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Film "La blessure"
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8 avril 2005 21:35
« La Blessure » rend visible ce qui habituellement n’est pas vu. Un film d’épure, loin du naturalisme.

La Blessure est un grand film hors norme. Un film d’une radicalité esthétique qui évacue toute notion de divertissement spectaculaire, et dont l’existence même, la possibilité de son existence, est d’une importance capitale. Elle montre que les figures imposées aujourd’hui par les financeurs du cinéma peuvent encore être déjouées. L’unité fiction d’Arte a eu ici un rôle déterminant : coproductrice du film, elle a permis sa réalisation (1).

Un film hors norme. Il l’est un peu par son sujet : le sort des sans-papiers demandeurs d’asile, Congolais en l’occurrence, entre leur arrivée à Roissy, où ils connaissent la zone d’attente et les brutalités policières, et ce qui suit quand ils ont la « chance » de ne pas être remis dans l’avion : la vie dans un squat. C’est ce qui arrive à Blandine (Noëlla Mossaba, d’une très belle présence à l’écran), qui rejoint son mari Papi (Adama Doumbia) déjà sur le sol français. Hors norme, il l’est aussi par la manière dont Élisabeth Perceval à l’écriture, Nicolas Klotz à la réalisation, ont élaboré le film, à la rencontre et à l’écoute des sans-papiers pendant de nombreux mois et choisissant les acteurs parmi eux. Hors norme, il l’est enfin et surtout par sa forme.

Loin du naturalisme, la Blessure est un film d’épure. Le souci scrupuleux d’exactitude dans la « reconstitution » de ces lieux invisibles que sont la zone d’attente de Roissy (interdite aux regards extérieurs) ou le squat (que nous nous interdisons de voir) passe par le retrait de tout objet, signe, ou même geste anecdotiques. À Roissy, par exemple, le local où les demandeurs d’asile sont entassés est filmé comme un aquarium ; la brutalité policière est froide, ne laisse place à aucun autre sentiment humain ; le tarmac de l’aéroport, où les Africains se débattent pour ne pas remonter dans l’avion, est cerné par l’obscurité, comme s’il n’y avait au-delà que les limbes du néant. Ici, l’impression de piège et d’emprisonnement doit être absolue, implacable. Rien ne doit l’entamer ou la parasiter. La violence est entière. Parce que telle est la réalité.

Tout l’enjeu de la Blessure est de faire advenir au visible ce qui habituellement n’est pas vu. Ce sont des lieux. Ce sont aussi des êtres. On sait que ces « indésirables », dans les villes occidentales, paraissent étrangement transparents aux yeux de nombre de leurs habitants. Le geste de Blandine en est le symbole, qui, blessée dans sa chair par les policiers à Roissy et dans son être, se recouvre la tête d’un foulard dans le métro comme pour disparaître. Inversement, dans le squat, les corps des sans-papiers s’offrent à la caméra avec la force d’une évidence, charnelle et sensuelle, d’autant qu’il y fait chaud et que les hommes ont souvent le torse dénudé. Cette évidence-là est une affirmation.

Mais la Blessure ne s’en tient pas à la surface des images. Les plus belles évidences peuvent être aussi trompeuses. Filmer une femme ou un homme plein cadre en plan séquence n’a jamais suffi pour approcher leur vérité. La plus belle des métaphores en est certainement ce long plan sur des dorades, qui apparaissent au début avec cette même saisissante netteté que les natures mortes d’un Poussin, et qui finissent dans l’eau la plus trouble tandis que Papi les vide, mais surtout que Moktar (Ousmane Diallo), un autre occupant du squat, raconte son histoire. L’histoire, précisément, d’une identité brouillée, disloquée : « Chaque jour qui se lève, je perds quelque chose, je perds une partie de moi-même... Je suis là je perds plein de choses... »

Comment filmer la parole pour que celle-ci s’incarne, accède à la dimension d’une existence, à celle d’un destin ? C’est là que le témoignage, dont usent et abusent les médias audiovisuels, qui privilégie l’émotion et favorise le particularisme, s’oppose au monologue, au récit d’une expérience, qui, par l’évocation des circonstances et des conditions historiques la rendant possible, devient celle de tout un peuple, le peuple des sans-papiers, des rejetés, des « rebuts » de l’univers. Les monologues de la Blessure, dits par des acteurs dont les voix sont nourries des échos de leur propre histoire, donnent au film des allures d’épopée. Il y faut de la durée bien sûr, mais aussi quelque chose de fordien. On pense notamment à Sur la piste des Mohawks et à la manière dont Henry Fonda, dans un long plan séquence, raconte la guerre qu’il vient de traverser. Ce que Blandine, Bibiche ou Moktar font revivre par leur récit a la même teneur, le même souffle d’histoire, de dramaturgie.

La sobriété d’une mise en scène met en valeur le moindre de ses éléments. Il n’est pas indifférent que Blandine, lors de sa première balade dans Paris avec Papi, à la fin du film, essaie des lunettes de soleil. Son regard ne peut encore soutenir la crudité de leur exil. Et la musique de Joy Division sur la bande son révèle le sentiment de déchirure.

Mais Blandine retrouve le sourire. Il ne s’agit pas d’un happy end. Car la Blessure s’arrête là où commencent la Promesse des frères Dardenne et les souffrances du travail clandestin. Il n’empêche. Blandine a de nouveau le goût de vivre.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
 
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