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Le vécu individuel d’une appartenance identitaire pluridimensionnelle
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31 mai 2004 01:13
Pa : Mohamed Chafik, membre de l’académie du royaume du Maroc.

Comme tout un chacun sait, le mot "Barbaros" désignait chez les Grecs tout non-grec, fut-il civilisé. Il a eu son équivalent en arabe, et en berbère, à savoir "ÚÌãíø", nom d'unité du collectif "ÚÌã", d'une part, et "agnaw", d'autre part, dont le pluriel "ignawen" a donné "gnawa" dans l'arabe parlé marocain. Au Moyen-Age, en Andalousie, un Arabe passant près d'une école coranique entend ânonner par les enfants le verset suivant: «Tels sont les jours! Nous en réglons l'alternance entre les hommes»(æÊáß ÇáÃíÇã äÏÇæáåÇ Èíä ÇáäÇÓ). Il apostrophe aussitôt le maître d'école et lui fait cette remontrance: «Malheureux! Comment oses-tu falsifier le Coran?!... Voici ce qu'il faut faire apprendre à tes élèves: "Tels sont les jours! Nous en réglons l'alternance entre les Arabes!"!»... Beaucoup plus près de nous, en novembre 1955, à l'issue de sa première entrevue avec les négociateurs marocains de l'Indépendance, Edgar Faure n'a pu se retenir de crier à la cantonade: «Mais ils sont comme nous!», donnant ainsi la preuve que, jusqu'à ce moment là, l'homme cultivé et le politique avisé qu'il était n'avait pu imaginer des colonisés en mesure de présenter quelque similitude de faciès, ou d'aptitude intellectuelle, avec leurs colonisateurs. Installé dans la certitude qu'il appartient à un groupe supérieur, voire à une race ayant vocation pour dominer, un être humain ne s'aperçoit de ses bévues qu'au moment où il en devient la victime, ou pour le moins fait les frais de leurs fâcheuses conséquences. C'est dire que l'ethnocentrisme est un phénomène naturel dont l'humanité n'a pas fini de ressentir les effets négatifs et souvent destructeurs. Simple avatar de l'égoïsme, cette affirmation plus ou moins agressive du moi individuel, il se situe en aval du clanisme et du tribalisme, et en amont du nationalisme au sens fort du terme. Tous ces “élans vitaux” portant des noms en "isme" n'auront-ils été, un jour, que les préludes d'un humanisme pour longtemps encore en gestation bien qu'annoncé voici déjà cinq siècles par Erasme et ses amis? Espérons-le.

«Les incompréhensions et les affrontements entre ethnies rivales relèvent d'un âge révolu!» Voici l'argument qu'assènent des esprits modernes, sans arrêt, aux demeurés de la civilisation. «Notre époque, ajoutent-ils, est celle de la lutte des classes, celle du conflit toujours latent, et salutairement aigu quand il éclate, entre l'ouvrier et le patron». En d'autres termes, les affrontements ethniques sont dangereusement anachroniques. Peut-être, mais s'ils existent bel et bien, c'est parce qu'il y a une raison à cela. Or, ils font beaucoup plus de ravages que les grèves les plus sauvages. Ils ont, nous explique le philosophe allemand Axel Honneth, une seule et même cause que les conflits économiques: c'est la honte éprouvée par un groupe minoré d'une manière ou d'une autre, c'est-à-dire politiquement, économiquement, ou culturellement, qui nourrit en lui ressentiment et esprit de revanche. Or, plus haut est placé le dominateur dans la hiérarchie économique ou sociale, qui est presque toujours fonction de la hiérarchie politique, moins bien il perçoit les dégâts psychologiques causés dans les consciences des dominés par le mépris dont ils font l'objet. Louis XVI, à l'occasion des "états généraux" de 1789, au tout début de leur réunion, tient à se faire présenter un paysan; il n'en avait jamais vu affirmait-il. «Ah! te voilà, mon bonhomme!» s'écria-t-il, en toisant des pieds à la tête l'individu manant de son état qu'on lui avait amené. Je ne crois pas qu'il ait dit, ni même pensé à part soi «Mais il me ressemble!»; son statut social tenait son entendement à mille lieues au-dessus de ce genre de rapprochement. Nous savons aujourd'hui que le sens de l'égalité entre les hommes restera toujours pour la civilisation une conquête morale inachevée. Et pourtant, au dixième siècle déjà le grand poète arabe al-Mutanabbi avisait du fait que la honte vécue par des hommes devant le mépris affiché à leur égard par d'autres hommes est à l'origine des guerres sans merci ayant marqué les siècles, et de la soif des dieux. Ecoutons-le déclamant ces trois beaux vers qui, à mon sens, devraient être inscrits au fronton de l’O.N.U. :

ßáãÇ ÃäÈÊ ÇáÒãÇä ÞäÇÉ *** ÑßøÈ ÇáãÑÁ Ýí ÇáÞäÇÉ ÓöäÇäÇ

Chaque fois que pousse dans la nature une forte tige, l'homme [se hâte] d'en faire une lance!

æãÑÇÏ ÇáäÝæÓ ÃÕÛÑ ãä Ãä *** äÊÚÇÏì Ýíå æÃä äÊÝÇäì

Nos modestes désirs, pourtant, ne méritent pas [pour être satisfaits], que nous en venions à nous haïr et à nous entr'exterminer!

ÛíÑ Ãä ÇáÝÊì íáÇÞí ÇáãäÇíÇ *** ßÇáÍÇÊ æáÇ íáÇÞí ÇáåæÇäÇ

Seulement, voilà: l'homme, le vrai, accepte de faire face à la plus affreuse des morts, mais refuse d'être méprisé.

De l'argumentation de Honneth(1), qui nous semble être le développement philosophique d'un sujet dont al-Mutanabbi a donné un énoncé aussi court que poétique, retenons que les revendications sociales, qu'elles soient politiques, économiques, ou culturelles, s'inscrivent toutes dans le cadre de la grande quête démocratique. «L'adhésion solennelle d'une collectivité, à travers ses instances politiques, à une déclaration universelle des droits culturels constitue un incontournable indicateur de démocratisation», ont pu conclure deux chercheurs sérieux en politologie(2) s'appuyant principalement sur une démonstration de John Rawls dans sa "Théorie de la justice"(3). Afficher du dédain à l'endroit d'une ethnie, c'est de l'ethnocentrisme, et c'est déjà moralement condamnable, mais imposer la domination culturelle de son propre groupe ethnique à un autre groupe ethnique, en lui refusant d'affirmer sa spécificité ou en le privant des moyens de le faire, c'est un grave déni de justice, donc un comportement tyrannique, ou impérialiste, selon les situations.

Mais, au fait, qu'est-ce qu'une ethnie?... Ce n'est évidemment pas une race, quoique des dictateurs, par-ci par-là au cours de ce vingtième siècle finissant, aient cherché à se faire passer pour les champions de causes raciales ayant germé dans le terreau des grandes frustrations de l'histoire. Une ethnie peut être en congruence avec une citoyenneté, comme elle peut la déborder, ou s'y inscrire concurremment avec d'autres éléments de même nature. Une ethnie, nous disent les anthropologues est un ensemble humain «dont l'unité repose sur une communauté de langue, de culture, et de conscience du groupe». Chacun de ses trois piliers a évidemment son importance, mais c'est le dernier qui l'emporte en force psychosociologique, car il est nécessaire et suffisant, en ce sens qu'il marque une volonté d'appartenance. Un être humain qui nous dirait «Moi je suis arabe, parce que je me veux arabe!» n'aurait pas besoin de faire la démonstration de son affirmation. Mais quelqu'un qui dirait «oui je suis arabe, parce que je parle l'arabe, ou parce que je suis imprégné de culture arabe» pourrait n'être en fait qu'un éminent arabisant, un islamologue, ou un habile commerçant, courtisan zélé d'une arabité malade de sa munificence. Quant au mot culture, dans la définition donnée de l'ethnie, il doit être pris dans son acception anthropologique, c'est-à-dire la plus large possible, et non pas dans le sens restrictif du mot arabe "ËÞÇÝÉ". La façon de s'habiller d'un être humain, par exemple, fait partie de sa culture(4). Un roitelet andalou du Moyen-Age recevait séparément en son palais les Arabes et les Berbères, et, tour à tour, portait le bonnet (ÇáÞáäÓæÉ), coiffure distinctive des premiers, ou le turban, celle des seconds, faisant ainsi plaisir à tout le monde. Rappelons-nous à propos de l’habillement que notre fidélité au burnous date au moins de l’ápoque de Juba I, mort en 46 av. Jésus-Christ (5).

Dans la cohésion d’une appartenance ethnologique, donc d’une identité collective, la langue vient en importance juste après la conscience de groupe, et avant la religion semble-t-il, car c’est elle qui «détermine la vision du monde spécifiques de ses locuteurs» (6) et qui est l’outil de base dans le domaine de la communication, et surtout de l’éducation; et c’est elle encore qui délimite clairement les frontières du groupe ou du sous-groupe. C’est dans la pratique de la langue maternelle, à l’âge tendre des profonds marquages, que se constitue le noyau dur de ce moi individuel qualifié de «précipité culturel» par un anthropologue(7). Dans le sentiment d’appartenance identitaire, les sédiments culturels qui se sont superposés autour du noyau dur peuvent à tout moment se craqueler et laisser apparaître le socle primaire... C’est la langue enfin qui habille les préventions et les préjugés nourris à l’ágard de l’autre en procédant par stéréotypes, péjorations et connotations (8).



***En vous priant d’excuser toutes ces longueurs auxquelles je me suis laissé aller par souci de clarté, je vous prie maintenant de me suivre dans les dédales d’une analyse(!) psychosociologique où je me propose de vous livrer le produit, non apprêté au possible, d’un cheminement introspectif long et cahoteux qui, je suppose, retrace les grandes étapes de la genèse d’une conscience d’appartenance identitaire, celle en l’occurrence d’un Marocain ayant vécu à cheval sur l’ère du Protectorat et celle de l’Indápendance. Musulman, ce Marocain est profondément imprégnée de culture arabe, et aussi de culture française. Mais, comme il ne cesse de clamer sa berbérité, il se fait applaudir par les uns et plus ou moins vertement tancer par les autres de ses compatriotes. Il assume ainsi, normalement d’après lui, une appartenance culturelle pluridimensionnelle à géométrie variable. Sa conscience identitaire serait, en termes concrets, à l’image d’un polygone, d’un polyèdre, ou d’un puzzle. Heureux de la vivre ainsi, il veille jalousement à ce qu’aucun côté du polygone, aucune face du polyèdre, ou aucun élément du puzzle, ne soit menacé d’atrophie et de disparition, ou ne phagocyte les autres. Il tient dit-il en tant que musulman arabophone, à garder largement ouverte sur le ciel sa fenêtre culturelle d’où il contemple un univers métaphysique témoin d’une étape importante des tribulations de l’esprit humain. De la baie vitrée de sa francophonie, tournée du côté de la vie terrestre, il observe les contorsions de l’intelligence dans l’effort qu’elle déploie en sa quête éperdue d’une appréhension rationnelle (!) du réel. De sa croisée berbérophone, enfin, grillagée et tournée vers l’interieur, il plonge le regard dans l’intimité de sa marocanité et de sa maghrébinité, une intimité à laquelle ne semblent pas pouvoir accéder aisément ses compatriotes non berbérophones constamment séduits par un chant de sirènes moyen-orientales d’autant plus mélodieux qu’il évoque un âge d’or mythique sur un air de complainte. Or, c’est cette croisée qui lui semble dangereusement menacée de fermeture. Aussi en prend-il délibérément la défense et tente-t-il de contribuer à en empêcher le scellement, espérant que les générations maghrébines, d’aujourd’hui peut-être et celles de demain sans doute, lui seront gré de son entêtement. Il est moralement conforté dans son entreprise par la conviction que la tentative d’éradication dans l’âme maghrébine de tout sentiment d’appartenance à l’ethnie berbère échouera lamentablement, comme toute action qui n’a recours qu’â la ruse et à la contrainte. Ecoutons-le faisant le bilan d’une vie culturelle, et retraçant l’itináraire d’une prise de conscience identitaire, dont il marque chacun des relais.



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Dans le giron de ma famille, patriarcale et dévote, j’apprends que les humains sont classés en trois catégories: la musulmane, la chrétienne, et la juive. La première est de loin la meilleure; la preuve en est qu’elle sera la seule à mériter dans l’au-delà les bonnes grâces du Maître des Univers. Une grand’mère paternelle, couveuse et très pieuse, scelle en mon cœur l’élément de base du credo musulman; j’ai cinq ans, au début des années trente. L’assaillant de questions au sujet de la corpulence, de l’âge, de la couleur, du caractère, et de la demeure d’Allah, alias Sidi-Rebbi, dont j’entends des dizaines de fois le nom autour de moi, chaque jour, elle me prend par l’éápaule, me regarde très affectueusement dans les yeux et me dit, en berbère, de la voix la plus douce que j’aie jamais entendue: «Sache, mon fils, que tu ne pourras jamais concevoir Allah. Chaque fois qu’une image de lui se présente à ton esprit, chasse-la au plus vite, et dis-toi que Sidi-Rebbi n’est pas comme cela. Et sache aussi que le Créateur est partout et nulle part». C’est depuis que je me sens profondément musulman, bien que des comportements ou des propos de coreligionnaires aient bien des fois semé le doute dans mon esprit. Puis, au terme d’un cheminement tout personnel, où l’apprentissage, tardif, de l’arabe classique a été la plus ardue et la plus longue des marches effectuées en vue d’une bonne compréhension de l’Islam, j’en suis maintenant à me réjouir du fait d’avoir pu garder la foi, mais aussi à me désoler de beaucoup de constats! Du constat historique tout d’abord révélant que la spiritualité islamique a failli être tuée au berceau en des affrontements politiques où chaque parti jure ses grands dieux qu’il défend la foi. «La religion ne serait-elle qu’une servante de la politique?» me suis-je souvent demandé. La fièvre que cause actuellement aux sociétés musulmanes les agissements des courants soi-disant “fondamentalistes” me ramène souvent à cette question. Pour tenter de se hisser au sommet de la hiérarchise sociale en deux temps trois mouvements, ou de s’y maintenir à l’infini, des assoiffés de pouvoir ne reculent devant rien pour nous mettre ou nous garder sous le joug de la loi inquisitoriale du “Hors de l’Eglise, point de salut!”, qui a fait tant de dégâts en pays chrétiens pendant des siècles. Je me désole, oui, mais je crie que la voie du salut est indiquée dans ces mêmes textes fondateurs que veulent interpréter à leur guise les marchands attirés de la bonne parole. L’avènement de la laïcité est inscrit dans le Coran, la référence la plus fondamentale de nos écrits sacrés. N’y est-il pas dit: « vous votre religion, et à moi la mienne!». Puis encore: «Pas de contrainte en matière de religion!» La laïcité, précisément, c’est de laisser aux hommes et aux femmes la liberté du choix, et de leur donner le moyen d’exercer ce choix. Sûr de lui, l’Islam ordonne qu’il en soit ainsi. Et j’en arrive à attirer l’attention sur ce boulet que nous, les musulmans, nous traînons douloureusement derrière nous depuis des siècles: les centaines de milliers de hadiths apocryphes inventés pour les besoins de telle ou telle cause politique, ou simplement forgés pour leur plaisir par des faussaires se faisant valoir. Il est grand temps que nos docteurs de la loi soient formés aux méthodes scientifiques de critique des textes. Examinons de prés l’un de ces hadiths. Il y est fait dit au Prophète ceci, entre autres choses: «... Je dois ma victoire à la terreur, une terreur faisant sentir son effet à un mois de marche à la ronde...!» (9). Y a-t-il compatibilité entre cette célébration de la terreur et l’esprit pacifiste de l’Islam? «Si ce propos est authentifié, pourraient dire les contempteurs professionnels de notre religion, la raison des comportements hypocrites d’un nombre important de Médinois contemporains du Prophète, les fameux munafiqun voués aux pires tourments de l’enfer, sauterait aux yeux!... Et, en toute logique, le syntagme “al h’anafiyyatu essamh’a” (la douce et indulgente orthodoxie) deviendrait inapproprié pour désigner l’Islam».. Examinons une autre affirmation attribuée à l’Envoyé de Dieu: «J’ai entendu le propos suivant tenu au Prophète, rapporte Abou Saâid el-Khoudriyy: “Envoyé de Dieu, on puise à votre intention de l’eau provenant du puits de Boudaâa; or c’est un puits où l’on jette des cadavres de chiens, des serviettes hygiéniques de femmes, et des excréments humains! - Et le Prophète de dire: “L’eau est un élément purificateur; rien ne la souille!”»(10). Est-il possible de croire à l’authenticité de ce hadith lorsque l’on sait pertinemment que l’Islam est la religion des prescriptions les plus strictes en matière de propreté et d’hygiène?

En tant que musulman, je me désole encore du fait que des charlatans ont pu le long des siècles, et peuvent encore à divers titres, exploiter la naïveté de la masse des croyants pour les gruger, les déshonorer, ou les asservir. Le résultat de leurs forfaitures accrédite l’idée que “la religion est l’opium du peuple”.. Et je me désole enfin du fait que des milliers de despotes et de tyranneaux “gardiens de la Foi!” ont pu, quatorze siècles durant, massacrer, torturer, mutiler, ou humilier des millions et des millions d’innocents. Je me désole, mais c’est sur l’Islam que je fonde encore mes espérances; de grands phares ont aussi, en de cours laps de temps, éclairé son chemin: les deux Omar, les Saladin, et autres Averroès. Saine et sauve, intacte, est la dimension islamique de ma conscience identitaire. Je me suis imposé mille efforts pour en approfondir et élargir le mince mais vigoureux tracé marqué en mon âme par Grand’mère voilà de cela près de soixante-dix ans. Mais je ne me sens pas prêt à être berné par le premier mage venu, et encore moins à être l’exécuteur de ses volontés.

***

Dès les toutes premières années de mon enfance aussi, il m’est donné de conclure que les musulmans dont je comprends bien la langue sont des Imazighen, et les autres des Aâraben. Les propos qui se tiennent autour de moi, en des cercles de plus en plus larges, me laissent entendre que les seconds, ceux de la ville en premier lieu, ne sont pas toujours recommandables. Il me restera de cette implicite mise en garde le réflexe de redoubler d’attention quand on me parle arabe. Et c’est cahin-caha que j’apprends le dialectal. Des premières étapes de cet apprentissage je garderai quelques bleus au cœur parce que le moindre solécisme de ma part en milieu arabophone se voulant cultivé, est sujet de plaisanterie(11). Le puzzle de ma conscience identitaire au moment où j’atteins mes dix ans ne se compose encore que de deux éléments: mon islamité et mon amazighité; mon arabité attendra des jours meilleurs, si l’on peut dire. Voici deux ans déjà que je fréquente l’école franco-marocaine, après trois bonnes années de msid où ma foi islamique ne s’est certes pas affaiblie, mais ne s'est pas davantage fortifiée. «Qu’a cela ne tienne! me suis-je consolé plus d’une fois;  l’instar du fqih, un jour, j’aurai à décorer des fonds de bols de ces formules mystérieuses que j’ânonne de l’aube au coucher du soleil, et j’en ferai boire le délayé à des malades, qui guériront s’ils sont bien intentionnés. Et pourquoi pas?! Je deviendrai aussi magicien découvreur de trésors...».

Grand’mère n’est pas enchantée de me voir confié pour mon instruction à des mécréants, dont des congénères viennent tout juste de spolier nos meilleures terres. Mais, cette fois je ne donne pas raison à Grand’mère, car, à la skwila (l’école) “Messiou” (l’instituteur) a vite fait de mettre à son avantage la comparaison qui, spontanément, s’est établie dans mon esprit entre lui et “N’âmass!” (le maître coranique). C’est très curieux, rien de mystérieux dans ce que j’entends dire par “Messiou” bien que dit dans la langue haïe des kafers! ... Voici déjà un mois qu’il m’enseigne, et jamais un coup, jamais un cri!... Adieu le msid, adieu N’âm ass! (Adieu aussi, pour plusieurs semaines, les petites friandises que garde pour moi Grand’mère!)...

Et c’est à l’école franco-marocaine que je prends brusquement conscience de la troisièmes de mes dimensions socio-culturelles: ma marocanité. Dès le jour où je déchiffre quelques noms de villes, de fleuves ou de tribus sur une carte murale - Vidal de la Blache s’il vous plaît! -, je ne perds pas une minute entre un exercice scolaire et un autre sans regarder du côté gauche de la salle de classe pour interroger un peu plus encore ce grand carton marqué au coin d’un nom magique: “Carte du Maroc”(12). Mes parents ont déjà dit devant moi que les Nsara désignent “Lgharb” du nom d’Elmerrok... J’ai déjà douze ans, et j’entre au cours moyen 2ème année, la classe du “Certificat d’’Ètudes Primaires Musulmanes”. C’est là qu’au bout de neuf mois, les leçons de géographie et d’histoire du Maroc situent clairement mon appartenance identitaire dans l’espace et dans le temps. Grâce à la présence en classe d’un globe terrestre que j’explore à volonté avant et après les cours, et aussi à un “Petit Atlas” de poche que j’ai déniché je ne sais où, il s’ébauche en ma conscience un doux patriotisme marocain ayant pour colonne vertébrale ma fierté de savoir que mon pays est connu dans le monde au même titre que... la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Angleterre. Quelques années plus tard, au terme de mon adolescence, ce sentiment de fierté se cristallisera en un nationalisme ardent et militant sous l’influence d’un enseignant hors pair, berbérophone de surcroît et habité par l’idée que seul le combat armé contre le colonialisme nous libérera: «Tôt ou tard, et tôt sera le mieux!» répète à haute voix en regardant tour à tour chacun des membres du cercle d’internes qui se forme chaque soir autour de lui avant l’heure réglementaire du coucher(13). Dans ces entrefaites se dessine, en pointillés, la dimension arabe de mon identité, parallèlement à mon islamité. L’arabe dialectal se fait sa place dans mon affectivité: “C’est ta langue paternelle!” semble me dire mon subconscient, me rappelant par là que c’est en écoutant parler mon père avec des interlocuteurs arabophones que j’en ai assimilé les premiers rudiments. L’interdiction faite «aux chiens et aux Arabes” d’accáder à certains lieux publics, et la propension d’un trop grand nombre de Français à ne voir en les Marocains que des indigènes “tous les mêmes”, de sales Arabes, ou des bicots, donnent enfin à mon arabité l’occasion de s’affirmer et de se faire reconnaître. Ma berbérité et mon islamité s’en proclament solidaires, à la vie à la mort, car c’est dans l’adversité que se forment les alliances. Mon séjour au Collège Moulay Youssef et les événements de janvier 44(14) me font comprendre que l’arabe classique est aussi une arme de combat politique. Un de mes anciens professeurs français du Collège Berbère d’Azrou(15) m’encourage à en entreprendre l’étude systématique, m’aide à surmonter les barrages dressés par l’administration coloniale sur le chemin de tout jeune watani, et à entamer une carrière d’enseignant. Voilà qu’entre 18 et 25 ans, je deviens un amoureux de l’arabe littéraire, de la poésie anté-islamique,... et des chansons langoureuses moyen-orientales; puis me voilà professeur d’arabe et de traduction. L’évolution de la situation politique entre 1950 et 1955 porte à son paroxysme mon enthousiasme pour le “mouvement de renaissance culturelle arabo-islamique” valorisé à mes yeux par l’esprit caustique de Taha Hussein, dont je penserai plus tard qu’il a été “l’hirondelle d’un hypothétique printemps arabe”. Les commentaires enflammés que fait de chaque nouvelle la “Voix des Arabes” me mettent du baume dans le cœur. Ma berbérité dans tout cela?... Naïvement, elle se croit (implicitement) reconnue partie prenante dans notre marche vers l’émancipation. Les Berbères ne se sont-ils pas enrôlés massivement dans les commandos “terroristes” et dans les bataillons des “armées de libération” en Algérie et au Maroc? Ne constituent-ils pas l’âme de l’action militaire? Autant de questions que je ne me pose pas encore, tant est forte ma foi en la solidité des liens entre l’islam, l’arabité et la berbérité. Je savoure à l’avance la joie et le bonheur que partageront sous peu tous les Musulmans, tous les Arabes, tous les Berbères, tous les Marocains, tous les Angériens, tous les Tunisiens,... Et tous les hommes n’aimant ni opprimer ni être opprimés.

***

Octobre 1956! La chaire de berbère est supprimée à l’Institut des Hautes Études Marocaines. A-t-on besoin pour ce faire de l’avis des Berbères?! Dans la foulée, un “grand nationaliste” faisant la pluie et le beau temps, répète à qui veut l’entendre qu’il n’y a pas de Berbères au Maroc: «un Berbère, c’est un Marocain qui n’a pas été à l’école!». Un jour de 1957, ce même “leader”, recevant une promotion de bacheliers de l’Atlas, crie, le doigt menaçant, avant même d’avoir salué ses hôtes «Les Berbères sont des traîtres! Les Berbères sont des traîtres...». Passent les jours, les mois, et les ans. Nous sommes au milieu des années soixante. La berbérité marocaine n’est pas à son aise. En Algérie toutes les grandes figures kabyles de la résistance, sont systématiquement écartées des cercles du pouvoir, emprisonnées, ou même lâchement assassinées comme cela a été le cas du cerveau militaire de l’A.L.N. et signataire des accords d’Evian, Krim Belkacem(16). Dans l’administration marocaine, il devient patent que beaucoup de postes de responsabilité sont, par tacite convention entre Arabes, interdits d’accès aux Berbères, quelquefois sous le prétexte provocateur que ceux-ci portent nom Haddou, Hammou, ou Agoujil... Puis viennent les décennies soixante-dix et quatre-vingts: l’arabisme se déchaîne et opère à visage découvert. Il s’affiche partout, bruyamment, insulte la berbérité et menace de l’enterrer vivante, si elle ne consent pas à se perdre dans le paysage du grand “Watan-Arabi” allant du Golfe à l’Atlantique(17). Les enseignants et les journalistes marocains qawmìs s’en donnent à cœur-joie, prenant soin de pousser aux devants de la scène des Berbères devenus grands zélateurs du panarabisme. Les premiers, faisant fi de toute morale professionnelle, profitent de leur supériorité numérique et de leur position de domination pédagogique pour étouffer toute velléité de se dire berbère chez leurs élèves comme chez leurs collègues. Les seconds ne jurent plus que par tel dictateur arabe, inculte, mégalomane et sanguinaire. Au Maghreb même, l’arabiste exalté qu’est Boumádienne crée de toutes pièces une “République Arabe Sahraoui” s’imaginant pouvoir arracher au Maroc un morceau de son territoire. (Au fait, que penseraient les Angériens si le Maroc donnait refuge à quelques centaines de familles touarègues et se proclamait défenseur de la “Ré. Ber. Ta.” , la “République Berbère Targuie”?).(Suite p.4)

Les idéologues qawmis, pleins de superbe - souvent le cigare aux lèvres - regardent de très haut la berbérité. Irrité par le succès grandissant d’un simple groupe de chanteurs amazighs dénommés “Ousman”, l’un d’eux écrit dans la revue “Al-Fann” du 23.09.78: «Depuis l’apparition d’Ousman, le Chleuh se rengorge et tire fierté de ses origines!...». Se croyant déjà maître du monde, l’arabisme chante victoire. Manipulé comme un adolescent par les grandes puissances, l’un de ses paranoïaques bras armés attaque traîtreusement l’Iran, se disant l’héritier de l’Islam conquérant du 7ème siècle (Qadissiyyat Saddâm!). Miracle, voilà les Arabes solidaires..., pour défendue une mauvaise cause! Rarement ils le sont pour faire triompher la justice. Leur presse ne souffle mot des graves incohérences qui caractérisent leur comportement. Bien mieux, elle célèbre des victoires, souvent imaginaires, sur un ennemi héréditaire, le Perse en l’occurrence. En pleine première guerre du Golfe, le quotidien “al-Ittihad al-Ishtirakiyy” met en œuvre la philosophie de Sâtêa al-Husri prônant un culte idolâtrique de l’arabité, et publie en bonne place le vers que voici:

æÇÊÎÐäÇ ÇáÚÑæÈÉ ÏíäÇú æäÈÐäÇ ãÇ áíÓ íáÒóã

«De l’arabisme nous avons fait notre religion. Aux cinq diables nous envoyons le reste!» (18). Il n’est pas jusqu’aux magistrats - panarabistes - qui, à cette époque, n’aient fait montre de leur hostilité envers l’amazighité, en rabrouant méchamment tout justiciable désireux de s’exprimer en berbère pour mieux défendre sa cause. Pointant du doigt un jeune délinquant, l’un de ces juges à la noix ordonne avec hargne: «Ramenez-le en prison jusqu’à ce qu’il ait appris l’arabe!»... De quel côté loge à ce compte le sectarisme ethnique dont un récent article de Libération taxe les Berbères?(19). J’estime, pour ma part avoir mille raisons de mettre en veilleuse mon sentiment d’appartenance à l’arabité. Il en sera ainsi tant que les Maghrébins se voulant arabes et uniquement arabes n’auront pas congédié leurs démons racistes. Je sais très bien qu’en regard des millions de milliards de pétrodollars, des dizaines de milliers de chars (rouillés ou en bon état?), des milliers de Migs (plutôt fatigués), des centaines de fringants F.16 bourrés de gadgets pour grands enfants, et du redoutable arsenal de mythes valorisateurs au service de l’arabisme, les gesticulations de la berbérité ne font pas le poids. Cet état de fait me conforte justement dans ma perception des choses; c’est de la dimension bafouée de mon identité que je dois prendre la défense, si faibles que soient mes moyens. Advienne que pourra, car le sens de la justice doit toujours l’emporter. N’est-ce pas que c’est d’une banalité désarmante? - Et je reste néanmoins solidaire de toute arabité souffrante: celle des Palestiniens en premier lieu; celle des Irakiens voués à la maladie, à la misère et à la mort lente ou violente par l’incurable inaptitude de leur chef et maître à appréhender les données du réel; celle enfin des victimes de toute dictature ou de tout racisme. Ce que je condamne sans réserve, c’est le panarabisme bavard, fabulateur, arrogant, hégémoniste et destructeur; destructeur même de ce qu’il est censé défendre. Accuser les Berbères d’être berbéristes tient du sophisme: «Vous nous accusez d’être arabistes, donc vous êtes berbéristes!». C’est irritant, parce que c’est de très mauvaise foi. Au Maroc, comme en Algérie, en Tunisie, en Libye et en Mauritanie, défendre la berbérité est un combat social en trois volets, culturel, économique et politique, un combat qui s’inscrit dans la longue lutte pour la démocratie. Aux théoriciens du panarabisme de se faire à cette idée, et, s’ils sont sincères, de reformuler en conséquence leur programme.

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Autre sophisme largement utilisé par les arabistes, si bien avertis soient-ils des exigences d’une pensée honnête et rigoureuse: «Vous écrivez en français, donc vous êtes francophile, et par voie de conséquence arabophobe. Peu importe que vous écriviez aussi en arabe!». Ce raisonnement, pour le moins drôle, dénote chez ceux qui l’affectionnent l’existence d’un complexe mal dominé: celui de ne savoir ou de ne maîtriser aucune langue étrangère donnant accès à la culture moderne.

Oui, dirais-je à ces tenants de la xénophobie culturelle, je suis francophone et je suis heureux de l’être, sans pour autant nourrir à l’endroit de la France le moindre amour passionnel. Comme tous les Marocains de ma génération, j’ai des raisons sérieuses de la honnir; et pourtant je ne la hais point, car c’est la faiblesse de mon pays qui a fait sa force à elle. Je ne me suis jamais surpris en train de me donner une dimension identitaire française, parce que malheureusement je souffre encore de stigmates faits à mon âme par des Français vaniteux et cocardiers. C’est en fausse championne des droits de l’homme, et en vraie héritière des méthodes romaines de “pacification” et d’exploitation que la France s’est installée au Maroc(20), certes, mais il intercède en sa faveur l’action d’un petit nombre de ses enfants qui ont soulagé des douleurs ou ont appris à quelques centaines de Marocains à réfléchir correctement, et à quelques milliers d’autres à exercer intelligemment un métier. Il en fut même qui ont communiqué aux adolescents fréquentant les trois petits “collèges musulmans” des années vingt à cinquante la flamme d’un patriotisme digne et responsable(21). Ceci dit, il reste que, pour moi, la langue de Molière, de Descartes, de Voltaire, de Rousseau, d’Hugo, de Zola et de Mauriac, est ce “butin de guerre” comme l’ont si bien située dans notre patrimoine culturel maghrébin des patriotes algériens regardant plus loin que le bout de leur nez. Il faut vraiment être d’esprit étroit pour s’offusquer de l’usage qui est fait du français chez nous en tant qu’outil linguistique permettant un accès direct à la pensée scientifique et philosophique moderne. (Oh! combien je voudrais aussi maîtriser l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien, le russe, le chinois, le latin, le grec,... et le quechua!). L’arabe, cette belle langue dont je suis réellement épris, est encore malheureusement prisonnière de son passé. Véhiculant une infinité d’archaïsmes autant linguistiques que conceptuels, il exige de l’usager qu’il soit toujours sur ses gardes, quant au fond et quant à la forme, s’il veut éviter à ses propos de sentir le fagot et à son expression d’être critiquable. Il rappelle constamment, en quelque sorte, à tout utilisateur pouvant établir des parallèles entre idiomes différents, qu’il est plutôt une langue en laborieuse résurrection. Essayez de vous y aventurer en un débat réellement contradictoire; vous voilà vite arrêté devant un barrage de tabous ou de principes intangibles, puis engagé dans un tournoi d’éloquence et de belle rhétorique où se le disputent quant au fond aphorismes et paralogismes(22).



Le berbère, quant à lui, bien que riche en potentialités, grâce notamment à ses dispositions en matière de composition lexicale (création de mots nouveaux par télescopage de mots anciens plus simples), a été si longtemps laissé à l’abandon dans le domaine de l’écrit que son état nécessite des soins particuliers. Mais il n’est pas le simple patois que d’aucuns veulent coûte que coûte faire de lui, tellement leur souhait de le voir disparaître est ardent. Le dessein nourri par le panarabisme de l’enterrer vivant mobilise en ses trente millions de locuteurs de puissantes charges émotionnelles, telle celle qui fut à l’origine du “Printemps Berbère” en Algérie, ou des événements d’Errachidia en 1994. L’entêtement des instances politiques maghrébines à en ignorer l’existence et à combattre sournoisement le mouvement culturel qui cherche à lui assurer survie et épanouissement, fait le jeu d’un panarabisme qui n’a pas fini de nous faire subir ses effets de chergui estival. Or, il leur est loisible de faire de la langue tamazighte, qu’elles estiment être un patrimoine encombrant, le meilleur ciment socio-culturel de l’unité politique maghrébine. Comment?... En en confiant la promotion aux universités, secondées par un institut, d’abord; en le faisant aimer ensuite au lieu de chercher constamment à le discréditer; puis enfin en en enseignant les rudiments de base à tout écolier maghrébin. Mille heures de cours, répartis sur les deux cursus de l’enseignement fondamental, suffiraient. Une stratégie de jonction culturelle équilibrée avec l’Egypte, dont la langue ancestrale a une parenté certaine avec le berbère, donnerait une âme au projet de création des “États Unis d’Afrique du Nord”.(23)

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Il faudrait, pour réaliser ce rêve, que nos sociétés nord-africaines soient des sociétés ouvertes. Qu’est-ce à dire?... Quid de l’ouverture dès lors qu’il s’agit non pas d’objets, mais d’êtres humains vivant ensemble?... C’est évidemment d’ouverture d’esprit qu’il est question, c’est-à-dire d’un effort soutenu fourni par l’individu pour toujours envisager les choses du point de vue de l’autre aussi. Par effet de cumul, le devoir d’objectivité - c’est bien de cela qu’il s’agit - s’impose au groupe. En une deuxième étape, sur le chemin de l’ouverture, chacun s’astreint régulièrement à une remise en cause méthodique de ses certitudes, en les confrontant sans ménagement aux données du réel, et se résigne à se tenir sur la réserve chaque fois que le réel semble insaisissable. C’est dire qu’une immense tâche d’éducation reste à entreprendre dans des sociétés du niveau de la nôtre. Peut-être sommes-nous en train d’en prendre conscience, sans pour autant apprécier à leur juste poids les pesanteurs séculaires à surmonter, des pesanteurs que les verrouillages politiques, idéologiques et culturels des cinquante dernières années, inévitables sans doute, n’ont fait qu’accentuer.

C’est d’ouverture de cœur qu’il s’agit ensuite. L’être social qu’est chacun de nous se doit, et doit au groupe, lato sensu, de dominer ses pulsions négatives, et de développer, lentement mais continuellement, en son for intérieur, un capital de richesses morales où s’investit tant le courage que la générosité, la compassion, la tolérance, l’inclination à l’indulgence et même au pardon, mais avant tout un sens aigu de la justice. L’ego, voila l’ennemi de l’ouverture, de l’équité, de la compréhension,... et de l’intelligence! Se démultipliant au niveau d’une conscience collective, il devient conformisme et facteur d’aveuglement. Cristallisé en ethnocentrisme, en nationalisme, ou en sectarisme, il se fait explosif. Mais, derrière chaque explosion il y a toujours un agressé et un agresseur, jamais une responsabilité vraiment partagée.

Les générations appelées à promouvoir et à gérer l’ère d’ouverture de nos sociétés maghrébines se rendront à une évidence historique officiellement occultée pendant des décennies sinon des siècles: punicisée, hellénisée, latinisée, fortement arabisée, puis superficiellement francisée ou hispanisée, l’Afrique du Nord demeure foncièrement berbère. Il s’effectue en son tréfonds un bouillonnement revendicatif amazigh qui cherche à s’exprimer librement. Comprimé et combattu, il risque très sérieusement de se transformer en éruptions volcaniques aux conséquences incalculables. Aidé à être un fécond épanchement venu des profondeurs, il mettra en valeur le caractère spécifique de la culture maghrébine, au sens large, celle-là même dont furent nourris les plus grands esprits de la civilisation chrétienne comme de la civilisation musulmane, les Tertullien, les Saint-Augustin, les Averroès, et les Iben Khaldoun(24). Punicisée, latinisée, ou arabisée, d’un point de vue linguistique, la culture nord-africaine reste frappée au coin du sceau de la mentalité berbère, toujours frondeuse et encline au scepticisme (25). Une réelle ouverture sur la tamazighte révélerait à la nation maghrébine les trésors cachés de son identité, la rendrait plus sûre d’elle-même, et la mettrait en mesure de se chercher librement des partenaires, des vis-à-vis, et de ne plus croire avoir besoin de mentors. Etre maghrébin depuis des siècles et continuer à célébrer sans arrêt ses origines syriennes, irakiennes, ou andalouses, est un mode négatif de valorisation de soi. Si pour ma part je me dis berbère berbérophone, avec insistance, c’est d’abord par réaction. C’est ensuite parce que je me sens heureux d’avoir des rapports affectifs privilégiés avec cette terre nord-africaine et saharienne qui nous porte et nous nourrit, ne serait-ce que parce que la toponymie me permet de communier profondément avec chacune de nos contrées, de nos montagnes, de nos villes, de nos oasis, et chacun de nos fleuves, de nos déserts, et de nos rivages, dont le nom me révèle d’emblée le présent géographique ou le passé historique. Mais il y a mieux: avec un minimum de savoir théorique, l’arabophone maghrébin s’initiant au berbère peut entrer enfin dans l’intimité de sa vraie langue maternelle, le maghrébin, ce riche produit d’une lente hybridation linguistique. Il suffirait d’un peu de bonne volonté de la part des élites politiques arabophones pour que les sociétés maghrébines s’ouvrent, culturellement tout au moins, sur elles-mêmes d’abord, en s’adonnant à une catharsis identitaire en quelque sorte, puis en profitant des moyens modernes d’acculturation pour mieux comprendre le monde. Prenons exemple sur la Suisse où cohabitent quatre langues officielles, ou sur l'Ecosse où il n’y a plus que 70 000 locuteurs du gaélique, mais où pourtant cette langue est enseignée dans les écoles à raison de trois heures par semaines(26). L’Inde, ce pays immense, d’un milliard d’habitants et de grande civilisation, a-t-elle le complexe d’avoir douze langues constitutionnelles, et l’anglais comme langue officielle auxiliaire?(27). L’Inde est en passe de devenir une grande puissance. Ne serait-ce pas un effet de son ouverture politique, économique, et culturelle? Il est curieux qu’elle puisse amener ses mille millions de citoyens à s’imprágner d’esprit démocratique et à se soumettre à l’arbitrage des urnes, pendant que les pays “arabes” se débattent dans des luttes intestines où s’opposent dictateurs en poste et dictateurs en puissance, républiques héréditaires et monarchies d’un autre âge. La culture arabo-islamique ne devrait-elle pas être interpellée vigoureusement?

Signalons pour terminer qu’aux Etats Unies d’Amárique, même les langues amalgamées font l’objet de petits soins. C’est ainsi que le spanglish est enseigné à l’“Amherst College” du Massachusetts; il aura très bientôt son dictionnaire (28).

Rabat le 12 Septembre 2000

Mohammed CHAFIK

Notes et références:

1 - Axel Honneth, dans “La lutte pour la reconnaissance”, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Ed. Cerf, Paris, 2000.

2 - Sylvie Mesure et Alain Renaut, dans “Alter Ego, les paradoxes de l’identité démocratique”, Ed. Alto Aubier, Paris, 1999.

3 - John Rawls, “Théorie de la justice”, traduit de l’amáricain par Catherine Audard, Editions du Seuil, Paris, 1987.

4 - Mahjoubi Ahardane ne porte jamais que le turban. Et, si feu Allal El-Fassi a fait de même sa vie durant, c’est semble-t-il par fidélité à une grande admiration qu’il a vouée à Abdelkrim au cours des années vingt.

5 - Le roi Juba Ier interdit à des officiers romains pompéiens se trouvant sur son territoire de porter des capes de même couleur que son burnous. L’historien colonialiste Stéphane Gsell y trouve à redire. (S. Gsell, v. VIII pp. 34... à 235).

6 - Le grand Omar ibn al-Khattab lui-même n’a pas résisté à la tentation d’assimiler fiscalement aux musulmans des dhimmis de haute bédouinité arabe (Réf. H. Djaït, “La grande discorde”, Gallimard, Paris, 1989, p. 334). De nos jours, bien des Marocains arabistes se sentent plus proches des chrétiens libanais, syriens ou irakiens, que des Berbères leurs compatriotes et coreligionnaires.. - Réf. “hypothèse de Sapir-Whorf”, l’Ethnolinguistique, de B. Pottier (Didier-Larousse, “Langages”, n° 18, 1970), en ce qui concerne l’importance de la langue.

7 - Abram Kardiner (1891 - 1981), psychiatre et anthropologue américain, dans son livre “The individual and his society”, 1945.

8 - Les dires d’Abderrahman El-Majdoub tant invoqués dans la culture populaire marocaine constituent un tissu dense de stéréotypes. A consulter, aussi avec intérêt, l’ouvrage d’un collectif: “Le langage pris dans les mots”, n? 33 Peuples méditerranéens, Octobre décembre 1985.

9 - Voir le texte arabe de ce hadith dans le recueil, en cinq volumes, des propos du Prophète: “ÇáÊÇÌ” du cheikh Mansour Ali Nacef, Dar Ihya’ al Maktaba al-Arabiyya, le Caire 1961, v. I. p.35.

10 - Voir l’ouvrage précédemment cité, v. I, p.80.

11 - Evidemment je ne me prive pas de prendre ma revanche quand des arabophones baragouinent le berbère. Les bleus qui me restent sont le fait d’adultes regardant de très haut l’enfant que je suis, faisant ainsi preuve de lâcheté.

12 - S’étonnant de l’ignorance des ministres marocains, André Chevrillon écrit dans la relation de son séjour à Fès en 1905: «Par exemple, sur la géographie du Maroc, c’est auprès de la mission française que les vizirs se renseignent...», André Chevrillon, “Crépuscule d’Islam”, Hachette, Paris, 1906, Eddif, Casablanca, 1999, p.139.

13 - Il s’agit du grand patriote Abdelhamid ben My Ahmed Zemmouri, celui-là même qui, en 1944, demandera à être le premier, en sa qualité de Berbère, à apposer sa signature au bas du “Manifeste de l’Indépendance”. (Suite p.5)

14 - Ma participation active à la grève estudiantine du samedi 29 janvier 44 et la nécessité pour moi de lire les tracts et les journaux nationalistes constituent un aiguillon de ma passion pour l’arabe classique.

15 - Il s’agit de Paul Bisson, un homme de coeur et d’esprit, et un pédagogue consommé..

16 - L’histoire a maintenant prouvé qu’il y a bien eu un complot arabiste à la moyen-orientale. Au cœur du débat houleux entre nationalistes angériens à la fin de juin 1962, un avion spécial égyptien vient “enlever” Ben-Bella et l’amener au Caire. Quelques semaines plus tard, il est installé au pouvoir à Alger par le colonel Boumediène, arabiste virulent comme lui, et, à l’occasion de son premier discours officiel lance son fameux «Nous sommes des Arabes! Nous sommes des Arabes! Nous sommes des Arabes!...» - Réf. “L’Été de la discorde, Algérie 1962” d’Ali Haroun, Casbah Edition, 2000. Ou, à défaut, lire l’analyse de ce livre faite par Paul-Marie de La Gorce, dans “Jeune-Afrique l’Intelligent”, n? 2066, 2067 du 15 au 28/08/2000, pp. 117 à 121.

17 - Au milieu des années soixante-dix, l’oncle et beau-père de Saddam Hussein, Kheir-ed-Dine Talfah, figure de proue du Baâth, s’étonne devant l’ambassadeur du Maroc que les Arabes d’Afrique du Nord ne se soient pas dájà débarrassás des Berbères: “Uqtuluhum! = Tuez-les!” ajoute-t-il sans sourciller.

18 - C’est alors que Saddam Hussein fait gazer et brûler vivants, en deux heures, à Halabja, 5000 Kurdes, vieillards, femmes et enfants. J’invite le comité directeur de l’O.M.D.H. (dont je suis membre fondateur) à condamner publiquement cet acte de barbarie inqualifiable. Devant les faux-fuyants et les tergiversations des membres du bureau, en majorité arabistes, je me trouve contraint de suspendre mes activités au sein de cette organisation de défense des droits de l’homme, pour laquelle les non-arabes ne sont pas des hommes, de toute évidence. Il y a eu évolution, dans le bon sens, après la deuxième guerre du Golf.

19 - Il s’agit du quotidien “Libération” de Casablanca, dans son numéro du 16.08.2000, p.4.

20 - Paul Marty, dans son livre “le Maroc de demain”, (Publication du Comité de l’Afrique Française, Paris, 1925, p.255) se réjouit du retour de son pays au Maroc... “après quinze siècles d’absence”.

21 - Le professeur Jean Dresch et l’avocat Gustave Babin se firent expulser du Maroc par la Résidence Gánárale dès le début des années trente.

22 - Dans pareille situation, on peut aisément imaginer Luther invitant l’église chrétienne à faire dire la messe dans les langues des vivants.

23 - Les travaux de l’anthropologue américaine Elene Agan et de son équipe sont en train de démontrer que la civilisation égyptienne antique a ses racines dans la civilisation berbère.

24 - N’oublions pas que c’est sous la protection des califes almohades qu’Ibn Rushd a entrepris son travail de penseur rationaliste, alors qu’en Andalousie il eut à comparaître devant un aréopage inquisitorial de personnalités cordouanaises (v. Encyclopádie de l’Islam). L’on sait par ailleurs qu’Ibn-Khaldoun n’a jamais été en odeur de sainteté au sein des cercles traditionalistes, tant maghrébins qu’orientaux.

25 - Dans sa thèse de doctorat, le Professeur Marcel Benabou a expliqué les causes profondes de la résistance berbère à la romanisation (Réf. Marcel Benabou: “La résistance africaine à la romanisation”, Ed. François Maspero, Paris 1976). - De son côté, le Professeur Jean Servier fait un parallèle entre la civilisation berbère et la civilisation grecque: la première est l’ancêtre de le seconde, ce que les Grecs savaient déjà, puisqu’ils font naître et Athéna et Apollon en Berbérie... (Réf. Jean Servier: “Tradition et civilisation berbères”, Editions Du Rocher, Monaco, 1985).

26 - Informations fournies par la chaîne franco-allemande de télévision “Arte” dans un documentaire diffusé le 1er 09.2000 (18.15h, heure marocaine).

27 - Michel Malherbe: “Les langages de l’humanité”, Ed. Seghers, Paris, 1983, p.420.

28 - Réf. “ Le Monde des Livres” du 08.09.2000, p. VIII.
Arabe

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r
31 mai 2004 09:03
salam,
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué.
Post qui gagnerait à être un peu simplifié et résumé.
f
31 mai 2004 19:23
euh j'ai lu juste le titre du post et ça ma fait mal a la tête.............................
b
31 mai 2004 20:45
fleurorientale, j'ai fait idem que toi....
m
31 mai 2004 20:54
Mais qu'est ce qu'il veut dire le titre déjà??
t
31 mai 2004 20:56
salam

franchement apres y'en a ki se plaignent k'on reponds pas a leur posts!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
rien ke de faire descendre le curseur ca ma retourner le cerveau!!!!!

 
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