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Comment réhabiliter la darija ?

Voilà une table ronde qui se distingue par son originalité. Au menu, la darija comme langue de création. Et ce n’est pas tout. Les interventions et les débats se sont déroulés en darija. Réda Zine, thésard en communication, s’était chargée de la traduction en français des propos des intervenants. Dans une salle archicomble et un public majoritairement jeune, la rencontre s’est tenue le 31 mai à l’Institut français de Casablanca (IFC). Un exemple d’ouverture, à méditer, de la part de l’IFC. Cette table ronde fait partie des activités parallèles organisées par L’Boulvard. Le festival entame sa 8e édition, du 1er au 4 juin, à la ville blanche.

Autour de la table, que du beau monde. C’est le réalisateur du fameux documentaire «le blues des shikhates», Ali Essafi, qui en était le modérateur. En guise d’introduction, Essafi souligne l’importance de la darija en tant qu’élément identitaire incontournable. Son approche vise d’ailleurs à ressusciter la puissance littéraire de cette langue. «Car contrairement aux préjugés, il s’agit bien d’une véritable langue. Elle se nomme Al Maghribia», selon Dominique Caubet. La conférencière, qui parle couramment darija, est professeur de maghrébin à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO).

«Mettez un Marocain, un Algérien et un Tunisien ensemble. Au bout de 10 minutes, vous constaterez la différence». Plus encore, la darija est noyautée par des idées préconçues. Elle est perçue comme une langue «d’analphabètes», pis, de «sous-développés», est-il indiqué. «C’est faux. La preuve la e-darija utilisée dans les SMS et le chat. Elle révèle ainsi sa faculté à s’adapter à l’évolution technologique. Et donc à favoriser l’accès à l’information», rétorque Dominique Caubet. Celle-ci enfonce le clou en affirmant que «la darija, comme les autres langues, a deux niveaux: familier et soutenu». En effet, l’exemple du Malhoun et des «Kouafis» (proverbes) sont particulièrement éloquents. Des groupes comme Nass El Ghiwane, Jil Jilala reflètent aussi la créativité culturelle de la darija.

Finalement, Dominique Caubet insiste sur le fait qu’une langue reste une langue même si elle ne s’écrit pas. «Est-ce qu’il ne serait pas judicieux d’utiliser Al Maghribia comme un outil d’introduction à l’apprentissage pour les enfants», a conclu la conférencière.
Pour sa part, l’écrivain Youssouf Amine Elalamy insiste sur ce rapport intime qui le lie à sa langue maternelle, la darija. «A six ans, j’ai intégré la mission. Je ne parlais pas français. Il fallait donc comprendre mon institutrice sans sous-titrage», lance-t-il avec un ton humoristique.

A noter qu’il vient de publier, à la maison d’édition Khbar Bladna, un livre en darija. Il s’intitule «Tkarkib Nab» (bavardage, voire affabulation). L’auteur en a lu quelques passages qui n’ont pas manqué d’enthousiasmer le public.
Mais ce n’est pas sa seule expérience. Il a aussi réécrit en darija, sous forme de chanson, son roman «Paris, mon bled». Une aventure que l’écrivain a partagé avec le musicien made in Morocco, Barry. «Ce qui m’attire dans la darija c’est cette créativité vivante et actuelle retranscrite notamment par le rap marocain», a souligné Elalamy. Il fait remarquer aussi que «la darija est le point commun entre les Marocains qui écrivent en français, en arabe ou en anglais». De ce point de vue, «Al Maghribia» joue le rôle d’un relais socioculturel. Elle assure notamment une connexion entre les intellectuels marocains. «Je suis convaincu que la darija doit être promue comme langue de création», a affirmé l’auteur. Une conviction qui lui a attiré les foudres de ses interlocuteurs durant une précédente rencontre. «Des bien-pensants considèrent que la darija ouvrirait la voie à l’obscurantisme!» a-t-il précisé.

· Réapproprions-nous la darija

Pourquoi une telle obstination à rabaisser notre langue maternelle? «C’est parce qu’elle pose une question dérangeante: qui sommes-nous?» a déclaré le vocaliste et parolier de Hoba Hoba Spirit, Réda Allali. Et il y a urgence d’y répondre, a-t-il ajouté. Pour lui, la télévision notamment confirme cette rupture avec la darija. «On nous martèle à longueur de journée par des infos que la plupart ne comprennent pas», précise le musicien. Est-ce que c’est une manière d’aliéner culturellement une nation? A ce titre, Réda Allali raconte une anecdote particulièrement acide: «au stade, à chaque fois que je demande à un supporter de m’expliquer certains passages de l’hymne national, il n’y arrive pas. C’est terrible». Il ne manque pas aussi de souligner que les publicitaires se réapproprient la darija. Les spots apparus dernièrement confirment cette tendance. «Va-t-on abandonner notre langue aux commerçants?» lance-t-il.

Sur la même longueur d’onde que Allali, l’auteur-compositeur Barry appelle aussi à ressusciter la darija. «Pour commencer, il faut changer le contenu des manuels scolaires», propose le musicien. Comment y parvenir? Il faut puiser notamment dans le «zajal» (poésie en darija). Barry fait référence au poète Abderrahmen Belmejdoub. Une figure charismatique de la culture marocaine. «Ses poésies représentent cette darija savante. Elle est difficile à déchiffrer pour nous autres créateurs», a précisé le chanteur. Le défi consiste donc à la réinventer pour la rendre plus accessible. «Mais ce challenge s’impose surtout pour le rap marocain», confirme Adil, l’un des membres du groupe Meknessi H-Kayne. Une entreprise d’autant plus rude que la radio et la télévision boudent carrément ce genre de production artistique.

La darija et le cinéma

Durant les années 80, les scénarios de films marocains traduisaient la problématique de la darija. Le mélange entre arabe classique et darija donnait naissance à une langue décalée et hybride. «Heureusement, les nouveaux cinéastes tentent de dépasser ce handicap linguistique», souligne le réalisateur Ali Essafi. «Il faut habituer le public à écouter la darija. Comment expliquez-vous par exemple que les Marocains parviennent à comprendre l’égyptien?»

Faiçal FAQUIHI
Source : L'Economiste

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