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La reproduction de la misère, par Omar Samaoli

J’aimerais introduire ce texte par un avertissement indispensable qui situe autant ce contenu que les attentes de cette écriture. Cette question de la précarité et de la pauvreté, nous lui avons consacré entre autre et il y a déjà quelques années, une rencontre en France sur le thème : Vieillesse et précarité. C’est dans le prolongement de cette réflexion que nous avons continué à porter notre regard sur une question difficile, complexe et aux contours mal définis ; mais néanmoins une réalité comme tant d’autres, qui concerne les citoyens français comme les immigrés.

Ecrire ou décrire ces réalités n’a pas vocation à plaire ou à déplaire. Il vise seulement à situer des parcours de vie autres, moins visibles et peu entendus, dans leurs expressions.
Il ne sert donc à rien, ni de s’en offusquer, ni de continuer à les nier. Il faudrait juste en tirer les leçons humblement et surtout supporter leurs reflets également dans le miroir de l’immigration.

De tous les temps, de toutes les époques, la pauvreté et la misère ont toujours été des compagnons intimes de l’homme. Des compagnons redoutables et détestables. N’est-ce pas une déroute et un non sens également d’avoir à traiter de pauvreté et de pauvres, dans une société industrialisée que des individus ont rejoint justement pour échapper à leur pauvreté dans leur propre pays ? N’est-ce pas un paradoxe également d’avoir à se pencher sur la pauvreté de l’immigration et dans l’immigration même, comme si ces individus par une sorte de malédiction socio-économique n’avaient jamais pu se délester de la précarité, les pourchassant jusque dans leur immigration ? Bref, les sociétés d’abondance ont aussi leur pauvreté et leurs propres pauvres ; des pauvres parmi lesquels vont se retrouver certains immigrés également et ce jusque dans la vieillesse. Ainsi vieillir dans l’immigration pour certains, c’est désormais partager solidairement les affres de cette pauvreté, de la précarité ou même de la misère de ceux qui ne sont pas des immigrés, c’est-à-dire tous ceux qui se trouvent dans les mêmes conditions de fragilité et de disqualification sociales.
De tous les temps la France cristallisait sur elle autant le “mythe” de la richesse que l’espoir d’enrichissement, sans mesure aucune du prix à payer pour cela, ni même l’évocation d’une éventuelle non-réussite.

Certes la misère, quelle qu’elle soit et pour qui que ce soit est une insulte à sa dignité et l’on serait injustes envers ce travail de croire qu’il introduit une quelconque hiérarchisation entre tous ces gens qui sont frappés par cette forme extrême de la disqualification sociale. Ce n’est que pour le besoin de comprendre la situation singulière en France de ces étrangers, de ces autres vieux que nous y consentons. Telle lecture éclairante sur ce drame humain de gens dont la place ne sera plus appréciée que dans la détestation ou la dépréciation, ici comme ailleurs. C’est-à-dire en France comme dans le pays d’origine.

Un triptyque social sévère : être immigré, vieux et pauvre. Une situation inadmissible au regard de tout ce que nous savons de ce qui faisait la légitimité même de l’immigré en France. Sans même remonter jusqu’au travail qui est la légitimité première de toute cette émigration, il suffit de soupeser cette présence à travers d’autres registres sociaux de référencement, aussi parlant que l’examen de la seule thématique de cette pauvreté : Qu’est-ce qu’un immigré chômeur et au chômage de longue durée et le plus souvent sans aucune perspective de retour à l’emploi ? Qu’est-ce qu’un immigré qui vit du seul produit de la solidarité : le revenu minimum d’insertion « le RMI » installé dans le non travail, inscrit comme tant d’autres et parfois plus que d’autres dans cette condition des gens qui ne travaillent pas ; qui ne travaillent plus ; ne retravailleront plus jamais. Des carrières entières, des vies entières dans l’immigration pour certains, n’ont été en tout qu’une succession d’étapes dans les dispositifs des gens en difficultés.

Toute cette diversité statutaire mérite qu’on s’y attarde pour mesurer ce que les gens pouvaient aussi devenir et surtout, comment ces derniers se vivent dans toutes ces conditions, dans tous ces « accidents sociaux » de la vie aux effets souvent dramatiques.
Bref, aujourd’hui, l’immigration a aussi ses anciens qui relèvent des mêmes lieux et des mêmes mécanismes publics ou caritatifs de la prise en charge de la pauvreté et de l’exclusion en France.

Qui sont ces gens ? Comment se passe aujourd’hui leur entrée dans cet univers de la pauvreté en France ? Par quels mécanismes sociaux, professionnels, affectifs, familiaux et psychologiques, ces individus dont le destin social devait être autre, se sont-ils retrouvés relevant des circuits habituels du traitement de la pauvreté et de la marginalité ou de l’accompagnement social destiné aux pauvres ?
Le parcours de certains immigrés âgés n’est autre chose aujourd’hui qu’une reproduction fatale, voire le prolongement des conditions initiales de pauvreté qui ont été à l’origine même de l’émigration et qu’ils pensaient pouvoir éradiquer en émigrant en France.

Telle est la situation, aujourd’hui, de ces personnes que nous voulons inscrire dans cette lecture. D’anciens chômeurs de longue durée, des invalides avec de petites pensions ou sans pension du tout, des personnes handicapées et sans ressources, des vieillards esseulés sans argent, sans famille et même lorsqu’ils en ont une, le poids de la honte et le mépris de l’échec ont conduit à la rupture de liens supposés infaillibles.

Autre visage de cette immigration, autre vérité sévère traitée avec condescendance et un zeste de cynisme aussi. On aurait aimé disent les gens et le propos est juste, que les friandises et le paquet de tabac annuel que certains nous apportent, deviennent une toute autre présence et un tout autre intérêt.

Nous pouvons mettre également sur ce même registre, les nombreuses et multiples promesses faites aux gens pour les aider à faire valoir des années de labeur dont certains vieux ne percevront pas les compensations financières, leur dû simplement. Tout ceci hypothéqué parfois et suspendu à la production d’éléments administratifs d’état civil. Le dévouement de certains travailleurs sociaux est souvent mal récompensé par l’inertie et l’absence de toute motivation de certains salariés consulaires dont on est en droit de se demander la raison ou l’utilité de leur présence même en France.

La négligence de certains et leur inconscience pendant les années de jeunesse où la force de l’âge faisait peu de place d’intérêt à la prévoyance et les cotisations ; l’hypocrisie, l’escroquerie et la mauvaise foi qui se sont érigées en règles par certains employeurs ; bref, par cela même, certains vieux immigrés, ne peuvent faire valoir aucun droit ni aspirer à une vieillesse digne, paisible ou sereine.
D’aucuns bénéficient certes, de compléments sociaux à travers les mécanismes de l’aide aux personnes âgées ; cependant, certains - et ils sont de plus en plus nombreux comme nos concitoyens non immigrés - survivent en attendant la mort dans les hébergements d’urgence des associations caritatives, dans les centres d’accueil pour les populations sans abri et sans domicile fixe.

Tous ces vieux immigrés, hommes comme femmes, partagent solidairement la singularité d’être d’abord des étrangers en France, trop malades, trop handicapés, trop vieux même pour certains et trop pauvres pour pouvoir retrouver une issue “honorable” à leur situation. Bref, la précarité, la pauvreté et la misère, voire la marginalité et la clochardisation de certains sont devenues une réalité courante, manifeste et appellent le plus souvent des répliques d’urgence. Une réalité qui était déjà manifeste il y a des années de cela, dans l’impossibilité de retour à l’emploi pour des raisons de santé ou autre. Dans de nombreux cas, l’emploi leur a été souvent fermé, par manque de qualification mais aussi parce que les emplois aménagés pour les travailleurs handicapés sont toujours très insuffisants et que les chances de réemploi d’un étranger (au mépris de la loi, certes) sont limitées et enfin, parce que certains sont entrés dans un cycle infernal de complications de santé, d’invalidité désormais irréversibles.

Cette précarité est manifeste dans l’habitat de certains encore, lorsqu’il faut relater les nombreuses expulsions dont ils sont victimes, uniquement à des fins immobilières spéculatives, témoins d’une rapacité qui gangrène les villes sans aucun espoir de relogement. De nombreux témoignages nous sont fournis quotidiennement sur les refus de logement ou de relogement, essuyés par des vieux désireux d’habiter décemment, là où ils ont vécu, là où ils aussi leurs habitudes sociales.

Sans parler du parc locatif privé où les gens n’ont aucune chance de logement ou de relogement ; les offices d’habitat social dans certaines agglomérations de grandes villes, battent des records d’attente et de vaines promesses de relogement. Certaines demandes d’immigrés n’ont pas de réponses sur des délais de dix ans et même plus. Une routine administrative, seul contact et seul interlocuteur de ces damnés du logement, leur inflige annuellement de faux espoirs par le renouvellement obligatoire de leur demande de logement ou de relogement.

L’exclusion est manifeste encore dans l’estime perdue chez certains, au regard d’eux-mêmes et au regard des autres. Certaines de nos entreprises, pour restituer à l’immigration sa mémoire, se sont souvent heurtées à des refus sans appel de la part de nos interlocuteurs, tiraillés entre le témoignage sur des vies chaotiques ou le silence qui en dit long sur leur déchéance sociale.
On en vient à les voir exclus du bénéfice même des solidarités élémentaires éprouvées jusqu’alors dans les réseaux “communautaires”. « En bref, ont peu de chance de s’en sortir ceux que la vie ou les séparations ont privé du signe social d’intégration”.

Le regard de l’immigration et des immigrés eux-mêmes sur ce genre de situations, socialement et psychologiquement désastreuses, signe flagrant de la non réussite dans l’immigration et de l’immigration, est incroyablement sévère, comme si les immigrés conjuraient mieux leur angoisse, leur peur de ne pas réussir, en éloignant d’eux irrémédiablement ces images détestables de l’échec vécu par certains de leurs aînés. Seule la mort vient délivrer tout le monde et mettre un terme à ces situations, à ce cycle infernal de désamour, de marginalisation et d’exclusion.

Elle met aussi une fin à l’affront - ou du moins ce qui est vécu comme tel, que prétendent subir ceux qui excluent l’un des leurs. Elle met également terme à cette déchéance sociale, lourde à porter par ceux qui en sont les victimes.

Je pourrais difficilement en toute humanité ou neutralité d’observateur, m’accommoder de la brutalité de certaines situations rencontrées, comme celle de ces “leaders” communautaires zélés qui ont banni un des leurs, un vieillard de surcroît, le reléguant dans une caravane de fortune (renvoi presque à l’identique à un baraquement de chantier d’une autre époque) à la sortie de leur ville d’adoption. Venus à une rencontre que j’animais dans cette ville et invités à expliquer sur leur conduite, ils me confiaient un peu gênés tout de même, mais obstinés dans leur résolution et leur bien faire, que leurs craintes portaient sur l’influence négative que ce vieillard, clochardisé et n’étant plus respectueux des interdits sociaux et culturels, pouvait avoir sur leur famille et leurs enfants, sans compter la mauvaise image qu’il donnait d’eux dans leur environnement social. Les mêmes individus continuaient néanmoins à se rencontrer entre eux et à se réunir autour repas collectifs, au nom de cette même solidarité dont ils ont exclu l’un des leurs.

Il n’y a pas si longtemps, un des nôtres, âgé aussi, désargenté, sans logement, depuis plus 20 ans corvéable à volonté dans tous les marchés malgré son âge, connu de tous mais aidé par quelques uns seulement, n’a pu être rapatrié dans sa ville d’origine au Maroc, qu’au prix de sévères admonestations et rappels à l’ordre socio-culturel. Nul doute que la honte et la crainte de « mal finir » rendait les gens un peu plus attentifs à la quête organisée dans ce sens.
On idéalise souvent les solidarités élémentaires sans prendre le temps de s’assurer, que celles-ci aussi sont soumises à des codes et à des règles, rarement décelables de prime abord.

Dès 1985, nous avons commencé à nous intéresser à la situation de ces vieux immigrés marginaux ou marginalisés, de l’agglomération parisienne. C’est tout naturellement que nous avons visité les établissements d’hébergement pour les gens en difficultés. Dans l’un des sites que nous avons visité, l’observation de terrain que nous devions réaliser, ne nécessitait que quelques mois de présence et de fréquentation de cet établissement. Il en est devenu tout autrement pour nous, en inscrivant cette fréquentation dans une plus longue échéance, toujours en quête de réponses ou de compréhension de ce désastre et ce désordre dans l’immigration. C’est dire que les réalités à observer étaient beaucoup plus nombreuses que nous le pensions et qu’il nous a semblé presque indécent de les traiter par une seule et rapide observation, fut-elle des plus loyales. C’est en ce sens que nous avons continué à fréquenter ce site par exemple plusieurs années durant, avec assiduité et surtout avec cette même interrogation, comment les gens sont arrivés là où ils sont ? Par quelle faille sociale ou affective leur parcours d’immigrés s’est-il détourné des chemins classiques qui devaient être ceux d’un immigré ordinaire ?

Ce qui nous a toujours frappé dans cet univers, c’est la remarquable fixation des individus sans plus d’espoir d’une éventuelle insertion dans une vie ordinaire hors des murs de ces établissements. Les personnes y rentrent par manque de ressources, de logement ou les deux à la fois, par des ruptures et autant de fractures sociales et affectives. Ils pouvaient même y finir leurs jours.

Terme d’un voyage, sans rite ni rituels connus, mais avec une chaleureuse observation et application des codes et us des gens sans famille. Il y a une humanité chez ces individus de la marge que la souffrance et l’aspect repoussoir qu’ils donnent d’eux renvoient en seconde zone pour ne se déployer qu’aux occasions qu’ils jugent eux-mêmes dignes de cela et la mort de l’un d’entre eux en est une.

Omar Samaoli
Gérontologue

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