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Soutiens publics et protection des agriculteurs
M
12 juin 2004 16:48
Extrait du site:


[www.penserpouragir.org]

L’enjeu véritable : l’avenir des paysanneries du Sud



Au départ il nous faut rappeler ce que j’appelle la « nouvelle question agraire » à laquelle le monde contemporain est confronté.


L’agriculture capitaliste, commandée par le principe de la rentabilité du capital, localisée presque exclusivement en Amérique du nord, en Europe, dans le cône sud de l’Amérique latine et en Australie, n’emploie guère que quelques dizaines de millions d’agriculteurs qui ne sont plus véritablement des « paysans ».Mais leur productivité, fonction de la motorisation ( dont ils ont presque l’exclusivité à l’échelle mondiale )et de la superficie dont chacun dispose, évolue entre 10 000 et 20 000 quintaux d’équivalent- céréales par travailleur et par an.

Les agricultures paysannes rassemblent par contre prés de la moitié de l’humanité - trois milliards d’êtres humains. Ces agricultures se partagent à leur tour entre celles qui ont bénéficié de la révolution verte (engrais, pesticides et semences sélectionnées), néanmoins fort peu motorisé, dont la production évolue entre 100 et 500 quintaux par travailleur et celles qui se situent avant cette révolution, dont la production évolue autour de 10 quintaux seulement par actif.

L’écart entre la productivité de l’agriculture la mieux équipée et celle de l’agriculture paysanne pauvre est devenu phénoménal comparativement à ce qu’il était il y a un demi siècle. Autrement dit les rythmes des progrès de la productivité dans l’agriculture ont largement dépassé ceux des autres activités, entraînant une réduction des prix relatifs de 5 à 1.

Dans ces conditions, si, comme l’impose désormais l’Organisation Mondiale du Commerce depuis la conférence de Doha (Novembre 2001), on « intégrait l’agriculture » à l’ensemble des règles générales de la « compétition », assimilant les produits agricoles et alimentaires à des « marchandises comme les autres », quelles en seront les conséquences certaines, dans les conditions d’inégalité gigantesque entre l’agro-business d’une part et la production paysanne de l’autre ?

Une vingtaine de millions de fermes modernes supplémentaires, si on leur donne l’accès aux superficies importantes de terres qui leur seraient nécessaires (en les enlevant aux économies paysannes et en choisissant sans doute les meilleurs sols) et s’ils ont accès aux marchés de capitaux leur permettant de s’équiper, pourraient produire l’essentiel de ce que les consommateurs urbains solvables achètent encore à la production paysanne. Mais que deviendraient les milliards de ces producteurs paysans non compétitifs ? Ils seront inexorablement éliminés dans le temps historique bref de quelques dizaines d’années. Que vont devenir ces milliards d’êtres humains, déjà pour la plupart pauvres parmi les pauvres ,mais qui se nourrissent eux mêmes, tant bien que mal , et plutôt mal pour le tiers d’entre eux ( les trois quarts des sous-alimentés du monde sont des ruraux ) ? A l’horizon de cinquante ans aucun développement industriel plus ou mois compétitif, même dans l’hypothèse fantaisiste d’une croissance continue de 7 % l’an pour les trois quarts de l’humanité, ne pourrait absorber fut-ce le tiers de cette réserve.

Alors que faire ?


Il faut accepter le maintien d’une agriculture paysanne pour tout l’avenir visible du XXIe siècle. Non pour des raisons de nostalgie romantique du passé, mais tout simplement parce que la solution du problème passe par le dépassement des logiques du libéralisme. Il faut donc imaginer des politiques de régulation des rapports entre le « marché » et l’agriculture paysanne. Aux niveaux nationaux et régionaux ces régulations, singulières et adaptées aux conditions locales, doivent protéger la production nationale, assurant ainsi l’indispensable sécurité alimentaire des nations et neutralisant l’arme alimentaire - autrement dit déconnecter les prix internes de ceux du marché dit mondial - ,comme elles doivent - à travers une progression de la productivité dans l’agriculture paysanne , sans doute lente mais continue - permettre la maîtrise du transfert de population des campagnes vers les villes .Au niveau de ce qu’on appelle le marché mondial la régulation souhaitable passe probablement par des accords inter régionaux, par exemple entre l’Europe d’une part , l’Afrique , le monde arabe, la Chine et l’Inde d’autre part, répondant aux exigences d’un développement qui intègre au lieu d’exclure.

Ces questions fondamentales sont exclues du débat, transféré intégralement aux seules questions des soutiens à l’agriculture et de leurs effets sur les conditions d’une « compétition prétendue saine » (« fair competition ») sur les marchés mondiaux de produits agricoles.


L’objectif - affirmé par l’ OMC- est l’ouverture des marchés du Sud aux exportations agricoles du Nord. Or les avantages absolus dont bénéficient les agricultures du Nord , rappelés en termes de différences de productivité gigantesques , indépendamment de tout soutien supplémentaire aux exportations , sont tels que cette ouverture ne peut qu’aggraver dramatiquement les problèmes des paysanneries en question et non leur apporter même un début de solution . L’ouverture des marchés du Nord aux exportations agricoles du Sud , promise en contrepartie par l’OMC , même si elle se faisait ( ce qui est douteux), demeure sans comparaison par les bénéfices qu’elle pourrait apporter avec les dévastations occasionnées en sens inverse.

L’OMC prétend que le choix qu’elle fait de ne s’occuper que des termes du commerce international en centrant les négociations sur les subventions qui , selon elle , auraient un impact sur ces termes , répond à sa vocation explicite : traiter du commerce à l’exclusion des autres problèmes , comme celui du développement. Cette prétention ne tient pas la route. L’ouverture incontrôlée du commerce extérieur façonne les systèmes productifs ,singulièrement ceux des partenaires faibles ,et annihile leur droit au développement et à sa protection nécessaire. De surcroît l’ OMC procède ici de la logique "deux poids , deux mesures". Elle accepte la légitimité des politiques des pays développés , en introduisant des distinctions artificielles entre les différents segments de ces politiques comme on le verra , mais refuse ce droit aux autres.

Les soutiens à l’agriculture dans le monde contemporain réel
Les mesures de soutien à la production agricole et aux revenus des agriculteurs constituent un ensemble en apparence d’une complexité extrême, gouverné par une véritable jungle de textes dans lesquels le non spécialiste est assuré de se perdre. Il n’en demeure pas moins que ces ensembles de mesures - « nationales » (cas des Etats Unis, ou du Canada, ou du Japon ou d’autres) ou « communautaires » (cas de l’Union Européenne) - constituent des politiques relativement cohérentes (c’est à dire des moyens efficaces pour atteindre les objectifs qu’elles se proposent), non sans qu’ici ou là le hasard de l’histoire et des conflits d’intérêts particuliers aient pu se traduire par des incohérences partielles. On peut certes juger ces politiques (leurs objectifs) de points de vue différents, les défendre ou les critiquer, mais elles existent. On peut aussi discuter de l’efficacité des moyens mis en œuvre pour servir ces objectifs. Mais on ne peut le faire sérieusement qu’en se situant sur le terrain de l’économie réelle, non sur celui de l’économie « libérale » imaginaire.

Le volume global des dépenses publiques « agricoles » comptabilisées s’élevait en 1995 selon l’OMC à 286 milliards de dollars.

On sait aussi qu’au moins 90 % de ces dépenses sont effectuées par les seuls pays du centre du système mondial, ceux de la triade (Etats Unis et Canada, Union Européenne, Japon).

Pour les pays riches (ceux membres de l’OCDE par exemple) ce montant peut paraître considérable. Il l’est d’une certaine manière très certainement, c’est à dire si on le rapporte au nombre des agriculteurs qui en bénéficient (volume du soutien moyen par exploitation agricole), à d’autres critères de mesure (soutien moyen par hectare cultivé, par tonne de céréales ou de viande produite etc.). Il l’est également si on le rapporte à la valeur des productions spécifiques visées, ou même à celle de la production agricole dans son ensemble, ou si on le rapporte aux revenus des agriculteurs bénéficiaires ou même des agriculteurs pris dans leur ensemble.

L’OMC « classe » les dépenses publiques agricoles en quatre catégories, dites boites rouge, orange, bleue, verte.




Le critère de ce classement serait le degré d’influence de ces dépenses sur les productions et surtout les « prix » des produits agricoles (prix de production, prix de vente par les agriculteurs, prix à la consommation). Dans les boites rouge et orange l’OMC place celles de ces dépenses qu’elle estime avoir un impact sur les prix en question, tandis qu’elle place dans les boites bleue et verte celles qui n’en auraient pas, selon les jugements de cette organisation.

Au total on retrouverait :
dans les boites rouge et orange : 124 milliards de dollars
dans les boites bleue et verte : 162 milliards de dollars

Ce classement est d’importance première, puisque les mesures dites de « libéralisation » de l’agriculture, visant à traiter les productions agricoles comme des productions marchandes ordinaires, ne concernent que les dépenses des premières boites, lesquelles sont censées devoir être progressivement réduites, selon un calendrier fixé par les négociations au sein de l’OMC. Les Etats demeurent donc libres de maintenir le volume de leurs dépenses classées bleues ou vertes, ou même de les augmenter. Ce qui est d’ailleurs un fait accompli depuis une dizaine d’années.

Or le partage des dépenses en question entre les deux couples de boites oppose d’une manière indiscutable les Etats Unis d’une part, l’Union Européenne, le Canada et le Japon d’autre part. Dans les boites rouge et orange on ne retrouve que 12 % des dépenses publiques des Etats Unis affectant l’agriculture, contre respectivement 55 % pour l’Union Européenne, 48 % pour le Canada et 54 % pour le Japon. Autrement dit dans la perspective de la libéralisation préconisée par l’OMC l’effort essentiel devrait être fait par l’Europe, le Japon et le Canada, et non par les Etats Unis.

Les définitions choisies à partir desquelles les classements ont été opérés ont elles mêmes été le produit de longues « négociations » conduites dans le cadre quasi secret de la Chambre de Commerce Internationale (le Club des transnationales) et d’échanges de vues entre l’Union Européenne et les Etats Unis qui ne sont guère connus au delà du cercle restreint des fonctionnaires qui y ont participé. Au delà de l’opacité épaisse qui entoure donc ce « classement » une question importante reste posée : pourquoi les Européens se sont-ils alignés sur une « méthode » qui les plaçait d’emblée en position d’infériorité vis à vis de leur partenaire-concurrent principal, les Etats Unis ? Je n’ai pour ma part pas d’explication à ce mystère autre que celle qui donnerait toute sa place à la dimension politique des exigences de « l’impérialisme collectif de la triade ».

En tout état de cause ce conflit entre les Etats Unis et l’Union Européenne qui occupe une place majeure dans les discussions au sein de l’ OMC ne devrait pas intéresser véritablement le Sud . Que l’ouverture de leurs marchés se fasse au bénéfice principal de l’un ou l’autre des deux partenaires en question , son effet dévastateur sur les économies paysannes du Sud reste inchangé.

Le critère sur lequel est fondé le classement de l’OMC ne tient pas la route.


En réalité, comme l’écrit Jacques Berthelot (L’agriculture, talon d’Achille de la mondialisation),, les quatre boites en constituent une seule, qualifiée à juste titre de « boite noire ». Car c’est seul l’examen de l’ensemble de toutes les dépenses placées artificiellement dans l’une ou l’autre des quatre boites de l’OMC, qui permet de comprendre la logique de la politique agricole poursuivie, ses objectifs, les intérêts qu’elle sert, ses moyens. Leur ventilation en « espèces » prétendues différentes est le produit de para analyses - de style byzantin - qui sont celles précisément de l’économie pure du monde imaginaire. Ces para analyses ne valent guère mieux que celles qui portent sur « le sexe des Anges » ou « la couleur du logarithme ».

En effet toutes ces dépenses ont un impact évident sur la production, son volume et son efficacité, et par delà sur les prix. Leur objectif est d’ailleurs de l’avoir. Et elles l’ont.

Quelques exemples de dépenses classées « vertes » l’illustrent à la perfection.


L’aide alimentaire aux nécessiteux, fort importante aux Etats Unis - plus de 20 milliards de dollars - et sans laquelle 10 % de la population de ce pays seraient condamnés à la famine, crée un débouché supplémentaire à la production agricole (puisque sans elle la demande des nécessiteux demeurerait non solvable). Cette production supplémentaire et les prix auxquels l’Etat l’achète aux agriculteurs, ont d’évidence, un impact direct sur l’agriculture concernée. On peut défendre l’octroi de cette aide - ou, par exemple, la distribution gratuite de lait aux enfants des écoles - avec des arguments de solidarité sociale, et même de la meilleure efficacité économique à terme de travailleurs en bonne santé. Mais on ne peut prétendre que cette forme de la dépense publique soit sans effet sur la production et les prix.

Certaines subventions - également classées vertes (ou bleues) - ont pour objectif avoué de limiter la production (réduire des surproductions), comme les compensations pour non mise en valeur de superficies arables et appropriées. D’autres d’absorber cette surproduction, par la constitution de stocks privés ou publics achetés à des prix définis. Les unes et les autres ont un impact sur les productions et les prix..

Les aides en apparence les moins « couplées » aux productions et prix le sont-elles réellement ? On pense ici aux subventions aux agriculteurs qui visent à relever le niveau de leurs revenus, par exemple pour les aligner sur ceux des travailleurs urbains (salariés - classes moyennes) et qui sont octroyées indirectement (déductions d’impôts sur le revenu) ou même directement. Les équations de l’équilibre général - auxquelles nos économistes conventionnels font constamment référence - illustrent la co-détermination du système de répartition des revenus et de celui des prix relatifs puisqu’en effet une redistribution du revenu modifie la structure des demandes. La logique de l’économie conventionnelle conduit donc à la conclusion que les interventions ont bel et bien un impact sur les prix !

Le concept donc de « couplage » et de « découplage » qui définirait les différentes formes de dépenses publiques en question d’une part, les productions et les prix d’autre part, ne repose sur aucune base solide. Il relève de l’alchimie de « l’économie pure » ; et en fait, sert d’argument de circonstance manipulable dans un sens ou l’autre selon qu’on cherche à légitimer ou délégitimer tel ou tel objectif de politique économique.

Nature et portée des politiques agricoles des pays du Nord


La nature et la portée des politiques agricoles des pays du Nord, et singulièrement des Etats Unis et de l’Union Européenne, sont abordées par l’OMC dans le strict cadre défini par l’impact que les soutiens que les dépenses publiques affectées à l’agriculture auraient sur le commerce mondial des produits agricoles.

En fait ces politiques ont une toute autre ampleur. Elles constituent le moyen par lequel dans l’ agriculture ( comme dans les autres activités économiques) le Nord a construit ses avantages absolus sur ses concurrents éventuels du Sud

Les avantages du Nord sont donc, dans ce domaine (comme dans les autres) structurels. De surcroît le succès même des politiques agricoles mises en œuvre en Europe (notamment la PAC) et aux Etats Unis est à l’origine de capacités productives des pays en question qui dépassent largement ce que leurs marchés intérieurs peuvent absorber. L’Union Européenne et les Etats Unis sont donc devenus, dans le moment actuel, des exportateurs agressifs de leurs surproductions. La volonté « d’ouvrir » les marchés du Sud à leurs exportations agricoles et alimentaires, dont l’OMC est l’instrument, procède de cet objectif.

C’est dans ce cadre donc qu’il faut examiner les moyens d’un véritable « dumping » supplémentaire qui s’ajoutent aux avantages structurels de l’agriculture du Nord. Ces moyens sont divers, parfois visibles, parfois moins. Entre autre :
visible : les subventions directes aux exportations
moins visible : la liquidation sur les marchés internationaux des stocks privés et publics constitués pour absorber les excédants de production, à des prix marginaux discutables mais qu’on prétend définir les « vrais prix », ceux dits du « marché mondial ».
non avoué, mais néanmoins réel : « l’aide alimentaire » - souvent déguisée en opérations dites « humanitaires » - contribue à affaiblir les capacités de l’agriculture locale à faire face aux déficits.

On peut discuter de la sagesse douteuse de l’option en question des Etats Unis et de l’Union Européenne, qui les dispense de faire face aux révisions nécessaires de leurs politiques agricoles de manière à ne plus « surproduire » en permanence. Cette critique est d’ailleurs faite par beaucoup, dans le Nord même.

En tout état de cause les pays du Sud ont ici le droit, qu’il est difficile de leur nier, de réagir par des mesures de protection, fussent-elles brutales (relèvement massif des droits d’entrée, voire contingentements), à des agressions qui ne sont pas moins brutales. Le cas du coton est, dans ce cadre, exemplaire sans doute.

Peuvent-ils, dans certains cas (comme celui de déficit alimentaire structurel), se réjouir du dumping du Nord qui leur permet de couvrir ce déficit à faible coût ? Le danger est ici que « l’aubaine » exploitée risque fort de retarder les efforts de redressement nécessaires qui s’imposent dans le domaine des politiques agricoles nationales.

Les politiques agricoles en conflit - celles du Nord telles qu’elles sont et celles que le Sud pourrait développer (ce que la grande majorité des pays en question ne font pas ou très peu) - comportent de nombreux volets autre que ceux qu’on retrouve dans les rubriques « prix (dits du marché mondial) », « tarifs douaniers » et « subventions directes à l’exportation ».

Rubrique « prix mondiaux » : on a rappelé suffisamment souvent pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir ici que ces « prix » ne constituent en rien les « vrais prix ». Ils sont par excellence et tout au contraire des prix marginaux, entre autre parce que le commerce mondial des produits agricoles et alimentaires ne porte que sur une petite fraction des productions (de l’ordre de 10 %) et que, de ce fait, l’impact de l’ensemble des politiques agricoles donne à ces « prix » le caractère de prix à la marge non représentatifs des coûts réels. Ils sont les produits de situations circonstancielles changeantes qu’ illustre leur volatilité extrême. Encore une fois la qualification de « prix vrais » dont les libéraux et l’OMC affublent ces prix de fait n’est fondée sur aucune analyse scientifique. Elle permet toutes les manipulations politiques souhaitées.

D’autres volets des politiques agressives du Nord sont à prendre en considération. Le super monopole que l’agro-business entend renforcer à son bénéfice sous prétexte de « protection de la propriété intellectuelle et industrielle », en imposant des semences sélectionnées fabriquées par les firmes de ce secteur doit être activement refusé, en bloc, entre autre par les pays du Sud. Cette question constitue d’ailleurs l’une des facettes du grand problème de l’écologie et de l’environnement. Les pratiques défendues par les libéraux dans ce domaine vont du pillage pur et simple des connaissances séculaires accumulées par les paysans du Sud, à la destruction de la biodiversité et au soutien à des options dont les dangers à terme peuvent être gigantesques (OGM par exemple).

Soyons clairs : les Américains, les Européens (et les autres) ont parfaitement le droit de construire les politiques nationales ou communautaires qu’ils ont choisi. Ils ont le droit de protéger leurs industries et leur agriculture ; ils ont le droit de mettre en place les systèmes de redistribution du revenu qu’ils jugent conformes à leurs exigences de solidarité sociale. Certes différentes constructions politiques possibles sont ou peuvent être, dans cet esprit, l’objet des débats et des luttes politiques au sein de leurs sociétés. Le concept élémentaire de démocratie l’implique.

Réclamer le démantèlement de ces politiques au nom d’un libéralisme mythique qui n’a jamais existé et n’existera jamais n’a strictement aucun sens. Va-t-on exiger que les pays avancés s’ajustent vers le bas sur les niveaux d’éducation, de formation et capacités de recherche et d’innovation des moins avancés ? Sous prétexte que leur avantage dans ces domaines leur confère un avantage dans le commerce mondial ?

La stratégie dominante choisie malheureusement par les gouvernements du Sud, qui est celle d’exiger que le Nord « joue le jeu du libéralisme », n’a pas de sens. Elle est pourtant celle que nous « recommandent » la Banque mondiale et d’autres . Précisément probablement parce qu’elle est et sera inefficace, le « vrai libéralisme » n’ayant jamais existé que dans l’imaginaire.

Compétitivité des entreprises ou compétitivité des Nations ? Réhabiliter le droit à la protection et aux politiques nationales (ou régionales)


Le discours libéral entend par compétitivité exclusivement celle des entreprises, qu’il s’agisse d’exploitation agricoles, de firmes industrielles et commerciales ou d’entreprises de service, à la rigueur de compétitivité des différentes branches de l’économie (agriculture céréalières, industrie automobile ...). Mais il ignore le seul véritable concept de compétitivité, celui des Nations (de leurs systèmes productifs), laquelle commande largement (mais pas intégralement) celle des branches et des entreprises. En amont donc des différences de compétitivité des entreprises de telle ou telle branche d’activité il y a celles qui différencient les Nations. La théorie dite des avantages comparatifs en matière de commerce international, parce que statique dans ses fondements, ignore la dynamique des transformations qui affectent la compétitivité des Nations et partant leur position dans la hiérarchie du système mondial.

Or la compétitivité inégale des Nations est précisément le produit de ces « dépenses publiques » de toutes natures qui façonnent le cadre dans lequel opèrent les producteurs (infrastructure, qualité de la formation, capacités d’innovation technique etc.) comme celui qui associe systèmes de production et systèmes de répartition des revenus et de leur redistribution. Sachant que ces deux dimensions du monde réellement existant sont inséparables, tout comme le sont économie et politique (celle-ci entendue comme l’ensemble des rapports de force entre les différents partenaires sociaux et les luttes conduites pour les transformer).

On a examiné plus haut l’importance des dépenses publiques concernant l’agriculture des pays du Nord. Il est cependant utile de rappeler aussi que ce volume global de dépenses publiques paraît beaucoup moins considérable si on le compare à celui effectué dans d’autres domaines. A elles seules par exemple, les dépenses militaires directes représentent plus du double des soutiens à l’agriculture, ayant passé le cap de 600 milliards de dollars (dont près de la moitié effectuées par les Etats Unis), auxquels il faut ajouter les soutiens gigantesques dont bénéficient les industries d’armement concernées et indirectement certaines productions civiles (dans l’aéronautique, l’espace et l’informatique en particulier). Les volumes de la dépense publique affectée à l’ensemble des infrastructures dont l’impact sur les conditions et l’efficacité de la production dans tous ses segments sont encore plus impressionnants. Il en est de même de ceux affectés aux dépenses dites sociales (éducation et formation, recherche, santé, sécurité sociale) qui conditionnent très largement la « compétitivité des Nations ».

En définitif on sait bien que l’ensemble des dépenses publiques représente désormais une très forte proportion du PIB des pays capitalistes développés - pas moins de 40 %. Ce fait réduit à néant la crédibilité du discours libéral fondé sur une économie imaginaire « sans Etat » ou presque !

C’est dans ce sens qu’il n’y a pas de « vrais prix » et d’autres qui ne le seraient pas, tous les « prix » sont réels, traduisent une réalité dans laquelle reproduction économique et reproduction sociale sont inséparables.

A son tour la compétitivité inégale des systèmes nationaux (ou à la rigueur des systèmes régionaux lorsque ceux-ci ont atteint un niveau de réalité sérieux) commande les rapports internationaux et structure la mondialisation. Car toutes les nations participent à celle-ci ; il n’y a pas de pays, à l’époque moderne, et depuis longtemps qui soit « en dehors de la mondialisation ». Mais tous ne bénéficient pas des avantages de positions égales dans ce système. Dans ce sens les uns sont « agressivement ouverts » tandis que les autres subissent « passivement l’ouverture ». Dans ce sens il devient effectivement impossible de séparer, dans l’ensemble des structures et des politiques nationales, celles qui n’affecteraient « que » les compétitivités des systèmes productifs (et par là des branches et entreprises) sans effet sur les rapports internationaux de celles qui affecteraient précisément ces rapports.

List, dans la première moitié du XIXe siècle déjà, avait parfaitement saisi la nature du défi, fait la critique des « avantages comparatifs », compris que ceux-ci sont construits historiquement et non pas « donnés » une fois pour toutes. Sa proposition allait bien au delà de la « protection des industries naissantes » et constituait une première expression de ce que j’ai développé en le qualifiant de « stratégie de déconnexion », entendant par là non pas une « sortie autarciste de la mondialisation » mais la construction prioritaire d’une politique nationale (ou régionale) capable d’améliorer la compétitivité de l’ensemble du système productif et de segments choisis dans celui-ci et simultanément de définir les structures de « protections » (au sens large du terme et non exclusivement tarifaires) vis à vis des partenaires forts (et agressifs de ce fait) du système mondial. Autrement dit le combat pour la déconnexion, entendu dans ce sens, c’est celui pour une « autre mondialisation » (autre que celle préconisée et imposée par le libéralisme qui ne peut que consolider et approfondir les « avantages » des plus puissants). Autrement dit, ce que nous devons demander, pour faire face au défi véritable, c’est le droit de faire comme les autres (les puissants) ont toujours fait et continuent à faire - en dépit du discours libéral qui ignore cette réalité - le droit à la construction de politiques nationales et régionales efficaces et de protéger cette construction.

Le discours para scientifique de l’ OMC


Au delà de la mythologie libérale les Etats capitalistes sont donc toujours intervenus, et interviennent toujours, dans la régulation de la reproduction capitaliste entre autre par l’importance de leurs « dépenses publiques ». Ces interventions sont décisives, en ce sens qu’imaginer un « système économique capitaliste (dit « de marché ») prétendu pur « qui existerait par lui-même « sans Etat » relève d’une mythologie qui substitue à l’analyse du capitalisme réellement existant celle d’un système imaginaire.

La pensée unique d’aujourd’hui - dite libérale- est fondée sur l’idée saugrenue et mystérieuse que le système de « l’économie de marché pure » aurait le pouvoir de nous révéler ce que sont les « vrais prix » (des productions, toutes marchandes par définition, des « facteurs de la production » - salaires, intérêts du capital, taux de profit - , du change extérieur), c’est à dire ces « prix » qui seraient ceux assurant « l’équilibre général » dans une économie de marchés dérégulés généralisés sans distorsions provoquées par les interventions publiques, ce qui est à vrai dire tout à fait impossible.

Derrière ce discours para scientifique se profile un objectif, qu’on légitime alors par son emballage idéologique :déréguler,c’estàdiredonnerau capital (qui, par définition, est aux postes de commande dans la vie économique des sociétés capitalistes) le pouvoir de décision exclusif. Celui-ci alors loin de chasser l’Etat de la scène et d’interdire ses interventions, sélectionne celles qu’il souhaite - celles qui renforcent ses moyens de domination de la société et maximisent les profits qu’il en tire - et interdit les autres, c’est à dire celles qui réduisent ses pouvoirs et donnent aux autres acteurs de la vie sociale la possibilité de faire valoir, en partie au moins, leurs intérêts propres.

La mythologie des « vrais prix » constitue, entre autre, le fondement des « démonstrations » para scientifiques selon lesquelles toute « protection » en matière de commerce international serait défavorable à la « maximation des satisfactions des consommateurs ». Le terme même de protection devient tabou, synonyme d’irrationalité, voire de stupidité. La « démonstration » procède d’une méthode qui réduit les sociétés, nationales et mondiales, à un univers « d’individus » égaux. Interets sociaux collectifs de groupes , de classes et nations n’ont plus d’existence. De même que tous les individus composant une nation sont égaux (il n’y a ni oligopoles, ni travailleurs mais seulement des « producteurs vendeurs »), toutes les nations le sont. On aura rarement méprisé la réalité avec autant d’insouciance, entre autre l’inégalité de « développement » des nations et le fait que toutes les sociétés riches ne le sont que parce qu’elles se sont protégées et continuent à le faire avec efficacité.

Des réponses alternatives nécessaires
Au delà de l’examen des questions à l’ordre du jour de l’OMC et de la conférence de Cancun et de leur traitement particulier, une par une, une vision alternative d’ensemble des politiques agricoles - dans le Nord et le Sud et partant pour ce qui concerne les échanges mondiaux - est incontournable.

Les pays du Sud n’ont certainement pas les moyens de faire face au défi par l’imitation chez eux des politiques agricoles mises en œuvre dans le Nord, si même cela faisait sens dans leurs conditions (ce qui est douteux). Ils n’ont pas les moyens qui leur permettraient de « subventionner » leurs productions agricoles. Leur capacité de redistribution des revenus est elle même limitée par la modestie des niveaux de revenus eux mêmes et celle des finances publiques.

Cela ne signifie en aucune manière qu’ils n’aient pas besoin d’avoir leur propre politique de développement de leur agriculture, prenant soin à la fois des exigences d’accélérer le progrès de sa productivité et de maîtriser le changement social (éviter la désintégration des campagnes et la bidonvillisation). Ces politiques doivent également intégrer des objectifs nationaux, en premier lieu l’autonomie alimentaire (aux niveaux des Nations et de régions convenables).

Bien entendu les politiques nationales et/ou régionales proposées et les moyens de leur protection doivent être eux mêmes l’objet de débats critiques aussi transparents que possible (c’est à dire faisant apparaître les intérêts qu’ils servent et non les masquer). Ils sont l’objet du débat politique au sens noble du terme.

Dans cet esprit une forme de protection peut être positive ou nocive. La protection est nocive lorsqu’elle vise à protéger des activités inefficaces (de faible compétitivité) en les maintenant dans leur inefficacité. Elle est positive lorsqu’elle protège des processus de transformation permettant à des activités d’améliorer leur efficacité (ou de réduire leur inefficacité).

Le choix d’une stratégie qui, s’inscrivant dans la logique du discours libéral, viserait à « démanteler » les systèmes nationaux des pays dominants de manière à renforcer notre compétitivité apparente dans les échanges mondiaux, est à la fois condamnée d’avance à l’échec certain et absolu et sans doute sans légitimité.

En contrepoint relever le véritable défi auquel les nations du Sud sont confrontées passe d’abord par notre propre volonté de construire des politiques nationales efficaces et d’imposer leur protection. C’est la seule stratégie payante possible.

S’ils le font les pays du Sud ont non pas seulement le droit, mais le devoir de protéger ces politiques par la gamme la plus convenable de moyens efficaces adaptés, non seulement par le choix des tarifs exigés, mais aussi par l’adoption éventuelle de mesures quantitatives (contingentements et autres). Au delà même de ces moyens directs la protection du développement de l’économie nationale implique très certainement des politiques nationales cohérentes dans toute une série de domaines, en premier lieu la gestion de la monnaie nationale et du change.

Ces idées - constructives d’un projet alternatif (l’altermondialisation) - ont progressé dans les opinions et trouvé un reflet dans les échanges de vues occasionnés par la dernière conférence des Non Alignés (Kuala Lumpur, Février 2003).

Dans les domaines de la gestion économique du système mondial, on voit donc se dessiner les lignes directives d’une alternative que le Sud pourrait défendre collectivement, parce que les intérêts de tous les pays qui le constituent sont ici convergents. Parmi celles-ci :

L’idée que les transferts internationaux de capitaux doivent être contrôlés est de retour


En fait l’ouverture des comptes capitaux, imposés par le FMI comme un dogme nouveau du « libéralisme » ne poursuit qu’un seul objectif : faciliter le transfert massif de capitaux vers les Etats Unis pour couvrir le déficit américain grandissant - lui même produit à la fois des déficiences de l’économie des Etats Unis et du déploiement de leur stratégie de contrôle militaire de la planète.

Il n’y a aucun intérêt pour les pays du Sud à faciliter de la sorte l’hémorragie de leurs capitaux et éventuellement les dévastations occasionnées par les raids spéculatifs.

Du coup la soumission à tous les aléas du « change flexible », qui vient en déduction logique des exigences de l’ouverture des comptes capitaux, doit être remise en question. A leur place l’institution de systèmes d’organisations régionales assurant une stabilité relative des changes mériterait de faire l’objet de recherches et de débats systématiques au sein des Non Alignés et des 77.

Au demeurant, dans la crise financière asiatique de 1997 la Malaisie a pris l’initiative de rétablir le contrôle des changes et elle a gagné la bataille. Le FMI lui même a été contraint de la reconnaître.

L’idée de régulation des investissements étrangers est de retour


Sans doute les pays du tiers monde n’envisagent-ils pas, comme ce fut le cas par le passé pour certain d’entre eux, de fermer leurs portes à tout investissement étranger. Au contraire les investissements directs sont sollicités. Mais les modalités de l’accueil sont à nouveau l’objet de réflexions critiques auxquels certains milieux gouvernementaux du tiers monde ne sont pas insensibles.

En relation étroite avec cette régulation la conception des droits de propriété intellectuelle et industrielle que l’OMC veut imposer est désormais contestée. On a compris que cette conception, loin de favoriser une concurrence « transparente » sur des marchés ouverts, visait tout au contraire à renforcer les monopoles des transnationales.

La dette n’est plus seulement ressentie comme économiquement insupportable. Sa légitimité commence à être remise en cause.


Se dessine une revendication qui s’assigne l’objectif de répudiation unilatérale des dettes odieuses et illégitimes, comme d’amorcer un droit international de la dette - digne de ce nom - qui n’existe toujours pas.

Un audit généralisé des dettes permettrait en effet de faire apparaître une proportion significative de dettes illégitimes, odieuses et même parfois crapuleuses. Or les seuls intérêts payés à leur titre ont atteint des volumes tels que l’exigence - juridiquement fondée - de leur remboursement annulerait en fait la dette en cours et ferait apparaître toute cette opération comme une forme véritablement primitive de pillage.

Pour y parvenir, l’idée que les dettes extérieures devraient être régulées par une législation normale et civilisée, à l’instar des dettes intérieures, doit faire l’objet d’une campagne s’inscrivant dans la perspective de faire progresser le droit international et d’en renforcer la légitimité. Comme on le sait c’est précisément parce que le droit est muet dans ce domaine que la question n’est réglée que par des rapports de force sauvages. Ces rapports permettent alors de faire passer pour légitimes des dettes internationales qui, si elles étaient internes (que le créancier et le débiteur appartiennent à la même nation et relèvent de sa justice), conduirait débiteur et créancier devant les tribunaux pour « association de malfaiteurs ».

Enfin beaucoup parmi les pays du Sud réalisent à nouveau qu’ils ne peuvent pas se passer d’une politique nationale de développement agricole qui tienne compte à la fois de la nécessité de protéger les paysanneries des conséquences dévastatrices de leur désintégration accélérée sous l’effet de la « nouvelle concurrence » que l’OMC veut promouvoir dans ce domaine et de préserver la sécurité alimentaire nationale.

En conclusion je soulignerai l’importance de la reconstruction d’un cadre institutionnel permettant de refonder la solidarité du Sud. Cela renforcerait considérablement sa capacité de mener les combats nécessaires tant au sein de l’OMC (puisque les Etats du Sud ont choisi d’y participer) que des autres institutions de gestion de la mondialisation (le FMI en particulier). Sans illusions excessives sur ces institutions qui ont été taillées sur mesure par les puissances dominantes pour renforcer leurs moyens de domination et en aucune manière donner plus de chances au développement, qui n’a jamais été un concept reconnu par l’idéologie libérale.

Jean-Paul Moreau
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12 juin 2004 17:00
Moreau,tu a vraiment lu cet article?
 
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