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Ces ponts et chaussées qui gouvernent le Maroc

Ministres, walis, gouverneurs, patrons d’office, conseillers royaux... Les ingénieurs des Ponts et Chaussées de Paris tiennent le haut du pavé dans les arcanes du pouvoir marocain. Voyage au cœur de la garde rapprochée de Mohammed VI.

Ils sont partout. Un simple regard sur l’entourage du monarque permet de constater l’omniprésence des grosses têtes matheuses. À titre d’exemple, ce sont des ex-Ponts et Chaussées comme Abdelaziz Meziane Belfkih, Mohamed Hassad et autres Mustapha Bakkoury qui mènent la politique des grands chantiers si chère au monarque.

Médiatisés, ils ne sont que la partie visible de l’iceberg. Ainsi, selon Pierre Vermeren, auteur d’un ouvrage sur la formation des élites, trois-quarts des 300 ingénieurs Ponts et Chaussées que compte le Maroc ont intégré la fonction publique à un haut niveau. Ils détiennent même le record absolu des postes à responsabilité depuis l’avènement de Mohammed VI. Lobbyistes hors pair, corporatistes déclarés, ils font preuve d’une solidarité à toute épreuve et l’efficacité de leur réseau n’est plus à démontrer.

Lobbyistes et solidaires
Y a-t-il une raison à cette hégémonie ? Le savoir-faire, selon cet ex-ministre, membre de la corporation : “Ils ont des réponses aux nouvelles préoccupations du roi. Les Ponts et Chaussées maîtrisent une technicité unique dans l’ingénierie et la gestion des systèmes complexes, avec un champ d’application vaste.” Autrement dit, Mohammed VI, ayant une approche différente de la chose publique, ferait appel aux ingénieurs pontistes pour mener à bien les réformes. Ainsi, pour cette personnalité proche du sérail, “la complexité des réformes et des tâches à entreprendre a tout naturellement débouché sur la recherche de profils pointus maîtrisant des dossiers très techniques.” À ce propos, ce dernier cite notamment le cas du port de Tanger-Med. C’est Saïd Elhadi, un pontiste, qui gère l’agence Tanger Méditerranée, sous le regard avisé de son ministre de tutelle, Karim Ghellab, en charge de l’Equipement et du Transport et lui-même pontiste. “C’est Meziane Belfkih, un pontiste qui, grâce à son poids au sein du cabinet royal, est derrière la nomination de plusieurs ministres et gouverneurs”, rappelle pour sa part un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Pourtant, Meziane Belfkih a toujours démenti ce rôle de “directeur des ressources humaines de l’entreprise Maroc”. Quant à l’Amicale des ingénieurs Ponts et Chaussées du Maroc, il est de notoriété publique qu’elle se charge d’informer sur les postes à pourvoir dans le secteur public les pontistes ayant choisi d’officier dans le privé. “Un système de parrainage efficace permet à cette association d’avoir toujours sous la main des profils prêts à l’emploi en cas de remaniement ministériel ou de nomination imminente”, confie à ce propos un ingénieur pontiste ayant claqué la porte de l’association. Du côté de l’Amicale, silence radio; on ne veut pas s’étaler sur le lobbying qu’on lui prête.

Histoire d’une montée en puissance
Si aujourd’hui les ingénieurs Ponts et Chaussées occupent des postes stratégiques à portée politique, ce ne fut cependant pas toujours le cas. Hassan II avait de son temps clairement balisé leurs tâches en les cantonnant aux travaux techniques: construire, équiper, aménager. Sur les conseils du vizir Driss Basri, le roi défunt privilégiait pour les postes stratégiques des fils de notables et des fidèles cooptés par les chefs de parti. Les pontistes, quant à eux, avaient pour consigne de construire des routes et des barrages, laissant la Cour et la politique à des profils universitaires, quand ce n’était pas carrément à de simples produits du Makhzen sans qualification aucune. Même Meziane Belfkih et Mohamed Kabbaj, les deux principaux piliers du lobby des Ponts et Chaussées, ont été obligés de se cantonner à la construction de barrages et de routes à l’époque où ils étaient ministres de l’Equipement. Chakib Benmoussa, Mohamed Hassad et autres Karim Ghellab ont suivi la même trajectoire en assumant des responsabilités au sein de ce ministère purement technique. Cependant, les portes des secteurs-clés du Pouvoir se sont ouvertes aux pontistes après le limogeage de Basri en 1999 et l’entrée de Mohamed Kabbaj et Meziane Belfkih dans le premier cercle royal. Résultat : quatre ministres du gouvernement Jettou sont lauréats des Ponts et Chaussées. La majorité des offices publics, des centres régionaux d’investissement et des agences de développement économique et social sont pilotés aujourd’hui par des pontistes. Dans la corporation des walis et des gouverneurs, ils sont une bonne dizaine à gérer le quotidien des provinces. Dans le sérail, le nom de Belfkih, souvent cité, ne doit pas cacher de jeunes profils à l’instar de Abdelhak Bensaïd et Jilali Chafik, qui s’affairent également dans l’ambiance feutrée du cabinet royal. Les pontistes ont même désormais leurs entrées dans le holding royal Siger où, dernier cas en date, on vient de recruter un des leurs en la personne de Badr Bennis.

Aujourd’hui, la présence des ingénieurs de l’école parisienne dans tous les secteurs-clés du Pouvoir provoque l’inimitié des autres corps de métier et fait grincer des dents les chefs de parti. À titre d’exemple, les trois ministres Ponts et Chaussées imposés à l’Istiqlal et au RNI ont failli conduire à l’implosion de ces deux partis. “ On nous a servi la sempiternelle volonté royale afin de nous faire accepter le fait accompli. A savoir, coopter sans conditions des ministrables qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam”, s’indigne un cadre du RNI en faisant référence à Mohamed Boussaïd, ex-président de l’Amicale des ingénieurs Ponts et Chaussées, parachuté secrétaire d’Etat à la Modernisation des secteurs publics sous les couleurs du RNI.

L’Etat régulateur
Le son de cloche est identique au ministère de l’Intérieur où l’arrivée des technowalis n’a pas été sans entraîner les critiques. L’Etat se voulant désormais davantage régulateur qu’opérateur, le transfert aux gouverneurs d’un grand nombre de responsabilités de l’Intérieur a entraîné et favorisé l’arrivée des pontistes à la tête de l’administration territoriale locale. Après plusieurs années d’exercice, on s’interroge désormais sur le bilan des Hassad, Halab et Mounir Chraïbi à ces postes hautement politiques. Premier constat : sous l’impulsion de ces technocrates purs et durs, le visage de villes comme Marrakech ou Tanger a complètement changé. Métropoles en devenir, ces deux cités ont pris l’aspect d’énormes chantiers en construction. A la tête de la wilaya de Tanger-Tétouan, Mohamed Hassad a repris le management expérimenté avec succès lors de son passage à la tête de Marrakech. Son volontarisme a secoué la torpeur de la ville du détroit et contribue sans aucun doute à la réussite des grands chantiers d’équipement : à savoir Tanger-Med et le projet El Ghandouri. Or, en dépit de la réussite d’un Hassad, l’expérience des walis pontistes n’a pas débouché jusqu’à présent sur un véritable saut qualificatif dans la gestion de l’administration territoriale. “La véritable question n’est pas ‘plus ou moins d’Etat’, mais ‘mieux d’Etat’. Or, nos ingénieurs walis ont souvent remplacé les blocages bureaucratiques d’antan par des pratiques technocratiques” explique ce cadre au ministère de l’Intérieur. Résultat : il arrive que les pontistes multiplient les “trcacés de route”, les espaces verts, etc. Ce qui, en plus de coûter cher, ne plaît pas forcément à tout le monde. Même son de cloche du côté des collectivités locales. On apprécie le conseil avisé des gouverneurs Ponts et Chaussées dans les domaines classiques de l’équipement et de l’aménagement, mais en parallèle, on déplore leur “méconnaissance” des questions sociales et des domaines nouveaux à l’instar de l’environnement. Ceci, à un moment où l’expertise en matière de gestion des “quartiers chauds”, pépinières de kamikazes, devient essentielle dans l’activité des gouverneurs. En haut lieu, à contrario, on apprécie toujours autant les têtes bien faites, qui restent idéalement placées pour occuper des postes-clés dans le giron du pouvoir.

Abdellatif El Azizi
Source: TelQuel

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