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l'Islam en France
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20 décembre 2004 13:54
Voici un article extrait de l'encyclopédie Universalis:

Auteur(s) : Valérie AMIRAUX

Qui sont les musulmans de France ?

La présence stabilisée de l'islam en France

Revendications civiques, visibilité dans l'espace public



Le retour des affaires du foulard, des profanations de tombes dans des carrés musulmans, les interrogations sur les « nouvelles » judéophobie et islamophobie, les débats sur l'enseignement du fait religieux dans les écoles publiques, la mise en place du Conseil français du culte musulman, la création d'une Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité, l'adoption en mars 2004 d'une loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics »... parler de l'islam en France, depuis quelque temps, relève presque d'une gageure, tant la partie visible et polémique du sujet occulte certains enjeux plus fondamentaux. L'analyse de l'islam en France s'inscrit désormais non plus dans le cadre de l'immigration mais dans celui d'une réflexion sur la citoyenneté.

À de nombreuses reprises au cours de la période récente, l'islam, considéré dans sa dimension sociale, politique, culturelle, confessionnelle et, très marginalement, spirituelle, s'est trouvé au centre de l'actualité. Tributaires des tensions politiques internationales, ses manifestations révèlent aussi de profonds changements dans les profils socio-économiques et les revendications de ses nombreux acteurs. Elles traduisent à la fois le renforcement et le raidissement des rapports entre deux pôles, d'un côté la stabilisation institutionnelle et sociologique du culte musulman en France, de l'autre un espace public animé par le principe de laïcité et ses interprétations controversées.

Qui sont les musulmans de France ?

On a coutume de souligner, en parlant de l'islam, qu'il s'agit de la deuxième religion de France. Si la connaissance d'une population commence souvent par un recensement, celui-ci comporte bien des approximations : on évalue à 4 ou 5 millions - imprécision porteuse de polémiques sans fin - les individus « culturellement » assimilables à la catégorie de « musulmans ». La majorité d'entre eux sont sunnites, mais des divergences se repèrent dans les écoles juridiques (malékite, hanafite, chaféite) auxquelles ces croyants adhèrent. Il faudrait ajouter les appartenances à des confréries pour lesquelles les données chiffrées sont pratiquement inexistantes. Comme la loi interdit les recensements mentionnant les appartenances ethniques et confessionnelles, ce sont l'origine géographique et la nationalité des ascendants qui définissent un individu comme musulman. Sont ainsi comptés tous ceux qui, issus directement ou non des sociétés musulmanes, sont a priori potentiellement musulmans.
D'après les chiffres du Haut Conseil à l'intégration, ils seraient, en France, près de 4 155 000. La majorité (2 900 000) est d'origine maghrébine (1 550 000 d'origine algérienne, 1 000 000 d'origine marocaine, 350 000 d'origine tunisienne); 100 000 sont des Arabes du Moyen-Orient, 315 000 sont des Turcs, 250 000 viennent d'Afrique noire. Il faut y ajouter 40 000 convertis, 100 000 musulmans asiatiques, 350 000 demandeurs d'asile et clandestins et enfin 100 000 musulmans d'origines variées. Trois millions d'entre eux seraient des citoyens français. Ils sont présents sur l'ensemble du territoire, avec des concentrations plus fortes dans certaines régions: Ile-de-France (35 p. 100), Provence-Alpes-Côte d'Azur (20 p. 100), Rhône-Alpes (15 p. 100), et Nord - Pas-de-Calais (10 p. 100). Ces évaluations sont plus de l'ordre de la conjecture que de la précision infaillible et soulèvent immédiatement la question de la légitimité d'une affiliation religieuse fondée sur l'origine ou l'ascendance d'un individu, indépendamment de sa pratique.
Mesurer le degré de pratique est tout aussi délicat. Comment identifier un pratiquant? Quelles sont les pratiques importantes? Doit-on s'en tenir au respect des cinq piliers de l'islam, à l'assiduité dans les mosquées, aux pratiques collectives, à l'éducation des enfants? Plusieurs sondages et enquêtes statistiques ont tenté de répondre par des chiffres à la question de savoir comment les musulmans identifiés comme tels se définissaient eux-mêmes - pratiquants, croyants ou musulmans « d'origine » -, affinant ensuite par classe d'âge, profession, etc. Une enquête I.F.O.P. de 1994 donnait par exemple les résultats suivants: sur 535 personnes interrogées, 27 p. 100 se déclarent croyants pratiquants, 42 p. 100 musulmans croyants, 24 p. 100 d'origine musulmane, 2 p. 100 d'une autre religion, 5 p. 100 sans religion et 1 p. 100 ne répond pas. La démographe Michèle Tribalat propose une série de tableaux pour affiner cette réalité en fonction, notamment, du sexe et de l'origine nationale des parents, et décliner les réponses possibles en « degrés » de pratique. Cet entrecroisement de variables confirme l'importance de la nationalité. En effet, si 29 p. 100 des Algériens d'origine ou de nationalité, ou Français musulmans rapatriés déclarent pratiquer régulièrement, 60 p. 100 des hommes nés en France d'un parent né en Algérie affirment ne pas avoir de religion. Les Turcs se déclarent croyants pratiquants à 36 p. 100, les Marocains à 40 p. 100 et les Africains de l'Ouest entre 55 et 65 p. 100. La fréquentation des mosquées est un autre critère privilégié pour mesurer la pratique religieuse (entre 11 et 34 p. 100 des musulmans disent s'y rendre). Enfin, une pratique collective, comme le ramadan, serait suivie par 70 à 84 p. 100 des musulmans, tout comme le respect des interdits alimentaires.
Un sondage I.F.O.P.- Le Monde réalisé peu après les attentats du 11 septembre 2001 montre par ailleurs l'influence des événements internationaux. L'affirmation de l'identité religieuse est plus forte en 2001 que lors des deux sondages précédents de 1994 et 1989. L'enquête enregistre un regain de la pratique religieuse (prières quotidiennes, visites à la mosquée), avec des disparités selon les nationalités. Nul besoin d'être un expert pour saisir toute l'ambiguïté de ces évaluations statistiques. A-t-il jamais suffi de compter les personnes assistant aux offices, se mariant à l'église ou baptisant leurs enfants pour mesurer finement l'évolution du catholicisme en France ?
La population des musulmans de France se caractérise par une grande diversité de profils. Les pratiques étant relativement faibles, l'énonciation par un individu de son appartenance à l'islam prend des aspects bien différents: héritage et appartenance culturelle liés aux origines, voies soufie ou confrérique, implication dans des activités collectives définies comme « musulmanes » (le plus souvent à travers des associations régies par la loi de 1901), ou encore usage de signes extérieurs voire prosélytisme. Cette évolution sociale, démographique et économique caractérise toute population immigrée, devenue résidente puis citoyenne du pays d'accueil des premiers arrivants. Elle se traduit aussi par la diversification des choix professionnels et matrimoniaux. Cette hétérogénéité n'a rien de surprenant pour qui s'intéresse aux rapports des individus à leur communauté de croyance. Plusieurs tentatives de classification ont essayé de rendre compte des différentes modalités de s'exposer et de s'exprimer comme musulman en France, de restituer la pluralité des expressions de la foi, les diverses manières de la pratiquer, de cerner les divers types de musulman dans la société. Mais comment inscrire dans un même mouvement les péripéties des jeunes filles voilées récemment exclues de leurs lycées et « l'islam culturel » de certaines militantes de l'association Ni putes, ni soumises ?
Renvoyant tour à tour, ou simultanément, à la foi, à la religiosité, à la morale ou à la culture, quel sens prend l'autodésignation comme musulman lorsque cette posture ne relève plus d'une imposition extérieure, mais d'un choix personnel ? En matière d'éducation, par exemple, si la transmission de l'héritage spirituel et de l'éducation religieuse n'est plus automatique dans la famille et peu facilitée par la société, la délégation de cette compétence à l'école coranique ou aux cercles associatifs apparaît comme un choix individuel, presque rationnel. Les besoins spirituels et certaines valeurs transmises soit par imitation, soit par choix personnel, sont ainsi en grande partie pris en charge par quelque 3 000 associations musulmanes (loi de 1901 ou de 1905) proposant un cadre socioculturel. Les mosquées offrent, quant à elles, les services liturgiques. Cette activité s'est renforcée avec la possibilité, accordée depuis 1981 aux étrangers, de créer des associations de type 1901.
Les pouvoirs publics ont pris conscience de cette complexité. Dans la gestion des suites du 11 septembre 2001, l'ensemble de la classe politique française a constamment fait le distinguo entre les « bons » musulmans et les terroristes supposés responsables des attentats contre le World Trade Center. De juin 2002 à mai 2003, cette rhétorique du bon et du mauvais a imprégné les discours du ministre de l'Intérieur justifiant la mise en place du Conseil français du culte musulman (C.F.C.M.),: l'islam d'ici, expliquait Nicolas Sarkozy, n'est pas celui de là-bas. De plus, à la différence d'autres pays européens, la France n'a pas connu, après le 11 septembre, de vagues d'agressions contre les lieux de culte musulman, et 67 p. 100 des personnes musulmanes interrogées dans le sondage I.F.O.P.- Le Monde de 2001 déclaraient ne pas avoir constaté de modification des attitudes à l'égard des musulmans depuis les attentats. Les violences contre les mosquées se sont pourtant multipliées depuis avril 2002.
Observer les musulmans en France implique de prendre en compte l'intégralité des pratiques, des rapports diversifiés à la foi, à la communauté des croyants, à la liturgie. Celui qui se présente comme musulman oscille donc entre la volonté de distinction (l'islam n'est pas la religion de tout le monde), la prise du risque de l'exclusion (l'islam n'est pas une religion publiquement appréciée) et le désir d'être reconnu, valorisé dans certains espaces de socialisation (cités, associations). La religion prend appui sur le vécu, les discussions et les pratiques changeantes dont les auteurs évoluent. Comment, dès lors, transposer cette réalité multiple de l'islam, tel qu'il se développe en France, dans le système français de régulation des cultes, encadré par un ensemble de normes et de principes quelquefois traduits en loi et dont celle de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État constitue la colonne vertébrale ?

La présence stabilisée de l'islam en France

On aurait tort de réduire l'histoire de l'islam en France à la seule dimension migratoire. Sans remonter trop loin dans le temps, il convient de revenir, comme le fait le sociologue Franck Frégosi, sur la spécificité tirée de l'expérience coloniale, en particulier algérienne, et sur cette « exception musulmane à la laïcité » héritée de la mise sous tutelle par l'État français du culte musulman. La politique d'assimilation menée par la France en Algérie a son effet sur l'islam autochtone (que le gouvernement métropolitain veut contrôler) et se distingue de la politique d'association dans les protectorats marocain et tunisien, ou encore en Afrique de l'Ouest. Cependant la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 ne s'applique pas dans l'Algérie coloniale, en dépit du décret de 1907 qui en prévoit l'extension, tout comme la loi de septembre 1947. Entre 1911 et 1937, la politique musulmane de la France passe par la Commission interministérielle des Affaires musulmanes (C.I.A.M.) et se limite principalement, comme l'écrit l'historien Pascal Le Pautremat, « à une politique indigène en Afrique du Nord, plus particulièrement en Algérie ». En fait, le système de l'indigénat (sénatus-consulte de juillet 1865) fait des Algériens musulmans des sujets plus que des citoyens: le musulman est français de nationalité mais il reste soumis au droit musulman. Son statut de citoyen à part entière reste conditionné au renoncement à ce droit musulman. De fait colonial, l'islam devient fait social national avec les premiers mouvements migratoires vers la métropole, qui commencent bien avant les années 1960. Les décrets et circulaires qui, à partir de 1916, jalonnent l'histoire des flux de main-d'œuvre en provenance des colonies, tout comme les recrutements de soldats indigènes au moment des deux guerres mondiales, sont peu connus mais ont tout autant contribué à l'installation de l'islam sur le sol de la métropole. L'opinion publique aura retenu de cette participation les quelques signes visibles qui incarnent, à Paris notamment, les gestes de la République pour remercier les musulmans de leur loyauté (mosquée de Paris, hôpital franco-musulman, cimetière de Bobigny).
Cette gestion publique de l'islam depuis la métropole - savant équilibre entre le contrôle strict et l'entente calculée avec des interlocuteurs sélectionnés - a trouvé son prolongement depuis le début des années 1980 dans les tentatives réitérées, quoique infructueuses, de mettre en place une institution chargée de représenter le culte musulman auprès des pouvoirs publics. Une commission créée à l'automne de 1999 par le ministre de l'Intérieur de l'époque, Jean-Pierre Chevènement, à l'issue d'une longue consultation, a donné naissance au Conseil français du culte musulman (C.F.C.M.). Élu indirectement par des « délégués » régionaux en avril 2003, il est l'aboutissement de cette politique. Aux plans juridique et constitutionnel, l'islam ne se distingue pas des autres cultes. Concrètement, un certain nombre d'inégalités de fait existent, concernant en particulier la construction des lieux de culte, les carrés musulmans dans les cimetières, le faible nombre d'aumôniers musulmans au sein des établissements publics (hôpitaux, prisons, casernes, écoles). Dans la majorité des cas, les revendications des communautés musulmanes sont traitées sur le lieu même de leur émergence, par « délégation de compétence » pour les affaires religieuses à des autorités locales plus ou moins réceptives. La pratique donne alors libre cours au pouvoir discrétionnaire des administrations locales, l'exemple de la construction de lieux de culte (au statut très diversifié: propriété, location, prêt de locaux) étant le plus notoire. Dans la configuration présente, l'islam en France s'apparente donc autant à un « impensé » qu'à un imprévu, dont on n'aurait pas suffisamment anticipé les besoins.
La laïcité apparaît vite comme le mot magique supposé sinon tout résoudre du moins tout éclairer. Elle s'appuie sur une définition confessionnelle des religions. Celles-ci, pour l'État français, n'existent qu'à travers les institutions religieuses, sur une base confessionnelle et rituelle. La laïcité se décline en différents principes traduits ou non en loi (neutralité de l'État, liberté individuelle de conscience, liberté collective d'exercice du culte, principe d'égalité et de non-discrimination entre les religions, séparation des Églises et de l'État) et produit des effets dans la jurisprudence des tribunaux, avec d'inévitables contradictions. L'avis du Conseil d'État, rendu en 1989 à propos des premiers conflits autour du foulard dans l'enceinte scolaire, le confirmait: il est impossible de trancher dans l'abstrait entre deux principes constitutionnels d'égale valeur, d'un côté la neutralité de l'État, de l'autre la liberté individuelle de conscience et de croyance. Il faut donc traiter au cas par cas. Une quinzaine d'années plus tard, le foulard fait toujours ponctuellement problème, et l'incompétence juridique de l'État en matière de religion s'accommode mal d'une méfiance sociale plus large vis-à-vis des interlocuteurs musulmans constitués en associations. « Aider à la représentation mais ne pas reconnaître », telle pourrait s'énoncer la devise de l'État face à ses interlocuteurs musulmans. Les exigences des pouvoirs publics vis-à-vis de l'islam national (un seul et unique interlocuteur) ont illustré les difficultés de concilier les réalités d'un culte particulier et le principe de laïcité. Mais elles ont permis aussi, dans un texte-cadre, sorte de pacte de loyauté, de fixer les principes juridiques régissant les rapports entre l'État et le culte musulman en France. Le C.F.C.M. est la première tentative d'intégrer la pluralité, et dans une certaine mesure la concurrence, entre les différentes fédérations, associations et mosquées indépendantes qui structurent l'islam en France.

Revendications civiques, visibilité dans l'espace public

La véritable nouveauté liée à la stabilisation de l'islam dans le paysage institutionnel français tient donc dans l'adaptation du pacte laïc, pensé depuis sa naissance par rapport à la domination du catholicisme sur le paysage confessionnel national, à un pluralisme en acte et à des revendications inédites. Elle s'accompagne d'un mouvement plus général des populations musulmanes du silence vers la prise de parole, de la confidentialité vers la publicité (sortir « l'islam des caves et des garages »), bref de sa plus grande visibilité dans l'espace public. Les musulmans qui apparaissent publiquement aujourd'hui le font en tant que citoyens et non plus en tant qu'immigrés. C'est ainsi que les critiques visant la légitimité des personnalités siégeant au bureau du C.F.C.M. ont émané de musulmans démocrates et laïcs, jusqu'ici fort peu remarqués. Bien sûr l'actualité internationale a aussi produit ses effets sur la perception publique de l'islam en France. Ainsi, le 11 septembre 2001 joue pour les uns comme une justification pour « aider les musulmans à s'organiser », pour les autres comme une confirmation qu'il faut au contraire s'en méfier davantage. On entend souvent dire de la part de responsables associatifs ou de musulmans conscients de subir une injustice dont ils ne savent pas identifier la source, que la France ne « reconnaît » pas l'islam. L'État ne reconnaît aucune religion, c'est là toute la marque de la loi de 1905, mais l'ambiguïté du terme « reconnaître » traduit bien l'interrogation majeure du débat: comment la société française doit-elle faire une place à la réalité musulmane dont une partie de ses citoyens se réclame ?
La question de l'islam en France se pense dorénavant indépendamment des aspects migratoires. Elle oblige à ouvrir une réflexion sur les effets d'une promesse d'intégration, dont l'équilibre entre valeurs et principes républicains a, dans une certaine mesure, failli. L'émergence de nombreux groupes organisés, de collectifs, d'institutions voulant incarner une forme d'autorité morale sur les croyants, traduit l'extrême éclatement des identités musulmanes et aboutit à des rivalités et des affrontements à l'intérieur des communautés. Le profil des acteurs des associations musulmanes a changé. Il s'est professionnalisé pour certains, qui ont bénéficié d'une formation universitaire de haut niveau leur permettant des prises de parole dans des arènes où, jusqu'à présent, ils n'étaient pas visibles. L'imam, que le phénomène de la migration a d'abord favorisé, n'est plus la seule autorité. À ses côtés, outre les personnages clés des associations (président, secrétaire général), on trouve des figures inédites comme celle du conférencier ou du savant, étranger ou français. Quelques noms sont ainsi plus fameux que d'autres, signent des tribunes dans des quotidiens nationaux ou régionaux, sont sollicités pour donner leur avis, ou invités sur les plateaux de télévision aux côtés des universitaires spécialistes de l'islam, ou encore d'intellectuels qui se veulent experts en islamologie.
Peu de chercheurs se sont penchés sur les silences et sur les incompréhensions inter-générationnelles qui ont pu découler de l'expérience migratoire et qui ne se résument pas à une opposition entre islam culturel et islamisme. Là réside précisément la difficulté de penser l'islam en France aujourd'hui. Cette question croise les problématiques de politique publique, d'identification culturelle et de reconnaissance d'histoires personnelles (l'islam s'inscrit dans les noms et prénoms, dans les récits de famille, il se transmet, s'hérite sans véritable questionnement), d'une histoire nationale méconnue ou occultée (guerre d'Algérie, rapatriés harkis, etc.), et enfin celles des rapports internationaux (l'islam renvoie non pas à une nation en particulier, mais à un phénomène transnational). Deux dynamiques nous semblent caractériser les engagements actuels des musulmans dans la vie publique. D'un côté, l'entrée de l'islam en politique, souvent à partir du biais associatif, est une donnée récente en France. Phénomène complexe et multiforme, il a conduit, au-delà d'une simple instrumentalisation de la réalité musulmane à des fins électorales, à l'apparition de leaders musulmans dans les formations de droite, qui n'est pas sans rappeler la mobilisation des « beurs » par les partis de gauche dans les années 1980. L'ethnicisation de la vie politique, alimentée il y a peu par le thème des « origines » des jeunes issus de l'immigration, se renouvelle aujourd'hui autour de la revendication par certains citoyens de leur spécificité confessionnelle. De l'autre côté émerge une forme de radicalisation des rapports entre juifs et musulmans, notamment autour du conflit israélo-palestinien. N'impliquant plus seulement les classiques groupuscules d'extrême droite, les attaques contre les ministres du culte (imams, rabbins), contre les édifices religieux (synagogues, mosquées), la violation des sépultures dans les carrés confessionnels peuvent désormais s'interpréter aussi comme les signes d'un durcissement des rapports inter-communautaires, quoique limité à certains individus, mais néanmoins révélateur de sentiments racistes plus diffus, aussi bien dans ces communautés que dans l'ensemble de la société française. La question de l'islamophobie peut cependant difficilement se penser par seule symétrie avec la judéophobie, tant les auteurs comme les victimes de ces deux manifestations de haine occupent des positions différentes. Ces « haines » de l'autre imposent de s'interroger sur les représentations de l'islam dans les opinions publiques, et notamment sur leurs effets « ordinaires » en termes d'ostracisme, d'exclusion, de discrimination au quotidien. Il convient alors d'oublier momentanément les salons ministériels pour s'arrêter un temps sur les récits, plus anecdotiques à première vue, dont regorgent journaux et rapports associatifs: refus d'embauche, licenciements mal justifiés, difficulté d'accès aux formations professionnelles, problèmes de logement, violences verbales dans les services publics.
Les qualificatifs convenus ne manquent pas dans les discours sur l'islam en France, tour à tour désigné comme passif, pacifique ou pacifié, tranquille, serein. Pourtant, hors des milieux musulmans, les mêmes thèmes négatifs reviennent (le foulard, l'abattage rituel, les rapports hommes/femmes, l'incompatibilité entre islam et démocratie, etc.), d'autres sujets restant complètement occultés. On parle ainsi très peu des convertis, moins encore du soufisme, presque jamais de spiritualité ou de renouveau doctrinal, rarement de la réflexion juridique développée par certains groupes de musulmans en Europe sur le statut de minorité. L'islam n'intéresse médiatiquement que dans ses défauts ou ses exagérations. Pourtant, certains processus - la distance prise vis-à-vis des expressions institutionnelles de l'autorité religieuse, un recentrage sur l'individu plus que sur la traduction communautaire d'une appartenance -, peuvent faire penser que l'islam en Europe se « sécularise ». Une partie des musulmans vivant en France s'est détachée, éloignée des pratiques et de certains rituels, et l'on observe une dilution des modes de coercition sociale traditionnels dans l'ensemble de l'espace européen. Les polémiques suscitées par la présence de l'islam en France sont en réalité la marque d'une transition sociale vers un pluralisme religieux. Elles interrogent directement une laïcité désormais confrontée, non plus à un corps de croyances soudées dans une histoire nationale commune et conscientes de la domination de l'une d'entre elles, le catholicisme, mais à un large éventail de confessions dont l'État doit garantir la coexistence pacifique et l'égalité de traitement.

(article publié dans Universalia 2004)



 
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