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Driss Jettou passera-t-il son examen aujourd’hui?

C’est officiel. Le Premier ministre ira aujourd’hui au Parlement. En milieu d’après-midi, Driss Jetou présentera, lors d’une séance pléinière de la Chambre des Représentants, une déclaration gouvernementale. L’opinion publique et particulièrment les milieux d’affaires s’attendent à ce qu’il adresse un bilan de parcours, un exercice auquel il devait se prêter depuis déjà long temps. En tout cas, la position de son équipe, et sa position personnelle, a changé du tout au tout.

En quelques semaines, la cote d’amour du Premier ministre s’est effondrée: tout le travail des deux dernières années s’est effacé des mémoires et toute l’acrimonie s’est fixée sur le chef du gouvernement. Une angoisse, comme il en a peu existé dans l’histoire contemporaine, s’est saisi de l’opinion. Elle n’a pas trouvé auprès du gouvernement matière à se “remonter le moral”. Du coup elle a brûlé ce qu’elle avait adoré en s’effrayant des Chinois, du déficit commercial, du déficit budgétaire, de la sécheresse, du prix du pétrole, des hésitations de la gouvernance... Autant de motifs parfaitement valables de redouter l’avenir, certes mais qui ont rapidement occupé tout l’espace mental puisque rien n’est venu les concurrencer. En politique aussi, la nature a horreur du vide...

· L’homme providentiel

Jettou, on l’a complètement oublié, a été nommé par le Souverain quand ce dernier a usé de sa prérogative constitutionnelle, pour mettre fin aux dérives des tractations partisanes, après les élections de l’automne 2002. Le système électoral, qui avait éclaté les voix et donc donné un pouvoir exorbitant aux partis d’appoint, faisait que le pays pouvait très bien se retrouver avec un gouvernement qu’il n’avait pas choisi, du simple fait qu’il allait être le fruit des tractations (secrètes) entre partis. Jettou est alors “l’homme providentiel”. En plus, on découvre qu’il est capable de rétablir la fonction de la primature, une fonction qui s’était perdue tout au long des années 80 et 90 avec la surpuissance détenue par le ministère des Finances puis par le ministère de l’Intérieur. Son équipe gouvernementale est d’inégale qualité? Qu’à cela ne tienne! Il s’est assuré, dans sa première comme dans sa seconde équipe, que les politiques stratégiques sont tenues par des hommes capables de les mener ou capables d’acquérir les qualités pour les mener: tourisme, habitat, intérieur, affaires islamiques, industrie, équipement, affaires étrangères et information. Le chef du gouvernement a sans doute pensé que l’effet d’entraînement jouerait, que les autres ministères auraient à coeur de rejoindre l’équipe. Erreur: installée depuis au moins trois décennies, la tradition du morcellement gouvernemental (qui fait de chaque administration une petite principauté allant jusqu’à “signer des accords” avec les autres!) est restée la plus forte.

On s’attendait à ce que les partis, dont la victoire avait été confisquée, fassent la guerre à ce gouvernement. A cause de leur relative passivité, ils ont d’ailleurs été accusés de préférer leurs fauteuils à leur politique, voire à la démocratie élective. En fait, la guerre est venue des courtisans ou de ceux qui se veulent tels: le rétablissement des prérogatives de la primature les privait du pouvoir d’intermédiation dont ils voulaient se prévaloir. En vérité, c’était plus une guérilla qu’une guerre: la vocation de courtisan est par nature individualiste et interdit l’organisation. Néanmoins, si ces guérillas n’ont pas eu d’effets stratégiques, elles ont créé le flou autour de la politique du gouvernement et du Palais. C’était l’époque, chacun s’en souvient, où l’on disait “il n’y a pas de visibilité”, laquelle malencontreusement se produit après les longues années, où le gouvernement précédent, tout entier occupé à la transition et à l’alternance, ne savait pas prendre d’initiative socioéconomique.

· Dégât collatéral

Lorsque l’opinion publique et les milieux d’affaires ont compris que les guérillas n’auraient pas beaucoup d’importance, alors chacun s’est remis à son travail, à commencer par les administrations. Sans mesurer qu’il y avait quand même un dégât collatéral invisible: les conseils des ministres, où doivent passer les projets de lois mais aussi les projets de décrets (moins importants que les lois pour la politique mais primordiaux pour l’application de cette politique), n’arrivent plus à se tenir à des rythmes raisonnables. Curieusement, jamais le gouvernement ne s’est attaché à pallier ce dégât. Il le paie aujourd’hui très cher en apparaissant comme une équipe incapable de mener à bien ses propres réformes. A contrario, tous les domaines de changement qui n’ont pas besoin de textes législatifs (tourisme, habitat, affaires islamiques, travaux publics) se poursuivent sur un bon rythme. Mais cela pèse peu face à l’angoisse du lendemain que ressent une opinion, en mal de coach.
Les attentats du 16 mai 2003, dans toute leur horreur, ont paradoxalement et puissamment aidé à la remise en branle du Maroc. Comme 25 ans auparavant, quand le pays avait découvert que sa cause saharienne n’allait pas bien se passer à cause de l’environnement international, le Maroc découvre le 17 mai 2003, qu’il n’est pas un royaume épargné des courants mortifères agitant la planète. Il a en son propre sein des versions locales, certes moins sophistiquées, mais tout aussi dangereuses. Pis encore: elles ont des ramifications en Europe, dans les espaces d’émigration. Là, c’est le Souverain qui prend la tête de la réforme et du réarment moral et religieux de la société. De toutes façons, c’est le genre de tâche qui dépasse les compétences d’un gouvernement. Il n’est pas déraisonnable de penser que sans le Roi et ce Roi-là, le pays se serait peut-être déchiré ou bien serait tombé dans un système de répression aveugle, ou bien les deux à la fois. Dans cette très délicate phase (qui n’est pas finie), l’équipe de Jettou accompagne bien, voire remarquablement bien pour l’Intérieur, les Affaires islamiques et la Justice, la stratégie royale.

· Budgets à faire frémir

En revanche, le côté financier est mauvais. Le mot juste serait désastreux. Etrangement, Oualalou qui avait surpris son monde par son extrême rigueur sous le mandat de Youssoufi, exécute coup sur coup et sans mot dire, deux budgets à faire frémir. La stratégie de Jettou est d’investir. Ce prudent chef d’entreprise qui bataille contre des pesanteurs tridécennales pour mettre fin aux scandaleuses hémorragies financières des Sodéa, Sogeta, CIH, BNDE... remet en route la CDG, le Crédit Agricole, reconstruit le système de retraite, entreprend une relance par la demande fort peu prudente...
La structure productive du Maroc est telle qu’un déficit budgétaire, certes relance un peu l’économie locale mais beaucoup les importations. Là n’est pas le plus grave: onze mois de réserves, c’est un matelas important, que le succès de la politique touristique, le maintien quasi miraculeux des liens avec la diaspora et aussi le trafic de drogue, viennent heureusement entretenir. Il n’empêche que le signal donné à la communauté financière nationale et internationale est mauvais: l’Etat marocain dépense l’argent qu’il n’a pas encore et qu’il n’aura pas si la conjoncture se retourne.
Et la conjoncture se retourne.

Le pétrole s’envole, pas pour un simple accès de fièvre, mais durablement sous la pression de la demande chinoise et indienne, même si cette envolée est un peu atténuée par la faiblesse actuelle du dollar. Malgré la durabilité évidente du phénomène, le gouvernement maintient les prix à la pompe: non seulement il perd sa principale recette budgétaire mais se retrouve en train de subventionner le parc automobile! Ni les automobilistes, ni les industriels ne lui en sont reconnaissants, qui continuent de comparer les prix -désavantageux- de l’électricité avec ceux des pays voisins. Pendant ce temps, les tranches d’augmentations de salaires dans la fonction publique arrivent les unes après les autres, qu’il faut bien honorer, à coups de milliards. Rabat rate sa première tranche d’allègement de la fonction publique en 2003 (mais semble être en passe de se rattraper cette année, grâce à la détermination de Bousaïd qui remplace Zerouali).
L’année agricole 2002-03 est très moyenne, l’année agricole 2003-04, elle, est mauvaise. Son impact est pernicieux: non seulement elle accroît la pauvreté, mais elle fait dégringoler le taux de croissance et suscite par là la méfiance à l’endroit des performances du Maroc.

Certes, le système financier national ne se plaindra pas du surendettement de l’Etat: c’est une masse de placements sûrs et sans grands frais, que l’industrie, le commerce ou l’agriculture n’offrent pas.

Mais il y a un gros problème à prêter à l’Etat: ce n’est pas lui qui fabrique la richesse. Et pourtant il va falloir fabriquer beaucoup de richesses, plus que jamais, si le Maroc ne veut pas se retrouver appauvri par la pression planétaire qu’exercent les très bas niveaux de salaires de 38% de la population mondiale que sont les Chinois et les Indiens.


Le silence des héros

Comme pour inaugurer le travail gouvernemental en 2002, de terribles inondations ravagent les zones industrielles autour de Casablanca, de Settat à Mohammédia, faisant 13 morts ou disparus; quelques jours plus tard, la raffinerie de la Samir brûle, tuant 3 personnes, qui se sont sacrifiées pour éviter un drame plus grave encore. Personne ne pensera à en faire ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire des héros!
Le gouvernement montre alors une faiblesse qui sera son talon d'Achille: il ne sait pas se rapprocher des gens. Au lieu de sortir et de remobiliser, il se plonge dans le travail pour trouver des solutions. Effectivement il les trouve et les met en oeuvre. Des pluies bien plus brutales se sont produites depuis, aucune n’a fait les victimes et les dégâts de l’automne 2002; Mais cela ne suffit pas.
En janvier, dans une enquête de L’Economiste, on découvre que la grande vedette des Marocains, c’est M. Personne. La disparition des stars, modèles et autres héros, pose le grave problème de l’animation de l’univers mental de la société. On s’inquiète, on discute et on oublie.
A l’ombre des bidonvilles, quelques petits groupes, eux, se fabriquent leurs propres héros. Un après-midi de mai 2003, ils les ceintureront d’explosifs....
La société civile crie sa révolte contre le terrorisme dans la rue. Le gouvernement, acculé par les événement, sort de son mutisme. Le ministère de la Communication et même les juges expliquent, rendent compte des enquêtes, des réseaux, de la contre-offensive de la reprise en main des mosquées et de la moudawana.
La bataille contre l’obscurantisme est aussi sur le champ médiatique. Le ministère joue l’apaisement même quand la presse dérive, et mise sur le soutien par un contrat-programme et écarte la confrontation.


Une si grande capacité d'oubli

En novembre 2002, lorsque Jettou présente son programme de gouvernement, après avoir peiné (dans un secret très critiqué) pour former ce gouvernement, l’impression est bonne. Il est d’ailleurs loué par les milieux d’affaires et même par les partis politiques. Le PJD, seul vrai parti d’opposition, se montre même peu sévère. Il avait l’estime de tous: c’était le ministre de l’Intérieur qui avait réussi les élections.
Si les conditions de formation du gouvernement avaient été opaques, par contre le programme avait fixé des priorités claires, il avait même promis de tenir l’opinion publique et les élus au courant du rythme de réalisation. Le Premier ministre promet de réduire les délais de réalisation sur le logement, l’eau potable, l’électrification... Mais aussi de grands chantiers en panne depuis cinq-six ans: autoroute, Tanger-Med.... sans oublier la mise à niveau des entreprises.
Même le souhait vertement exprimé, quelques semaines auparavant dans nos colonnes, par Mohamed M’jid, de moderniser l’Etat, est présent dans le programme du Premier ministre.
La CGEM, par la voix de son président Chami, estime que ce programme met le Maroc sur les rails de la mondialisation.
Sans surprise, les députés votent le 28 novembre 2002, l’investiture.
Mais il y avait un problème: tout ce programme serait fait à crédit. L’argent des privatisations avait été englouti dans des dépenses de fonctionnement par le gouvernement précédent, seule une petite partie avait été sauvée in extremis, et placée dans des fonds spéciaux.
Autour du gouvernement le climat social, bien que masqué par les élections, n’est pas bon: on compte officiellement que près de 200 usines viennent de fermer, dont une partie pour cause de grèves!
Par circulaire, le gouvernement assouplit les procédures de mise en chantier pour l’habitat social. Lentement d’abord, puis plus vite, une énorme machine se met en route pour produire des logements. Deux ans plus tard, on commence à se demander si l’on n’a pas vu un peu trop grand, ce qui est ennuyeux car des ressources ont peut-être été mobilisées sans grande utilité.
L’invasion de l’Irak, qui aurait pu provoquer une crise au Maroc, se passe sans problème et quelques mois plus tard, Rabat signera un accord de libre-échanges avec les Etats-Unis, le deuxième de la région arabe après la Jordanie.
Nouvelle urgence: mettre l’agriculture à niveau... on en parle, on en reparle et on oublie.
En 2005, on en revient à la politique de l’abandon de créances pour faire face à l’urgence de la dégradation sociale dans les campagnes.

Nadia SALAH
Source : L'Economiste

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