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Et si le Maroc n'était pas en transition ?

Une étude de Human Rights Watch dissèque les six années de règne de Mohammed VI sous l'angle de la liberté d'expression. Objectivement, l'état marocain n'ira nulle part. Il se contente d'être semi autoritaire. Faut-il se faire une raison ?

Le Maroc de Mohammed VI, plus libre ? Sans doute. Mais pas assez pour crier victoire. L'explication que l'on donne fatalement à cette situation ambivalente est dorénavant courue : "c'est normal, nous sommes en transition", dit-on le plus naturellement du monde. Encore faudrait-il le prouver. Andrew Smith et Fadoua Loudiyi s'y sont essayés. Ils ont passé au peigne fin les six années de règne de
Mohammed VI, traquant tous les signaux, positifs ou négatifs, ayant trait à la liberté d'expression. Résultat des courses, une étude publiée dans le dernier numéro de Human Rights Watch Quarterly, soutenant que le régime de Mohammed VI n'est pas vraiment en mouvement vers un nouveau système, mais installé pour de bon dans une zone grise, "semi autoritaire". Ce qui veut dire ? Qu'il "fait pression sur la presse indépendante pour l'amener à accepter l'autocensure, et enlève aux institutions démocratiques toute légitimité en les accusant de ne pas être suffisamment démocratiques". Et en quoi cette définition générique s'applique-t-elle au Maroc, de 1999 à 2005 ?

Un sacré souci d'équilibre
En six ans, reconnaissent les auteurs de l'étude, le chemin parcouru est énorme : des tabous ont été brisés par le gouvernement lui-même, le débat sur le Sahara s'est allégrement libéralisé, l'islamisme s'est institutionnalisé, la presse indépendante est en éclosion et la société civile en expansion. En face, la monarchie est toujours sanctifiée, des Sahraouis sont indûment détenus, des islamistes ont été injustement arrêtés et dès qu'on a jugé un journaliste trop enclin à dépasser "les fameuses lignes rouges", il a été emprisonné voire mis au ban de la société (le cas Lmrabet). Quant à la société civile, elle a beau gagner en importance, elle demeure l'apanage d'une élite de plus en plus encline à se faire coopter. En appréciant ces flux et reflux, certains observateurs, impressionnés essentiellement par la libéralisation de la parole et des écrits sur les années de plomb, estiment que "la reconnaissance des libertés au Maroc est près d'atteindre un point de non retour". Et que, "si restrictions il y a, elles finiront pas disparaître, mais lentement". Tout en reprenant ce type d'analyse, optimiste, l'étude montre comment le système makhzénien cherche constamment à se perpétuer. En jouant sur un double référentiel, où "la sacralité du monarque" prime sur "l'engagement en faveur des libertés fondamentales". Qu'est-ce qu'il en découle ? "Un pouvoir qui autorise des pratiques saines de liberté, qui se permet de les restreindre et qui permet, après coup, qu'on en parle".

Les tares de l'équilibrisme makhzénien
La volonté de la Dar al Mulk (Palais royal) de freiner les élans de désacralisation apparaît d'abord via la presse. Tout en observant une plus grande libéralité dans le ton des journalistes, l'étude rappelle que le roi Mohammed VI avait dès 2001 dit que "les journalistes n'étaient pas des anges non plus". Plus tard, les interdictions du Journal avaient un rapport, direct ou indirect, avec ce que la monarchie considère comme indicible ; la mise à mort professionnelle de Lmrabet s'est faite suite à une plainte déposée par un fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, Mohamed El Khar ; Mustapha Alaoui a dû ses déboires au fait d'avoir relayé une lettre mettant en doute la thèse officielle sur le 16 mai ; enfin, l'enquête, très inspirée, d'Al Jarida Al Oukhra sur Lalla Selma, lui a valu une lettre de réprimande de la chancellerie royale. Mis côte à côte, ces agissements ne sont pas uniquement des lapsus révélateurs, mais des indicateurs d'une "peur au sein du système que les libertés dérapent". Cette crainte est relayée, structurellement, note l'étude, par l'actuelle loi qui contribue à "criminaliser la presse au lieu de la protéger".

Les islamistes, non plus, ne se sentent pas protégés dans la pratique de leur liberté d'expression. Le site d'Abdeslam Yassine censuré au lendemain de l'envoi de son mémorandum au "roi des pauvres" ; les tergiversations dans les coulisses des élections de septembre 2002, de peur que la vox populi ne profite largement au PJD ; la mise sous verrou d'islamistes qui se déclarent "pacifistes" ; la mise à profit du 16 mai 2003 pour "cadenasser" davantage le système ; "la construction par le roi de nombreuses mosquées, au lieu d'écoles", tout cela, estiment les enquêteurs, montre l'attitude ambivalente qu'observe la monarchie à l'égard de cette catégorie d'acteurs politiques. Il est clair, reconnaît l'étude, que "ces mêmes islamistes ne rassurent pas quant à leur disponibilité à préserver les mêmes libertés accordées aujourd'hui". Mais est-ce une raison pour se contenter de peu ?

La question est d'autant plus légitime que les arrestations, grotesques, de simples citoyens, pour "outrage au roi" à Oujda, ou pour "satanisme" à Casa, quand ce n'est pas pour un simple sit-in (dirigeants de l'AMDH, en 2003) permettent de "rappeler aux citoyens, qu'ils sont avant tout des sujets de Dar Al Mulk". Suite à ces actes divers, la relâche ou la grâce ne tarde pas. Manière de montrer que l'espoir est toujours permis. Ceci dit, la récurrence de ces réactions endémiques, montre aussi, selon l'étude, que "la tolérance des dirigeants décline" et que "la violence change de forme. Avant, elle était à 90% physique et 10% morale. Aujourd'hui, la tendance s'inverse". On n'est donc pas sortis de l'auberge.

Mais il n'y a pas que le Makhzen…
"Malgré le statut toujours marginal de la citoyenneté, lit-on, les ONG ne cessent de prospérer". Le fait est indéniable. Mais "l'apport de la société civile, quoique en expansion dans un état semi autoritaire, demeure faible", note Marina Ottaway, spécialiste des systèmes en voie de démocratisation. Est-ce vérifiable au Maroc ? L'étude le confirme. "En plus d'être des clients de l'état (ou de la fondation Mohammed V), ces groupes d'élite ne mettent en rien à mal le fonctionnement du système et contribuent très peu à l'amélioration des conditions de vie", à cause d'une corruption de routine et d'un analphabétisme endémique.

Ces mêmes obstacles limitent énormément l'impact des mass media dans la libéralisation de la société. Contrairement à l'effet movida qui a libéré les énergies dans l'Espagne post-franquiste, via la culture et la télé, nos radios et télés demeurent cantonnées dans un "libéralisme d'intention". Quant à Internet, considérée, aujourd'hui, de par le monde, comme l'un des principaux vecteurs d'opposition et de dissidence, il est loin d'accéder à ce statut au Maroc. Parce que "l'accès à la vraie information, non censurée et opportune, demeure encore l'exception et non la règle au Maroc", explique Abdelfattah Fakihani (journaliste, AFP). Non que l'accès à Internet soit limité mais son exploitation est primaire.

Qu'est-ce qu'il en résulte ? Une société qui perçoit la libéralisation partielle, aujourd'hui, "plus comme un don que comme un droit mérité". Des autorités, qui ont peur de lâcher du lest, au risque de perdre leur légitimité de "gardiens du temple". Et un roi déifié, qui le restera, tant que sa légitimité repose dessus. Pourtant, note l'étude, dans une mosquée à Rabat, "ils sont très peu à prier pour la monarchie lorsque l'imam les y invite". Ils ne la contestent pas pour autant. Ils attendent la transition, qui ne viendra pas.


L'étude et ses auteurs

Menée sur la période (Septembre 1999- Avril 2005), cette étude est l'œuvre de Andrew R. Smith, professeur de communication à l'Université Edinboro et Fadoua Loudiyi, doctorante en Communication à l'université Duquesne, où elle enseigne également. Les enquêtes menant à cet essai de 51 pages ont été financées par the Amrican Institute of Maghreb Studies.

Source : TelQuel

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