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Paris-Casa, ligne directe

En France, des téléopérateurs craignent de perdre leur emploi. Au Maroc, les jeunes diplômés sont embauchés dans les centres d'appels. Vision croisée d'une délocalisation.

Seizième étage de la tour Atlas, couleur rouille seventies, la vue ouvre sur le port de Casablanca, ses cargos, ses paquebots. Les locaux sentent encore le neuf : ordinateurs dernier modèle, séparations vitrées, rien ne diffère d'un immeuble classique de la Défense. Sur l'immense plateau «open space», alignés par rangée de huit en face à face, des téléopérateurs marocains répondent à des clients français. A la porte des bureaux, une jeune salariée fume une cigarette entre deux appels. «J'adore mon travail, j'adore le casque», dit-elle joyeusement. Elle est payée 4 000 dirhams par mois (400 euros) pour quarante-quatre heures de travail par semaine. Toute nouvelle recrue, elle explique avec fierté l'expansion de son employeur. «Les deux étages du dessous sont encore en travaux, mais nous allons bientôt nous y installer. La société vient d'arriver au Maroc, nous allons monter avec eux.» Au-dessus de sa tête s'étale le logo de son employeur : Business support services, plus connu sous le nom de B2S. Ce géant français des centres d'appels ­ 2 500 employés, 11 sites en France, Ñ est devenu propriétaire au Maroc en début d'année. Dès septembre, une centaine de téléopérateurs étaient opérationnels ; en décembre, ils devraient être trois cents...

Sur le bord de la RN 20, aux portes de Paris, l'ambiance est au plan social. Un immeuble moderne, des plateaux de 250 m2 où des téléopérateurs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures, assurent le service renseignements des clients SFR. Nous sommes chez Timing, filiale de... B2S, l'heureux propriétaire du Maroc. Effet de la sous-traitance, Timing travaille pour un client : Cegetel et son annuaire SFR. «En juin, juste avant les vacances, raconte Christelle Glémet, déléguée syndicale CGT, la direction nous a annoncé, d'un seul coup, un plan social, un déménagement et la dénonciation de tous nos acquis sociaux.» L'activité de nuit et des dimanches de l'annuaire, celle qui coûte le plus cher en majoration salariale, doit être transférée. Où ? Les employés de Timing n'ont aucun doute : au Maroc. Pour eux, la manoeuvre est connue : Cegetel, le client, fait pression sur le sous-traitant, B2S, pour faire baisser les prix. Et B2S s'installe au Maroc pour récupérer ce client qu'il perdrait en France. Coût de la facture : 210 emplois supprimés chez Timing sur 340 (1). «Nos emplois partent au Maroc, nos revenus, les allocs...» Fin août, les salariés organisent une manifestation devant le siège de Vivendi Universal, propriétaire de Cegetel, histoire d'impliquer aussi le donneur d'ordre. «Cegetel et B2S n'ont pas du tout aimé, dit Christelle Glémet. Ils ne s'attendaient pas à ce que les médias en parlent (2).» Le conflit Timing devient un des emblèmes de la délocalisation. Le débat en France ne fait que commencer, avec intervention de Sarkozy. Puis rebondit au Maroc...

Business sous le soleil

En cette fin septembre, les hommes d'affaires marocains ont le sourire. A l'hôtel Hyatt de Casablanca, entre parasols blancs et parterres de serveurs, se tient le premier Salon international des centres d'appels au Maroc (Siccam). Le secteur est en pleine expansion : une soixantaine de centres sont sortis de terre en cinq ans, 8 000 Marocains y travaillent. Les grandes fortunes du royaume investissent. Les clients sont essentiellement des grandes entreprises étrangères : Cegetel, Bouygues, Dell, la vente par correspondance, des banques françaises... D'ici à 2007, le gouvernement marocain espère doubler le business. Mais ici, personne ne comprend pourquoi le débat sur les délocalisations agite tant la France. «Ces emplois, ce sont des miettes pour les Français, juge Ali, intermédiaire sur le marché des centres d'appels. Bonne corpulence, jeune Français de parents marocains, il fait des affaires entre les deux pays. «Nous consommons beaucoup de produits français au Maroc, dit-il. Ces délocalisations sont un juste retour des choses. Pour les pays en voie de développement, les nouvelles technologies sont le seul moyen de rattraper le niveau occidental.»

A Casablanca, on ne parle pas de «délocalisation» mais de «relocalisation». «Quand une entreprise française s'installe au Maroc, elle ne détruit pas des emplois, elle gagne en compétitivité», explique André Azoulay, conseiller du roi Mohammed VI en matière économique. «Vous avez le TGV ou Airbus, estime Hassan, jeune financier marocain qui a investi dans le secteur. Nous, nous n'avons pas les ingénieurs. Chaque pays se positionne là où il peut créer de la valeur. Nous sommes un pays de middle management. La production, c'est pour nous. A vous, la recherche, le marketing, la commercialisation...» «Et puis, conclut Ali, les Français disent qu'ils en ont assez de l'immigration clandestine, mais quand on crée de l'emploi au Maroc, c'est autant de jeunes qui ne traversent plus la Méditerranée.»

Blackout à Paris

Tout à leur volonté de conserver leur travail, les salariés de Timing ne raisonnent pas en ces termes géopolitiques. Eux n'ont pas d'info. C'est par la presse qu'ils ont appris la naissance de B2S Maroc. Ils ont bien essayé de savoir où partaient leurs emplois mais blackout total. «Nous nous faisons balader, explique Nefertare Galiba, élue CFDT chez Timing. Quand nous avons posé la question sur le Maroc en comité d'entreprise, la direction ne nous a pas répondu. Le discours est toujours la même : "Nous ne pouvons interférer dans les choix de notre client."» Et le client, Cegetel, rétorque : c'est l'affaire de notre sous-traitant, nous ne pouvons pas nous immiscer dans la gestion de B2S. Alors Maroc ou pas ? Délires de syndicats ? La direction de B2S fait savoir que le dossier Timing n'est pas une délocalisation, mais une restructuration ordinaire d'entreprise en difficulté. Il n'y a pas un seul emploi délocalisé par B2S dans cette affaire, affirme-t-elle. Mais ce démenti est loin de rassurer les salariés. Ils n'y croient pas. «Depuis des années, on nous fait le chantage à la délocalisation», explique Christelle Glémet, déléguée CGT. Timing est connue pour ses mobilisations de salariés, rares dans un secteur peu syndiqué. «A chaque grève que nous avons organisée, soit pour la majoration des heures de nuit (de 33 % à 50 %), soit pour une rallonge des temps de pause (de cinq à dix minutes par heure), nous avons perdu une partie de notre activité», dit-elle. Sous-traitée ailleurs. En province d'abord, moins chère que la région parisienne (lire ci-contre), puis au Maroc. Aujourd'hui, une partie des appels de l'annuaire SFR sont déjà traités de l'autre côté de la Méditerranée. «Et ça continue, nous en avons la preuve, nous avons fait des tests avec les informaticiens, dit Linda, salariée non syndiquée. Il ne faut pas nous prendre pour des cons. Pourquoi ça s'arrêterait ?» ...

Au Salon de Casablanca, ce sous-traitant marocain rigole. «Vous avez beaucoup de prud'hommes en France, non ?», Pour appâter le client français, les centres d'appels locaux vantent leur climat social privilégié : pas de syndicats, pas de conflits, une grande flexibilité, pas de majoration la nuit ou les dimanches. Des petits salaires. Quand un téléopérateur français travaille 35 heures par semaine pour 1 200 euros par mois, son homologue marocain en fait 44 pour 300 à 400 euros par mois. «Plus personne ne veut être téléopérateur en France, estime ce chef d'entreprise marocain, c'est un métier jugé trop dur et dévalorisé, alors qu'ici, nous avons des gens bien formés, compétents et motivés.» Tous les emplois créés dans les centres d'appels profitent aux bac + 2, bac + 4, particulièrement aux filles (lire page III). Une aubaine pour un pays qui compte 25 % de jeunes diplômés au chômage. Et les salaires sont présentés comme de petits pactoles dans un pays où le smic s'élève à 170 euros. Mais dans ce centre d'appels situé sur un des grands boulevards embouteillés de Casablanca, les téléopératrices ne partagent pas cet optimisme. Assises en grappes dans l'escalier, elles picorent, à l'heure de la pause, un sandwich. «Ce sont de bons emplois, reconnaissent-elles, mais le métier est vite monotone.» L'une d'elles, diplômée d'une école de commerce, avoue, loin de son employeur, se sentir flouée. Au bout d'une semaine, elle a tout appris d'un métier où elle s'ennuie déjà. «Et les salaires ne sont pas si élevés. La vie est chère à Casablanca. Une fois le logement et le transport payés, il nous reste à peine de quoi acheter une jupe. Je suis là en attendant mieux.» Son directeur le reconnaît : «Nous avons un turn-over très important, d'environ 50 % (contre plus de 30 % en France). A la moindre occasion, les gens démissionnent.»

«Néocolonialisme»

A Casablanca, les offres d'emplois sont plus nombreuses que les candidats, à Paris, les téléopérateurs de Timing estiment que leur métier va disparaître. Directement croqué par les délocalisations. «Au mieux, l'activité part en province, dit Nefertare Galiba, de la CFDT. Au pire, à l'étranger. Aujourd'hui, il n'y a plus de freins technologiques, les tuyaux vont jusque là-bas.» En ce moment, les salariés de Timing négocient un plan social avec leur direction. «Pour l'instant, ils nous proposent 2 000 euros de formation par personne, explique Nefertare Galiba. Ça couvre à peine les frais d'un bilan de compétences alors que nous aurions besoin de formations diplômantes pour nous réorienter.» Et les emplois créés au Maroc ? C'est du «néocolonialisme économique», disent-ils. «Nous ne sommes pas opposés à ce que les Marocains aient du travail, dit David Chinaud, de la CGT-Cegetel, mais ce serait mieux qu'ils travaillent pour la population locale et non pour de grands groupes étrangers. Ces investissements ne favorisent pas le développement d'un pays ou l'accès des Marocains aux nouvelles technologies. C'est une rentabilité financière immédiate.» Syndicaliste Sud chez B2S-Ceritex (une autre branche du groupe), Sandra Demarcq ne veut pas tomber dans le «piège». «Il faut se calmer, les délocalisations touchent entre 2 % et 5 % de l'activité. Tout ne peut pas partir. Nous ne sommes pas contre les délocalisations, mais il faut un alignement des salaires et des conditions de travail. Notre but est de créer des liens avec les salariés marocains. Eviter la division Nord-Sud des salariés.» En organisant une grève des deux côtés de la Méditerranée ? Pour l'instant, les contacts sont encore minces. Les syndicats français n'ont pas un nom, pas un numéro de téléphone là-bas. Dans les centres d'appels marocains, il n'y a pas de syndicats.

(1) En temps plein, cela donne 112 postes sur 280.

(2) Libération du 24 août

Source: Libération

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