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Susan George
M
3 juin 2004 02:24
Extrait du site

[www.tni.org]


"L'intégration économique qui caractérise la "mondialisation" était déjà réalisée au 19ème siècle sous les auspices de l'Empire britannique et de l'étalon or: elle n'a donc rien de très nouveau.

Quant au volume et à la facilité des échanges commerciaux, c'est au moins aussi vieux que la Renaissance. A titre d'exemple, voici ce qu'en dit un vénétien du 17ème siècle:

Les communications des peuples entre eux sont si étendues sur tout le globe terrestre que l'on peut quasiment dire que le monde entier est une seule ville où se tient une foire permanente de toutes les marchandises et où tout homme, sans sortir de chez lui, peut au moyen de l'argent s'approvisionner et jouir de tout ce que produisent la terre, les animaux et le labeur humain. Merveilleuse invention. (1)
La question de cette Table Ronde ["Mondialisation: défi ou menace?"] ne se pose pas par rapport à l'intégration économique ou des échanges commerciaux mais par rapport à l'aspect insolite de la mondialisation à notre époque; à savoir l'immense pouvoir exercé par les Entreprises transnationales [ETN]; pouvoir économique bien sûr mais aussi politique. C'est l'activité des ETN qui entraine à la fois le défi et la menace.

L'impact des entreprises transnationales sur l'emploiI

Ces firmes sont les moteurs de la mondialisation - mot qui donne une impression d'universalité, comme si nous avancions tous ensemble vers quelque Terre Promise. Les ETN ne s'intéressent ni géographiquement ni sociologiquement à l'universalité. Le capital, les biens et les services et les dirigeants de haut niveau sont "mondialisés" et mobiles alors que la main d'oeuvre est enracinée, stationnaire et n'a nullement le droit de chercher du travail là où il veut. L'Afrique et d'autres vastes régions du monde sont laissées complètement à l'écart du processus.

Des cent premières entités économiques du monde, 49 sont des états [PNB]; 51 des ETN [chiffre d'affaires]. Par exemple, la Général Motors a une plus grande surface économique que la Norvège ou la Thailande; la Ford que l'Arabie Saoudite, la Mitsui que la Pologne et la Grèce et ainsi de suite. (2) Ces 100 premières firmes réalisent environ 15% de l'activité économique mondiale mesurée. Elles sont courtisées par tous les états car elles sont censées contribuer à la croissance et aux emplois.

Cela peut être partiellement et ponctuellement le cas. Toutefois, les chiffres concernant l'ensemble des 100 premières firmes transnationales dans le monde pour 1993 et pour 1997 montrent qu'elles ont augmenté leur chiffre d'affaires de près de 20 pourcent tout en diminuant légèrement le nombre de leurs employés. Les secteurs pétrolier, chimique et pharmaceutique ont réduit drastiqument leur personnel tout en réalisant d'importants gains en chiffre d'affaires. Le personnel représente encore le poste de dépenses le plus important pour ces entreprises, d'où leur souci de le réduire au maximum et d'augmenter la productivité de celui qu'elles gardent. Dans les 100 premieres firmes, la productivité par employé, du Président au balayeur, avoisine aujourd'hui les $350.000.

D'une manière génerale, même en dehors de ces firmes géantes, il ne faut pas compter sur la mondialisation pilotée par le capital transnational pour fournir des emplois. Les Nations unies recensent à présent quelques 60.000 ETN qui auraient établi 500.000 filiales à travers le monde. Elles sont ensemble responsables d'au moins un quart de la production mondiale mais elles n'emploient que 61 millions de personnes.

Même si l'on suppose généreusement que chaque emploi direct s'accompagne de la création de deux emplois indirects, ces 60.000 ETN n'emploie au mieux que 183 millions de personnes, soit bien moins de 10% de la main d'oeuvre mondiale potentiellement disponible. Dans les pays en développement, elles n'emploient jamais plus de 2% de ceux qui ont un emploi rémunéré. Enfin, il manque de données fiables permettant d'estimer le nombre d'emplois locaux qui ont été détruits par ces entreprises. Pourtant la présence d'une ETN peut décourager ou ruiner les firmes locales dans la même branche. (3)

Les crises financières offrent aux ETN des occasions inespérées de racheter à vil prix des compagnies locales valables: d'après le International Herald Tribune, grâce à la crise asiatique, ces firmes sont "arrachées" ["snapped up"] par des transnationales surtout américaines et japonaises.

La concentration des entreprises transnationales

Peut-on affirmer alors, comme le font les économistes néo-libéraux, que malgré leur impact nul ou négatif sur l'emploi, les ETN contribuent néanmoins à une meilleure allocation des ressources [naturelles, financières, humaines etc.] sur le plan mondial? Les flux d'investissements sont en augmentation constante, mais sont-ils la marque d'une plus grande efficacité ou rationalité économique? En réalité, les sommes colossales que consacrent les ETN à "l'investissement" servent dans une proportion écrasante aux fusions et aux rachats, c'est à dire à la concentration économique, non pas à des investissements productifs nouveaux.

La concentration n'est pas une recette "d'éfficacité" et mène plutôt à la création d'oligopoles, au "capitalisme d'alliances" et à des rentes de situation. La mondialisation actuelle va incontestablement dans ce sens. En 1998, 80% des "investissements" ne contribuaient à aucune activité économique nouvelle. Et encore, il ne s'agit là que des fusions et rachats transfrontaliers; les fusions de firmes nationales entr'elles représentent encore plusieurs centaines de milliards de dollars.

L'Union européenne est à l'origine de près de la moitié des investissements et des fusions/rachats transfrontaliers. Les USA en sont responsables du quart. Cet "investissement" est invariablement accompagné de "dégraissages" sévères de la main d'oeuvre. Les chiffres disponibles pour 1999 montrent que la valeur des fusions et rachats effectués dans les six premières mois seulement de 1999 dépasse celle enrégistrée pour la totalité de ces opérations en 1998. (4)

Ces données permettent d'avoir une idée de la surface des ETN industrielles. Qu'en est-il des transnationales financières - fonds de pension, compagnies d'assurances, compagnies de courtage, banques commerciales? En 1995, elles contrôlaient déjà près de 30.000 milliards de dollars d'actifs, placées dans le monde entier. Ces sommes pouvaient partir aussi rapidement qu'elles étaient arrivés, comme en témoignent les nombreuses crises financières de 1995 à 1999. La Banque des Règlements Internationaux décrit le "comportement de troupeau" qu'affectent ceux qui gèrent les fonds placés sur les "marchés émergents".

Il ne faut pas s'étonner de la gravité des crises financières lorsque l'on sait qu'un seul pourcent [1%] des fonds gérés par ces compagnies d'investissements équivaut au quart de la capitalisation de toutes les bourses de tous les pays "émergents" de l'Asie et aux deux-tiers de la capitalisation de toutes les bourses de l'Amérique latine. Le plus étonnant serait l'absence de crises financières. (5)

Un gouvernement des transnationales?

Malgré leur puissance économique, ou peut-être à cause d'elle, les transnationales n'ont aucune volonté d'exercer directement un gouvernement politique. Elles désignent pour cela des "mandataires" et se servent à la fois de leurs propres lobbies ou associations professionelles et des organisations internationales. Ces dernières privilégient les contacts avec les milieux d'affaires à l'exclusion des autres secteurs de la société. (6)

Parmi les lobbies crées par les transnationales, citons la Table Ronde des Industriels européens [ERT: European Roundtable of Industrialists], composée des Présidents des 45 ETN européennes parmi les plus importantes [dont British Petroleum, Shell, Daimler, Renault, Fiat, Siemens, etc.]. L'ERT est basée à Bruxelles de manière à avoir un accès direct à la Commission européenne dont elle a pu influencer très souvent les décisions. (7)

Les lobbies des ETN américaines ont tendance à s'organiser sur une base sectorielle; e.g. les fédérations de producteurs de pharmacie, de chimie, de blé, etc.: toutes ont leurs équipes de lobbystes professionnels à Washington. On passe facilement du gouvernement aux lobbies: l'actuelle ministre chargée des négociations du commerce, Charlene Barshevsky, représentait autrefois l'industrie du bois et du papier canadienne. L'un de ses prédécesseurs dans ce même poste [Micky Kantor] travaille à présent pour la fédération des producteurs de blé américains [US Wheat Associates].

Ces différents intérêts se réunissent à l'occasion en coalitions plus larges, par exemple le US Coalition of Service Industries, qui intervient souvent auprès de Mme Barshevsky pour "guider" la renégociation de l'Accord Général sur le Commerce des Services [GATS ou AGCS] à l'Organisation Mondiale du Commerce. Cette coalition cherche en particulier l'ouverture à la "concurrence" de tous les services publics européens, santé publique comprise, c'est à dire la privatisation et la possibilité pour les firmes américaines de pénétrer ces marchés particulièrement lucratifs. (8)

Sur le plan international aussi fleurisssent un grand nombre d'organisations au service des transnationales qui ont une influence prépondérante sur la politique des états. La Chambre de Commerce Internationale [CCI] dont le siège est à Paris a été particulièrement importante dans la préparation des positions de Sir Léon Brittan, à l'époque Commissaire européen, pour la réunion ministérielle de l'Organisation Mondiale du Commerce. La CCI s'auto-proclame "la seule organisation qui parle avec autorité au nom des entreprises de tous les secteurs dans le monde entier"; elle fait connaître ses exigences directement auprès des chefs de gouvernement et d'état. (9)

Un autre lobby international d'ETN qui travaille dans le sens d'une plus grande libéralisation est le TransAtlantic Business Dialogue [TABD], composé d'industriels des deux côtés de l'Atlantique. C'est peut-être le plus efficace de tous: né en 1995 seulement, il a des comités permanents qui s'occupent de l'harmonisation des normes pour toutes sortes de produits de manière à ce que ceux-ci puissent être vendus sans restrictions de part et d'autre de l'Atlantiqueet dans le reste du monde. Les décideurs politiques américains, européens et internationaux assistent régulièrement aux réunions du TABD. Comme la Chambre de Commerce, il établit des recommendations précises à l'adresse des négociateurs des grands accords en cours d'élaboration. Pascal Lamy, commissaire et négociateur européen, était l'invité politique principal à la réunion du TABD tenue un mois avant la réunion ministérielle de l'OMC à Seattle.

Ces mêmes entreprises établissent actuellement des liens de coopération avec les Nations unies que l'on aurait pu espérer plus neutres. Le Geneva Business Dialogue, initié par Helmut Maucher, Président du Conseil de Nestlé et, à l'époque, Président de la Chambre de Commerce Internationale, a réuni en octobre 1998 des représentants haut placés du monde des affaires avec les dirigeants des principales agences des Nations unies à Genève, le tout sous les auspices et avec la bénédiction du Secrétaire général. Quelques mois plus tard, le même Kofi Annan lançait un appel vibrant au World Economic Forum de Davos de janvier 1999, proposant au millier des chefs de grandes entreprises un "Global Compact" ["Pacte Global"] unissant les ETN et l'ONU dans un même élan en faveur du développement.

Depuis, le PNUD met sur pied un programme de coopération avec les ETN, dont certaines particulièrement connues pour leur non-respect des droits de l'homme dans les pays pauvres. Ce Global Sustainable Development Facility leur permettra d'utiliser le logo et de bénéficier du prestige de l'ONU. Encore plus douteux, le Haut Commissariat pour les Réfugiés a accepté de présider un "Business Humanitarian Forum" en parténariat avec la firme pétrolière UNOCAL, dont les activités en Birmanie font appel au travail forcé.

Objectifs politiques

Que les transnationales se servent de leurs propres lobbies, de la disponibilité des Nations unies ou d'organisations internationales spécialisées, leurs objectifs politiques sont toujours les mêmes. Dans trois domaines cruciaux, elles cherchent à bénéficier d'une liberté totale: les échanges des biens et des services, les mouvements des capitaux, les investissements.

L'Organisation Mondiale du Commerce est chargée de promouvoir la liberté des échanges. Alors que l'ancien GATT ne s'occupait que de biens industriels, l'OMC cherche à régir la totalité des activités humaines: les produits agricoles, la santé, l'education et la culture, le vivant qui peut désormais être brevetée, les marchés publics, etc. Les ETN ont été les prémières à le comprendre l'intérêt de mettre sous la juridiction de l'OMC le vaste domaine des services [11 secteurs, 160 sous-secteurs]. Comme l'expliquait le Directeur de la Division des Services de l'OMC, "ans les énormes pressions venues du secteur des services financiers américains, spécialement des compagnies comme American Express et CitiCorp, il n'y aurait pas eu d'Accord sur les Services [GATS] et peut-être pas d'Uruguay Round et pas d'OMC". (10)

Quand on sait qu'au moins un tiers du "commerce" international consiste en échanges entre filiales et/ou maison-mère d'une même ETN; qu'un tiers encore de ce commerce consiste en échanges entre différentes ETN, l'importance des règles établies par l'OMC pour le compte de ces firmes est évidente. Leur lobbies sont de ce fait très actifs autour des négociations en son sein et elles ont été extrèmement vexées du fiasco de la réunion ministérielle de l'OMC de Seattle.

Pour ce qui est de la libéralisation des mouvements des capitaux, le Fonds Monétaire International s'en charge dans les pays endettés du Sud et de l'Est. Tous les pays du Nord ont déjà libéralisé indépendamment les leurs. Les ETN n'ont pas besoin de contacts directs avec le FMI, vu qu'il sert parfaitement les objectifs néo-libéraux du "Consensus de Washington" sans leur intervention.

Enfin, l'Accord Multilatéral sur l'Investissement [AMI] devait assurer la liberté des ETN en ce qui concerne les investissements dans le monde entier. Il avait aussi la prétention d'instituer un processus de règlement des différends permettant aux entreprises d'attaquer directement en justice les états. Au cours des négociations à l'Organisation pour la Coope_ation et le Deloppement Economique, les lobbies des ETN ont été très actifs, en particulier à travers le Business International Advisory Committee de l'OCDE. Ces firmes traitaient directement avec les négociateurs de leurs pays en donnant des instructions et en refusant toute référence aux questions environnementales ou du travail. (11) L'AMI a été arrêté à la fin de 1998, grâce à la vigilance et à la détermination du mouvement citoyen, qui infligeait ainsi une importante défaite aux ETN. C'est pour cette raison que celles-ci espèrent toujours réintroduire un accord similaire par le biais de l'OMC.

La démarche de ces firmes consiste à investir toutes les instances politiques internationales et à les soumettre à leurs exigeances. Dans la mesure où cette démarche peut être entravée par l'action d'autrui, elle s'accompagne de plus en plus d'un effort de discréditer les ONG protestataires et de mettre en doute la légitimité de représentants de la société civile autre que ceux du monde des affaires. Cette tentative est parfois accompagné de menaces à peine voilées. La période post-Seattle a déjà été témoin d'attaques des ETN contre les citoyens, par exemple le MEDEF [organisation du patronat] en France. (12)

Les valeurs de la mondialisation néo-libérale: concurrence et privatisation

La valeur centrale du système éthique - car la mondialisation néo-libérale prétend en avoir un - est la concurrence qui permet, théoriquement, non seulement l'efficacité économique maximum mais aussi à chaque individu de donner le meilleur de lui-même. La concurrence est une notion universelle s'appliquant aux nations, aux régions, aux firmes et bien entendu aux personnes. Seules les firmes transnationales échappent à ses lois; à travers leurs fusions, décrites plus haut, elles écartent la concurrence en faveur d'un "capitalisme d'alliances".

La concurrence implique la privatisation. Les services publics, nécessairement "inefficaces" puisque publics doivent être cédés au secteur privé qui saura les gérer rationellement. Dans les pays du Sud, ce sont la Banque mondiale et le FMI qui exigent et cautionnent la privatisation. Autre avantage: les syndicats, souvent influents dans le secteur public, seront affaiblis, comme Margaret Thatcher a su le faire en Angleterre en é_iminant deux millions d'emplois syndiqués dans les services publics entre 1979 et 1994. On pose rarement la question de savoir si les services publics doivent être jugés uniquement sur le critère de la rentabilité financière.

"Privatisation" est le terme choisi par le néo-libéralisme, suivi en cela par les médias et par tout le monde. Malgré cet usage, le mot désigne en réalité une aliénation: on cède au secteur privé non seulement tous les capitaux investis par l'état [c'est à dire l'argent des contribuables] mais aussi le produit de décennies de labeur de la part de milliers de personnes. S'il est vrai que les "petits porteurs" peuvent acquérir une partie du capital lors des offres en bourse, il ne s'agit nullement de promouvoir le "capitalisme populaire". Les vrais propriétaires nouveaux sont invariablement de gros investisseurs, souvent institutionnels. Les privatisations entre 1980 et 2000 représentent l'un des plus grands transferts de richesses de tous les temps - de l'état vers les entreprises et des citoyens vers des intérêts purement mercantiles. Il s'agit aussi d'un triomphe idéologique, car la plupart des citoyens ne s'en sont pas rendus compte. (13)

Inégalites et transferts de richesse

La privatisation ne constitue pas la seule manière de transférer les richesses du bas vers le haut et du secteur public vers le secteur privé, loin s'en faut. Depuis que les ETN impulsent le processus de la mondialisation, le capital est systématiquement rémunéré au détriment du travail. En règle générale, ceux qui se situent dans les premiers 20% d'une société donnée sont avantagés par ce processus; plus on se situe en haut de la pyramide à l'origine, plus on sera favorisé.

Aux Etats-unis, les gains de cette couche sociale ont été documentés très tôt par un analyste républicain, Kevin Philips, ancien membre de l'équipe Nixon. Philips montrait qu'au cours de la décennie 1980-89 les premiers 10% des américains avaient vu leurs revenus augmenter de 16%, les premiers 5% de 23% mais le premier 1% des menages américains avait eu des gains de 50% et atteignait un revenu annuel moyen de plus de $400.000. 80% des américains avaient perdu quelque chose, et symmétriquement, les plus désavantagés à l'origine perdaient, relativement, le plus. (14)

En 1977, le premier 1% des familles américaines avait des revenus moyens 65 fois plus importants que ceux du dernier 10%. Dix ans plus tard, ce premier 1% recevait 115 fois plus que le dernier décile.

La décennie suivante a été elle aussi marquée par l'avance des inégalités. A la fin des années 1990, les chefs de grandes entreprises aux USA gagnaient 419 fois plus qu'un ouvrier dans la même firme [au Japon le PDG gagne de 20 à 30 fois le salaire de l'ouvrier]. Le premier 0.5% des menages américains possèdaient 42% de toutes les richesses financières du pays. Aux USA, entre 1990 et 1998, l'inflation a augmenté de 22%, le salaire moyen annuel ouvrier a augmenté de 28%, les profits ont augmenté de 108%, l'index boursier Standard and Poor a augmenté de 224%, la compensation [salaire + avantages] des grands dirigeants a augmenté de 481%.

Si les ouvriers avaient été récompensés comme l'ont été leurs patrons, leur salaire minimum horaire garanti serait de $22, et non pas $5.15; l'ouvrier gagnerait en moyen $110.000, pas $23.000. En réalité, une personne travaillant aux USA 52 semaines par an [donc sans congés] au salaire minimum gagnera $10.712 par an, soit 40% en dessous du seuil de pauvreté telle qu'il est défini aux Etats-unis pour une famille de quatre personnes. (15)

Si la distribution des revenus aux Etats-unis est particulièrement inégale, le modèle néo-libéral s'accompagne partout dans le monde de l'augmentation des inégalités et d'un transfert massif des richesses du bas vers le haut. Le Rapport 1997 de la CNUCED sur le Commerce et le Développement se fonde sur quelques 2600 études empiriques concernant la distribution des revenus. L'appauvrissement des plus pauvres s'est accompagné d'un amenuisement ["hollowing out"] des classes moyennes. Ce phénomène est documenté pour des sociétés extrèmement différents, y compris la Chine, la Russie et les autres pays ex-socialistes. La CNUCED conclut que la croissance des inégalités est mondialement "synchronisée"; liée partout à des "politiques accordant un rôle beaucoup plus important aux forces du marché".

Les crises financières provoquées par la liberté des capitaux d'aller et venir sur les marchés "émergents" ont fait sombrer la moitié de la population mexicaine en-dessous du seuil de la pauvreté, revenir la famine en Asie, baisser l'espérance de vie dans de nombreux pays, dont sept ans pour les hommes en Russie, phénomène sans pré_édent au vingtième siècle. La vaste majorité de la population ne bénéficie pas des capitaux lorsqu'ils affluent; elle en souffre pourtant beaucoup lorsqu'ils se retirent. Les pays riches ne sont pas épargnés. Plus de 40 millions d'américains n'ont aucune assurance-maladie et en Europe à peu près le même nombre de citoyens sont classés comme "pauvres".

a quoi sert la politique?

La mondialisation change la nature de la politique et entraine une mutation en profondeur. Des siècles durant, la politique en Occident concernait essentiellement les hiérarchies. Du seigneur au mendiant, chacun connaissait son rang et quémandait places et faveurs auprès des supérieurs tout en les dispensant aux inférieurs. Le tissu social tout entier dépendait du jeu des réciprocités hiérarchiques.

Depuis les révolutions nationales du 18ème siècle et surtout depuis la dernière guerre, la politique sert essentiellement à partager le gâteau. La croissance économique doit augmenter sa taille; les luttes politiques [syndicales, corporatistes, estudiantines, etc.] en exigent un découpage différent. L'impôt, levé et redistribué par l'Etat, permet l'intégration de toutes les catégories sociales, plus ou moins satisfaites de leur sort, dans la collectivité.

La mondialisation néo-libérale, animée par les ETN, amène une politique du troisième type dont on n'a pas encore mesuré la gravité. Elle ne demande pas "Qui occupe quel rang?" ni "Qui aura quelle part du gâteau?" mais "Qui aura le droit de vivre et qui ne l'aura pas?"

Cette mondialisation ne peut mathématiquement inclure tout le monde et elle fabrique, globalement, plus de perdants que de gagnants. Qu'il s'agisse d'individus, d'entreprises, de régions, de pays, elle se saisit des meilleurs et rejette les autres, sans aucun projet pour les perdants. Que va-t-il advenir des millions qui ne contribuent rien à cette économie mondialisée, ni en tant que producteurs, ni en tant que consommateurs? Auront-ils toujours les mêmes droits que les autres? Il est permis d'en douter.

Depuis l'antiquité, les hommes s'organisent autour d'un projet politique. Jusqu'à nos jours, l'économie n'était que l'un des éléments au service de ce projet. Selon le rapport de forces, cela donnait une immense variété de systèmes allant de l'esclavage au Welfare State, mais dans tous les cas la société dictait ses règles à l'économie.

Notre époque est la première à affirmer que le marché n'est pas un simple moyen mais un projet politique et un acteur politique en soi. Il doit s'auto-réguler; il faut lui faire confiance pour l'allocation mondiale optimum de toutes les ressources, qu'elles soient naturelles, fabriquées, financières, humaines. Le profit est la mesure de son efficacité.

Il existe désormais toutes sortes de preuves que, laissé à lui-même, le marché détruira la société. La croyance des néo-libéraux que le marché peut se substituer à un véritable projet politique est la plus grande menace à laquelle nous devons faire face. Si les forces qui cherchent à construire la démocracie internationale échouent, nous nous embarquerons dans un monde où les conséquences politiques risquent d'être terrifiantes."

Jean-Paul Moreau
 
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