est?
Le Rapport sur le développement humain, déjà plus connu sous le nom de Rapport du cinquantenaire, raisonne sur des «nœuds». Les mathématiciens comprennent tout de suite qu’il s’agit de sous-ensembles dont la formation est indépendante du contexte mais qui agissent sur leur contexte.
Et les gens ordinaires, comme l’auteur de ces lignes, saisissent tout de suite de quoi il s’agit, si l’on compare les «nœuds» du Rapport aux boules de crampes dans le muscle: ça fait mal, ça bloque et, si on force, ça peut durer des années... Mais cela ne signifie pas qu’on soit malade puisque tout le reste est sain.
Par chance, la comparaison avec la crampe est très porteuse puisque ce genre de crampes se produit en cas d’effort sans préparation ou en cas de carence alimentaire bénigne ou en cas de mauvaise assimilation d’un petit élément comme le magnésium, le fer… C’est exactement ce que veut dire le Rapport: le Maroc a des crampes musculaires dans sa gouvernance, dans son savoir, dans son économie, dans sa santé et dans son inclusion (c’est-à-dire le contraire de l’exclusion).
En posant ce concept de «nœuds» (que l’on ne rencontre pas fréquemment), le rapport ouvre une précieuse possibilité: ne pas se noyer dans l’accumulation de problèmes dont l’existence dépend en fait d’une «crampe», plus en amont.


Cahier des charges: 35 pages!

«Faites votre travail», avait dit le Souverain à Abdelaziz Meziane Belfqih et donc à toute l’équipe, soit 150 intellectuels plus les personnes qui avaient à faire en sorte que tout se passe pour le mieux.
Les logisticiens, les architectes, et a fortiori les ingénieurs, le savent bien: plus on veut que le résultat soit fiable tout en étant innovant, c’est sur les prérequis qu’il faut investir. Donc si le travail est libre, la méthode doit être rigoureusement fixée. Le cahier des charges compte… 35 pages! Pour chacun des 10 groupes de chercheurs, 3 à 4 pages qui définissent le but global, les questions auxquelles il faut répondre, et les sous-sujets à détailler.
Que le Souverain choisisse parmi ses conseillers le chef de file de l’opération, plutôt que chez les grandes figures intellectuelles, c’est compréhensible. Mais il n’est pas déraisonnable de supposer que, si le choix avait été fait en dehors du cercle des conseillers, alors il serait tombé sur la même personne ou le même genre de personne.
Meziane Belfqih a en effet une étonnante capacité à la liberté de conscience, une liberté bien plus rigoureuse qu’on l’imagine et ce, vis-à-vis d’elle-même, nuance importante. Ce n’est certes pas un provocateur ou un désobéissant, mais il a un don spécial pour récupérer, presque instinctivement, sa liberté de convictions, et ce, sans que ceux ou celles qui souhaiteraient le limiter n’en prennent ombrage. Cela, les gens, même sans le connaître, le sentent. Donc ils sont portés à faire confiance. Ce n’est pas vis-à-vis de SM le Roi, qui avait publiquement donné un chèque en blanc, que cette capacité est mise à l’épreuve, mais vis-à-vis des participants, qui ont tous des personnalités fortes, des visions nettes et arrêtées, mais qu’il fallait faire fonctionner ensemble.
Prévoir un lourd cahier des charges a donc bien aidé à sécuriser le travail de chacun par rapport aux autres.

Nadia SALAH et Mohamed BENABID
Source : L'Economiste

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