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Edward Said et la responsabilité des intellectuels
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16 février 2005 20:48
"Pour une définition de l’intellectuel musulman". Vaste programme, me suis-je dit, en découvrant le titre, très prometteur, de l’article de Houari Bouissa publié sur oumma. Découvrant que l’auteur était un "historien des mentalités", je me suis plongé dans sa lecture avec intérêt. Si plusieurs éléments sont frappés au coin du bon sens, si d’autres éléments méritent d’être discutés car ils contiennent une part de vérité, certains jugements très péremptoires doivent être relevés et contestés. En effet, je suis profondément surpris lorsque M. Bouissa écrit, à propos du très regretté Edward Said, que sa thèse "a certainement provoqué la rupture idéologique entre l’Orient et l’Occident". Ceci est faux car l’objectif d’Edward Said était exactement l’inverse, à savoir mettre un terme aux préjugés ancestraux que les uns avaient sur les autres, en montrant que ce que des chercheurs et politologues partisans désignaient par le terme générique "Orient" n’était qu’une construction idéologique qui avait peu de rapports avec la réalité des sociétés arabes, musulmanes et asiatiques. Pour soutenir son idée, M. Bouissa rappelle les travaux de Jacques Berque et de Louis Massignon. Or, s’il avait lu attentivement L’Orientalisme d’Edward Said, M. Bouissa se serait rendu compte que cet ouvrage était particulièrement élogieux pour l’école orientaliste française, alors représentée par Massignon, Berque et Maxime Rodinson. Ceux qui étaient dans la ligne de mire d’Edward Said étaient des orientalistes britanniques ou américains comme Bernard Lewis, qui déversaient leur haine de l’islam et des arabes sous le couvert d’une fausse érudition et pour atteindre des objectifs politiques précis. Il suffit de savoir qu’aujourd’hui, Bernard Lewis est l’un des principaux conseillers de Dick Cheney et du Pentagone pour réaliser que Said avait visé juste. Bernard Lewis a été l’un des principaux instigateurs de l’invasion de l’Irak. Quant à Mohammed Arkoun, que cite M. Bouissa, il a dit à maintes reprises son admiration et son amitié pour Edward Said

M. Bouissa a raison de dire que l’intellectuel musulman ne doit pas s’enfermer dans le discours tiers mondiste. Mais ce n’est pas par tiers mondisme qu’Edward Said a combattu toute sa vie, mais uniquement par amour de la vérité et de la justice.

Dans un autre de ses ouvrages majeurs, Des intellectuels et du pouvoir, (Seuil), Edward Said rappelait que l’engagement d’un intellectuel, pour être noble, ne devait pas émaner de sa filiation, mais de son affiliation, donc de son désir de voir le bien triompher. Il ne s’agit donc pas pour l’intellectuel musulman de défendre sa religion ou sa "tribu" contre les autres religions et "tribus", mais de défendre des valeurs humanistes qui doivent être partagées par tous. Edward Said est né dans une famille chrétienne protestante en Palestine, et ceci ne l’a pas empêché d’être à l’avant garde du combat contre la diabolisation des arabes et des musulmans. Il ne l’a pas fait pour défendre "les siens", mais parce que cela était juste, tout simplement. S’il avait vécu dans les années trente, Edward Said aurait bien évidemment défendu le peuple juif alors que celui-ci était victime de préjugés qui ont conduit à son annihilation.

C’est cela le rôle de l’intellectuel, qu’il soit musulman, juif, chrétien, boudhiste ou athée.
Dire la vérité au pouvoir, s’opposer aux injustices institutionnalisées, combattre les idées reçues et les préjugés.

Je rejoins tout à fait M. Bouissa lorsqu’il écrit, dans sa dernière phrase qu’il faut "déreligionniser les débats" et que les réflexions d’un intellectuel doivent absolument s’inscrire dans l’universel. C’était précisément la leçon d’Edward Said et c’est la raison pour laquelle M. Bouissa aurait du éviter de porter des jugements aussi peu nuancés sur l’oeuvre de cet immense intellectuel dont la voix manque à tous les assoiffés de justice de par le monde.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
b
be
16 février 2005 22:30
Salam
C'est qui Edward Said?
je ne le connais pas
2
16 février 2005 22:35
Salam,

Mort à New York, Edward Said, américain, grande figure de l'intelligentsia palestinienne, profondément marqué par l'exil, était un homme indépendant, aux identités multiples.
Le visage était hâve. La maladie le rongeait depuis douze ans : leucémie lymphoïde chronique. Mais les yeux disaient encore tout. Vifs ou caressants, observateurs ou lointains. L'homme pouvait être d'une infinie douceur et infiniment cassant. Curieux et attentif, blessant l'instant suivant. La sensibilité à fleur de peau et le port aristocratique. Un homme double, triple, parfois jusqu'au paradoxal.

Cette "polyphonie" constitutive de son identité intime, il la revendiquait. "J'ai l'impression, parfois, d'être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent tant d'importance", écrivait-il dans son dernier ouvrage : A contre-voie (Le Serpent à plumes, 2002).

Multiple, Edward Said, mort à New York, mercredi 24 septembre à l'âge de 67 ans, l'était parce qu'il était palestinien mais aussi un parfait "cosmopolite", et encore très américain, profondément marqué par la liberté que lui avait offerte l'université aux Etats-Unis. Multiple parce que professeur mondialement reconnu de littérature comparée et aussi musicologue distingué (pianiste de talent, il ne manquait jamais d'envoyer sa critique musicale hebdomadaire à la revue de gauche new-yorkaise The Nation). Multiple parce que pourfendeur inlassable du sionisme et de la politique israélienne, mais presque seul à appeler ses compatriotes à prendre en compte la dimension de la Shoah et à trouver les chemins pour atténuer les peurs des Israéliens. Multiple parce que gloire vivante de l'intelligentsia palestinienne au sein de l'université la plus juive des Etats-Unis, Columbia à New York, où il connaissait certes des ennemis - il ne comptait plus les menaces reçues -, mais aussi bien des amis, juifs pour beaucoup. Multiple encore parce que polémiste engagé, dénonciateur des régimes arabes corrompus et dictatoriaux, mais tout autant de la vision "orientaliste" prédominante en Occident, qu'il assimilait à un succédané sophistiqué de l'ancienne vision coloniale du monde arabo-musulman.

Edward Said était de gauche mais ne fut jamais marxiste, les pensées closes et irréductibles lui étant profondément étrangères, qu'elles soient communistes ou "ethniques", mais aussi assez proche d'un Noam Chomsky. Ses conférences faisaient salle comble et ses ouvrages les gros titres des gazettes littéraires, mais lui s'est toujours senti "ailleurs", "nulle part à sa place", écrit-il encore dans son autobiographie. Chrétien de naissance imprégné de culture arabo-musulmane, il était à la fois profondément vulnérable et "diva".

Multiple d'abord parce qu'il était le prototype de l'intellectuel témoin libre, inclassable et instinctivement méfiant de tous les pouvoirs. Cela lui valut quelques détestations tenaces, y compris parmi ses compatriotes palestiniens, où sa posture de Cassandre, sempiternel "donneur de leçon" du haut de sa stature académique internationale, ne fut pas toujours appréciée.

Né à Jérusalem, en Palestine, sous mandat britannique, le 1er novembre 1935, dans une famille aisée aux ramifications nombreuses en Palestine et jusqu'au Liban, Edward Said suit ses parents qui s'installent définitivement au Caire en 1947. Tous leurs biens restés en Palestine, appartements et commerces, comme ceux des autres membres de leur famille élargie, seront perdus à l'issue de la guerre de 1948 et de la création d'Israël. Sa mère, jusqu'à sa mort, n'acceptera jamais de prendre une autre nationalité que celle de "réfugiée palestinienne". Si, comme il l'expliqua, lui ne se sentit jamais "réfugié", il porta en lui, jusqu'à son dernier souffle, la marque de la perte et de l'exil.

Peu comme lui ont su décrire ce Caire aujourd'hui disparu de la fin de la monarchie coloniale, sous Farouk, ville bigarrée, cosmopolite et culturelle, où, à l'école huppée où il est inscrit, Edward entend autant le français et l'italien que l'anglais. D'arabe, point, ou si peu. Il a 17 ans quand sa famille l'envoie étudier aux Etats-Unis. Princeton, puis Harvard, où il obtient un doctorat de littérature comparée. En 1963, il intègre Columbia.

C'est donc comme professeur de littérature comparée qu'il se fera connaître - avec, d'abord, un ouvrage consacré à Joseph Conrad. Dès l'abord, le jeune universitaire s'intéresse de près à la "littérature coloniale".

"Avec cette première œuvre, dit Michael Wood, ami proche et lui aussi professeur de littérature comparée, à Princeton, Said modifie complètement l'approche de la littérature. Non seulement il renouvelle la lecture d'Au cœur des ténèbres, mais il revisite le rapport de l'écrivain à l'écrit et à lui-même. Le jeune Said impose l'idée qu'être écrivain est un projet, qu'à travers un livre l'écrivain cherche aussi à bâtir l'image de lui-même qu'il veut laisser, qu'on n'est pas écrivain en soi, on ne l'est que par rapport aux autres et au monde."

Ce sillon-là, cette idée que rien "n'existe en soi", ni l'écrivain, ni la littérature, ni les peuples, ni l'islam, ni l'Occident, que "rien n'est", ni n'a de sens ni n'est compréhensible, hors du monde et de la relation à "l'autre", Said va l'approfondir sans cesse, élargissant progressivement ses domaines d'intérêt avec une passion de la connaissance jamais démentie.

Dans son domaine académique, ajoute Michael Woods, il va bientôt faire plus : avec son second ouvrage, Beginnings (1970), consacré à la modernité, à travers une lecture de Darwin, Freud et Marx en particulier, c'est lui "qui introduit aux Etats-Unis Derrida, Foucault, Lacan, alors très peu connus ici". Mais c'est évidemment son Orientalism qui va, en 1978, le consacrer. Œuvre foisonnante, d'abord essai de littérature critique où l'auteur jongle entre ses multiples lectures, des œuvres "coloniales" - Kipling s'est ajouté à Conrad comme l'un de ses auteurs de prédilection - jusqu'à Nerval ou Flaubert.

Texte majeur, qui, comme l'induit le sous-titre de sa traduction française ("L'Orient créé par l'Occident"winking smiley, à travers l'étude des œuvres littéraires et de celles des "spécialistes" américains, se veut une critique et une réfutation radicale du discours occidental, qui "fabrique" un monde et un espace arabo-musulman pseudo immuable, selon Said imaginaire mais répondant à ses intérêts : la perpétuation de sa domination sur lui.

De tous les orientalistes, c'est Bernard Lewis, le plus célèbre, qui fera l'objet de ses plus virulentes attaques. En caricaturant : Lewis, en historien, explique que l'islam, après un millénaire de puissance, est entré dans une phase de déclin inexorable par fermeture sur lui-même et par incapacité à prendre le train de la modernité politique et technologique occidentale. Il porte seul la responsabilité de ce déclin et personne d'autre que lui-même ne l'en sortira, conclut le maître de Princeton. Faux ! rétorque Said en "analyste du discours". D'abord parce que l'islam comme catégorie sui generis n'existe pas - d'ailleurs, "Orient et Occident ne correspondent à aucune réalité stable en tant que faits naturels" -, ensuite parce que le pseudo-"monde arabo-musulman" est aussi celui que les Occidentaux, en particulier par le colonialisme, en ont fait. La vision biaisée des "orientalistes", conclut-il, ne sert que les intérêts néo-impérialistes des puissances occidentales, Etats-Unis en tête.

La polémique a duré vingt ans, acerbe et violente, prenant souvent un ton très personnel, durant lesquels Said a ajouté mille articles et deux grands textes : Culture et impérialisme (1993), puis un ajout à son Orientalism (1995). La polémique a évidemment empiré avec l'Intifada et la guerre en Irak. "De fait, dit Abdallah Hammoudi, directeur du Centre d'études interrégionales du Moyen-Orient, de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale contemporains à Princeton, Said a pronostiqué la fin de l'orientalisme, parce qu'il annonçait son triomphe dominateur. Le débat a été clos : Lewis est devenu le spécialiste du monde arabe le plus écouté des néoconservateurs. L'orientalisme dénoncé par Edward Said comme vecteur intellectuel d'une domination politique est aujourd'hui la science officielle de l'empire dans cette région du monde". Interrogé par Le Monde, Bernard Lewis n'a pas souhaité s'exprimer à l'occasion de la mort de son adversaire. "De mortuis nihil nisi bonum", a-t-il tranché : des morts, on ne peut rien dire d'autre que du bien.

A la parution de Orientalism, nombre d'intellectuels arabes et musulmans jubilèrent. Enfin l'un d'entre nous capable de clore le bec aux impérialistes ! Ils devaient vite déchanter. Personne plus que Said n'a dénoncé la faillite des nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leurs peuples à la misère, sombrant dans le népotisme et la corruption.

Aucun n'a vilipendé avec autant de virulence la "trahison des clercs" des pays arabes. A commencer par les "siens". L'Autorité palestinienne, lasse de ses incessantes critiques de sa "trahison" à Oslo (l'accord de reconnaissance mutuelle signé avec Israël en août 1993), de la corruption qui règne en son sein et du portrait sans aménité qu'il faisait de Yasser Arafat - "un personnage tragique. (...) Malheureusement il n'est pas Mandela. Il n'est pas la Palestine. Il n'est qu'un homme qui n'a jamais su être un démocrate ni consulter son peuple", déclarait-il au Monde en octobre 1999 - cette Autorité, donc, devait, en 1996, interdire un temps à la vente les ouvrages du plus célèbre intellectuel palestinien ! Said avait l'habitude : Israël avait fait de même dans les territoires occupés depuis 1967.

Plus que le professeur, depuis dix ans, le grand public connaissait mieux l'infatigable polémiste sur la question israélo-palestinienne. Son attitude envers la solution du conflit a varié. On l'a récemment beaucoup présenté comme l'apôtre d'un Etat "binational" - donc du refus de l'Etat juif. On oublie qu'il fut parmi les tout premiers Palestiniens à prôner publiquement, au contraire, la reconnaissance d'Israël. En 1979, après avoir rejoint le Conseil national palestinien, le "parlement" de l'OLP à l'époque, Said publiait The Question of Palestine, appelant ses compatriotes à admettre la réalité de l'existence d'Israël. Alors pourquoi, quinze ans plus tard, cette hostilité vindicative, radicale, à l'accord d'Oslo ? Il s'en est souvent expliqué.

Sa conviction, dès 1993, était que cet accord ne pouvait aboutir qu'à la transformation d'Arafat en courroie de transmission des intérêts israéliens ou, s'il n'y donnait pas prise, à une nouvelle catastrophe pour son peuple. Quant à l'"Etat binational" réunissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de l'identité nationale de l'autre, il en avait effectivement soutenu l'idée. "Que faire des Palestiniens d'Israël ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On ne va pas déplacer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes déjà mélangés ; pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat laïque du Proche-Orient ?", expliquait-il en 1999. Trois ans plus tard, il nous disait cependant que, si l'Etat laïque multiethnique restait "la meilleure solution, (...) sans doute faudra-t-il une étape transitoire, avec deux Etats côte à côte".

En attendant, avec le chef d'orchestre israélien Daniel Barenboïm, avec qui il entretenait une complicité intellectuelle et artistique continue et intense, il s'était attelé à l'un de ses ultimes projets : réunir dans un même ensemble, le West Eastern Divan, des musiciens des pays arabes, des Palestiniens et des Israéliens. A Ramallah, Mustafa Barghouti, qui avait fondé avec Edward Said l'Initiative nationale palestinienne, un "mouvement luttant pour la démocratie en Palestine", a regretté la disparition d'un "porte-parole de la cause palestinienne articulé, inspiré et admiré comme aucun autre". Professeur d'études proche-orientales à Chicago et Columbia, Palestinien lui aussi, Rashid Khalidi, extrêmement ému, a salué un homme qui "n'avait jamais été d'aucune paroisse, n'était pas un politicien. Un honnête homme dont l'engagement pour la Palestine était dicté par le besoin de voir la justice se faire". "En douze ans, depuis le diagnostic de sa leucémie, il a fait plus qu'aucun de nous ne pourrait aspirer à faire en une ou deux vies." D'Edward Said, Salman Rushdie avait dit qu'"il lisait le monde d'aussi près qu'il lisait les livres




Modifié 1 fois. Dernière modification le 16/02/05 22:40 par 2loubna.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
b
be
16 février 2005 22:46
Salam Loubna
Merci pour l'information
h
17 février 2005 01:08
VINGT-CINQ ANS APRÈS LA PUBLICATION DE « L’ORIENTALISME »

L’humanisme, dernier rempart contre la barbarie






En 1978, Edward W. Said publiait « L’Orientalisme », son livre majeur. Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne s’en prenait aux reconstructions de l’Orient destinées à justifier les entreprises coloniales et néocoloniales de l’Occident. Vingt-cinq ans ont passé, il persiste et signe : si elle est authentique, la volonté de comprendre les autres cultures exclut toute ambition dominatrice. Là est l’humanisme. Sinon la barbarie l’emporte.




Par Edward W. Said
Décédé le 25 septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2000. Il a publié son autobiographie, A Contrevoix, au Serpent à plumes (Paris) en 2002.





Il y a neuf ans, j’ai écrit une postface à L’Orientalisme (1) : j’y insistais non seulement sur les nombreuses polémiques suscitées par le livre depuis sa parution en 1978, mais aussi sur le fait que mon étude des représentations de « l’Orient » était de plus en plus sujette à des interprétations erronées. Que ma réaction soit désormais plus proche de l’ironie que de la colère montre que l’âge est en train de me rattraper. La mort récente de mes deux mentors intellectuels, politiques et personnels, Eqbal Ahmad et Ibrahim Abou-Lughod (2), m’a apporté tristesse et résignation, mais aussi une volonté opiniâtre d’avancer.

Mon autobiographie, A contre-voie (3), décrit les mondes étranges et contradictoires dans lesquels j’ai grandi et donne une idée des influences que j’ai subies au cours de ma jeunesse en Palestine, en Egypte et au Liban. Mais ce récit s’arrête avant le début de mon engagement politique, qui commence en 1967, après la guerre de six jours. L’Orientalisme est bien plus proche des tumultes de l’histoire contemporaine. Il s’ouvre sur une description, écrite en 1975, de la guerre civile au Liban - qui s’achèvera en 1990. Et pourtant la violence et les bains de sang continuent jusqu’à ce jour. Le processus de paix lancé à Oslo a échoué, la seconde Intifada a éclaté, et les Palestiniens subissent de terribles souffrances en Cisjordanie réoccupée comme dans la bande de Gaza.

Le phénomène des attentats-suicides est apparu, avec toutes ses conséquences hideuses, non moins atroces et apocalyptiques que les événements du 11 septembre 2001 et leurs suites : les guerres déclenchées contre l’Afghanistan et l’Irak. Alors que j’écris ces lignes, l’occupation impériale illégale de l’Irak par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se poursuit, avec des effets terribles. Tout cela est censé faire partie d’un « choc des civilisations », interminable, implacable et irréversible. Je m’inscris en faux contre cette idée.

J’aimerais pouvoir affirmer que la compréhension générale qu’ont les Américains du Proche-Orient, des Arabes et de l’islam a un peu progressé. Ce n’est malheureusement pas le cas. Pour de nombreuses raisons, la situation semble bien meilleure en Europe. Aux Etats-Unis, le durcissement des positions, l’emprise grandissante des généralisations condescendantes et des clichés triomphalistes, la domination d’un pouvoir brutal allié à un mépris simpliste pour les dissidents et pour « les autres » se sont reflétés dans le pillage et la destruction des bibliothèques et des musées irakiens.

Nos leaders et leurs valets intellectuels semblent incapables de comprendre que l’histoire ne peut être effacée comme un tableau noir, afin que « nous » puissions y écrire notre propre avenir et imposer notre mode de vie aux peuples « inférieurs ».

Stupéfiante inconscience des communicateurs
On entend souvent de hauts responsables à Washington, ou ailleurs, parler de redessiner les frontières du Proche-Orient, comme si des sociétés aussi anciennes et des populations aussi diverses pouvaient être secouées comme des cacahuètes dans un bocal. C’est pourtant souvent arrivé avec l’« Orient », cette construction quasi mythique tant de fois recomposée depuis l’invasion de l’Egypte par Napoléon à la fin du XVIIIe siècle. Chaque fois, les innombrables sédiments de l’histoire, les récits sans fin, l’étourdissante diversité des cultures, des langues et des individualités, tout cela est balayé, oublié, relégué dans le désert comme les trésors volés à Bagdad et transformés en fragments privés de tout sens.

Selon moi, l’histoire est faite par les hommes et les femmes, mais elle peut également être défaite et réécrite, à coups de silences, d’oublis, de formes imposées et de déformations tolérées, de telle sorte que « notre » Est, ou notre « Orient », devienne vraiment « nôtre », que nous puissions le posséder et le diriger. Je dois redire que je n’ai pas de « véritable » Orient à défendre. En revanche, j’ai le plus grand respect pour la capacité qu’ont ces peuples à défendre leur propre vision de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent devenir.

Des attaques massives, d’une agressivité planifiée, ont été lancées contre les sociétés arabes et musulmanes contemporaines, accusées d’arriération, d’absence de démocratie et d’indifférence pour les droits des femmes. Au point de nous faire oublier que des notions telles que la modernité, les Lumières et la démocratie ne sont en aucun cas des concepts simples et univoques que chacun finirait toujours par découvrir, tels les oeufs de Pâques cachés dans son jardin. L’inconscience stupéfiante de ces jeunes communicateurs arrogants, qui parlent au nom de la politique étrangère sans posséder la moindre notion vivante (ni la moindre connaissance du langage des gens ordinaires), a fabriqué un paysage aride, prêt à accueillir la construction par la puissance américaine d’un ersatz de libre « démocratie » de marché. Inutile de connaître l’arabe, le farsi ou même le français pour pontifier sur l’effet domino de la démocratie dont le monde arabe aurait le plus grand besoin.

La volonté de comprendre d’autres cultures à des fins de coexistence et d’élargissement de son horizon n’a rien à voir avec la volonté de dominer. Cette guerre impérialiste - concoctée par un petit groupe de responsables américains non élus et menée contre une dictature du tiers-monde déjà dévastée, pour des raisons idéologiques liées à une volonté de domination mondiale, de contrôle sécuritaire et de mainmise sur des ressources raréfiées - est certainement une des catastrophes intellectuelles de l’histoire, notamment parce qu’elle a été justifiée et précipitée par des orientalistes qui ont trahi leur vocation de chercheurs. Des experts du monde arabe et musulman comme Bernard Lewis (4) et Fouad Ajami ont exercé une influence majeure sur le Pentagone et le Conseil national de sécurité de M. George W. Bush : ils ont aidé les faucons à penser avec des idées aussi grotesques que l’« esprit arabe », ou le « déclin séculaire de l’islam ».

Actuellement, les librairies américaines sont remplies de volumes épais aux titres tapageurs évoquant le lien entre « islam et terrorisme », l’« islam mis à nu », la « menace arabe » et autre « complot musulman », écrits par des polémistes politiques prétendant tirer leurs informations d’experts ayant soi-disant pénétré l’âme de ces étranges peuplades orientales. Ces bellicistes ont bénéficié du renfort des chaînes de télévision CNN et Fox News, ainsi que d’une myriade de radios évangélistes et conservatrices, de tabloïds et même de journaux respectables, tous occupés à recycler les mêmes généralités invérifiables afin de mobiliser l’« Amérique » contre les démons étrangers.

Sans cette impression soigneusement entretenue que ces peuplades lointaines ne sont pas comme « nous » et n’acceptent pas « nos » valeurs, clichés qui constituent l’essence du dogme orientaliste, la guerre n’aurait pas pu être déclenchée. Tous les puissants se sont entourés de tels chercheurs à leur solde, les conquérants hollandais de la Malaisie et de l’Indonésie, les armées britanniques en Inde, en Mésopotamie, en Egypte et en Afrique de l’Ouest, les contingents français en Indochine et en Afrique du Nord. Ceux qui conseillent le Pentagone et la Maison Blanche usent des mêmes clichés, des mêmes stéréotypes méprisants, des mêmes justifications pour l’utilisation de la puissance et de la violence. « Après tout, répète le choeur, ces gens ne comprennent que le langage de la force. » A ces conseillers s’ajoute, en Irak, une véritable armée d’entrepreneurs privés à qui tout sera confié, de la publication des livres d’école à la rédaction de la Constitution et la refonte de la vie politique, jusqu’à la réorganisation de l’industrie pétrolière.

Chaque nouvel empire prétend toujours être différent de ceux qui l’ont précédé, affirme que les circonstances sont exceptionnelles, que sa mission consiste à civiliser, à établir l’ordre et la démocratie, et qu’il n’utilise la force qu’en dernier recours. Le plus triste est qu’il se trouve toujours des intellectuels pour trouver des mots doux et parler d’empires bienveillants ou altruistes.

Vingt-cinq ans après la parution de mon livre, l’orientalisme nous force à nous demander si l’impérialisme moderne a jamais disparu, ou s’il ne perdure pas en fait depuis l’entrée de Bonaparte en Egypte, il y a deux siècles. On a dit aux Arabes et aux musulmans que la victimologie et l’insistance sur les déprédations de l’empire ne représentaient qu’un moyen de fuir leurs propres responsabilités actuelles. « Vous avez échoué, vous vous êtes trompés », affirme l’orientaliste contemporain.

Tout commence avec Bonaparte, continue avec le développement des études orientales et la conquête de l’Afrique du Nord ; des recherches du même type se développent au Vietnam, en Egypte, en Palestine et, au début du XXe siècle, avec la lutte pour le contrôle du pétrole et des territoires dans le Golfe, en Irak, en Syrie, en Palestine et en Afghanistan. Puis ce sera l’avènement des différents nationalismes anti-coloniaux, à travers la brève période des indépendantismes progressistes, l’ère des coups d’Etat militaires, les insurrections, les guerres civiles, les fanatismes religieux, les combats irrationnels et le retour de la brutalité absolue contre les derniers groupes d’« indigènes ». Chacune de ces phases suscitera sa vision faussée de l’Autre, ses images réductionnistes et ses polémiques stériles.

Briser les chaînes de l’esprit
Avec L’Orientalisme, je voulais m’appuyer sur la critique humaniste afin d’élargir les champs de lutte possibles et de remplacer par une pensée et une analyse plus profondes, sur le long terme, les brefs éclats de colère irraisonnée qui nous emprisonnent. Ce que je tente ainsi de faire, je l’ai appelé « humanisme », un mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernes sophistiqués.

Par humanisme, je pense d’abord à la volonté qui poussait William Blake (5) à briser les chaînes de notre esprit afin d’utiliser celui-ci à une réflexion historique et raisonnée. L’humanisme est également entretenu par un sentiment de communauté avec d’autres chercheurs, d’autres sociétés et d’autres époques : il n’existe pas d’humaniste à l’écart du monde. Chaque domaine est lié à tous les autres, et rien de ce qui se passe dans le monde ne saurait rester isolé et pur de toute influence extérieure. Nous devons traiter de l’injustice et de la souffrance, mais dans un contexte largement inscrit dans l’histoire, la culture et la réalité socio-économique. Notre rôle est d’élargir le champ du débat.

Au cours des trente-cinq dernières années, j’ai passé une bonne partie de ma vie à défendre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination, mais j’ai toujours essayé de le faire en prenant pleinement en compte le peuple juif et ses souffrances, des persécutions au génocide. Ce qui compte le plus à mes yeux, c’est que la lutte pour l’égalité entre Israël et la Palestine ne doit avoir qu’un objectif humain, à savoir la coexistence, et non la poursuite de l’élimination et du rejet.

Ce n’est pas un hasard si j’ai montré que l’orientalisme et l’antisémitisme moderne ont des racines communes. Pour tout intellectuel indépendant, élaborer des modèles de rechange aux dogmes étroits et simplificateurs fondés sur l’hostilité mutuelle qui prévalent au Proche-Orient et ailleurs depuis trop longtemps constitue donc une nécessité vitale.

Humaniste oeuvrant dans le domaine de la littérature, je suis assez vieux pour avoir reçu, il y a quarante ans, un enseignement en littérature comparée dont les idées fondatrices remontent à l’Allemagne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il faut aussi rappeler la contribution fondamentale de Giambattista Vico, le philosophe et philologue napolitain dont les idées anticipent celles de penseurs allemands comme Herder et Wolf - elles sont reprises par Goethe, Humboldt, Dilthey, Nietzsche, Gadamer, et, enfin, par les grands philologues du XXe siècle, Erich Auerbach, Leo Spitzer et Ernst Robert Curtius.

Pour les jeunes de la génération actuelle, la philologie évoque une science aussi antique que surannée, alors qu’elle est la plus fondamentale et la plus créatrice des méthodes d’interprétation. L’exemple le plus admirable en est l’intérêt de Goethe pour l’islam et en particulier pour le poète Hafiz - cette passion dévorante l’amènera à écrire le West-östlicher Diwan et influencera ses idées sur la Weltliteratur (littérature du monde), l’étude de toutes les littératures du monde comme une symphonie totale que l’on pourrait comprendre théoriquement comme préservant l’individualité de chaque oeuvre sans pour autant perdre de vue l’ensemble.

Ironiquement, notre monde globalisé avance vers cette standardisation, cette homogénéité que les idées de Goethe visaient justement à empêcher. Dans son essai Philologie der Weltliteratur publié en 1951, Erich Auerbach mit en garde contre cette évolution au début de cette période de l’après-guerre qui marqua aussi l’avènement de la guerre froide. Son grand livre Mimésis - publié à Berne en 1946, mais écrit pendant la guerre, alors qu’il était réfugié à Istanbul où il enseignait les langues romanes - se voulait comme le testament de la diversité et de la réalité représentées dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. En relisant l’essai de 1951, on comprend néanmoins que le grand livre d’Auerbach était un hymne à une époque où on analysait les textes en termes philologiques, de manière concrète, sensible et intuitive ; une époque où l’érudition et la maîtrise sans faille de plusieurs langues contribuaient à la compréhension dont Goethe se faisait le champion avec sa propre compréhension de la littérature islamique.

Cette connaissance des langues et de l’histoire était indispensable, mais jamais suffisante, tout comme, par exemple, la simple accumulation de faits ne constitue pas une méthode adaptée pour saisir ce que représente un auteur comme Dante. La principale exigence de l’approche philologique dont Auerbach comme ses prédécesseurs parlaient et qu’ils essayaient de pratiquer consistait à pénétrer de manière subjective et empathique dans la matière vivante du texte à partir de la perspective de son temps et de son auteur (Einfühlung).

Incompatible avec l’éloignement ou l’hostilité à l’égard d’un autre temps et d’une culture différente, la philologie appliquée à la Weltliteratur impliquait un esprit profondément humaniste se déployant avec générosité et - si je peux utiliser ce mot - hospitalité. L’esprit du chercheur doit toujours faire activement, en lui-même, une place à l’Autre étranger. Et cette action créatrice d’ouverture à l’Autre, qui sinon reste étranger et distant, est la dimension la plus importante de la mission du chercheur.

En Allemagne, tout cela sera bien sûr ébranlé, puis détruit par le national-socialisme. Après la guerre, remarque tristement Auerbach, la standardisation des idées, la spécialisation de plus en plus grande des connaissances rétrécirent progressivement les possibilités de ce genre de travail d’investigation et d’enquête inlassables dont il était le représentant. Plus déprimant encore, depuis la mort d’Auerbach en 1957, et l’idée et la pratique de la recherche humaniste ont perdu de leur centralité. Au lieu de lire, au vrai sens du terme, nos étudiants sont constamment distraits par le savoir fragmentaire disponible sur Internet et diffusé par les médias de masse.

Et il y a plus grave. L’éducation est aujourd’hui menacée par les orthodoxies nationalistes et religieuses propagées par les médias, qui se concentrent de manière ahistorique et sensationnaliste sur les guerres électroniques lointaines, lesquelles donnent aux spectateurs une impression de « précision chirurgicale » et masquent ainsi les terribles souffrances et destructions engendrées par la guerre moderne. En démonisant un ennemi inconnu auquel elles accolent l’étiquette « terroriste » afin d’entretenir la colère de l’opinion, les images médiatiques focalisent trop l’attention et peuvent être facilement manipulées en période de crise et d’insécurité, comme après les attentats du 11 septembre.

En tant qu’Américain et Arabe, je dois demander au lecteur de ne jamais sous-estimer le type de vision simpliste du monde qu’une poignée de civils travaillant au Pentagone a fabriqué pour définir la politique américaine dans l’ensemble des mondes arabe et musulman. La terreur, la guerre préventive et les changements de régimes imposés, rendus possibles par le budget militaire le plus important de l’histoire, y sont les seules idées débattues sans fin par des médias qui produisent des prétendus « experts » pour justifier la ligne générale du gouvernement. La réflexion, la discussion, l’argumentation rationnelle, les principes moraux fondés sur la vision laïque selon laquelle les êtres humains font leur propre histoire, tout cela a été remplacé par des idées abstraites qui glorifient l’exception américaine, ou occidentale, nient l’importance du contexte et considèrent les autres cultures avec mépris.

Un discours mondial laïque et rationnel
Peut-être le lecteur m’accusera-t-il de me livrer à des transitions trop abruptes entre l’interprétation humaniste et la politique extérieure, en affirmant notamment qu’une société technologiquement avancée, qui, avec une puissance sans précédent, possède à la fois Internet et le chasseur F-16, doit, en définitive, être dirigée par de formidables experts technico-politiques comme M. Donald Rumsfeld ou M. Richard Perle. Mais ce que nous avons perdu en chemin, c’est le sens de la densité et de l’interdépendance de la vie humaine, qui ne pourra jamais être ni réduit à une formule, ni écarté comme hors sujet.

Voilà un aspect du débat global. Dans les pays arabes et musulmans, la situation n’est guère meilleure. Comme l’a montré la journaliste Roula Khalaf dans un excellent essai (6), la région a glissé dans un antiaméricanisme qui montre peu de compréhension pour ce qu’est vraiment la société américaine. Incapables d’influer sur l’attitude des Etats-Unis à leur égard, les gouvernements consacrent toute leur énergie à réprimer et à contrôler leur population. D’où la montée du ressentiment, de la colère et d’imprécations impuissantes qui ne contribuent pas à ouvrir des sociétés dans lesquelles la vision laïque de l’histoire humaine et du développement a été balayée par les échecs et les frustrations ainsi que par un islamisme fondé sur l’apprentissage par coeur et l’effacement de tout ce qui est perçu comme d’autres formes concurrentes de connaissance moderne.

La disparition progressive de la tradition islamique de l’ijtihad (7) ou d’interprétation personnelle a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la disparition de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain.

Je ne prétends pas que le monde culturel a simplement régressé, d’un côté en tombant dans un néo-orientalisme agressif, de l’autre par une intolérance absolue. Fin août 2002, le sommet des Nations unies à Johannesburg, malgré toutes ses limites, a révélé l’émergence d’une vaste zone de préoccupation globale commune, annonçant l’apparition d’une « circonscription électorale planétaire » à même de donner un nouveau souffle à la notion souvent galvaudée d’un seul monde. Mais, là encore, il faut admettre que nul ne peut connaître l’extraordinaire unité complexe de notre monde globalisé, même si le caractère de plus en plus intégré de chacune de ses parties rend désormais difficile l’isolement de l’une d’elles.

Les terribles conflits évoqués ici, qui rassemblent les populations sous des bannières faussement unificatrices comme « l’Amérique », « l’Occident » ou « l’islam » et inventent des identités collectives pour des individus qui sont en fait très différents ne peuvent pas continuer leurs ravages. Il faut s’y opposer. Face à eux, nous disposons toujours de nos capacités interprétatives rationnelles, héritage de notre éducation humaniste. Il ne s’agit pas là d’une piété sentimentale nous enjoignant de revenir aux valeurs traditionnelles et aux classiques, mais bien de renouer avec la pratique d’un discours mondial laïque et rationnel.

L’esprit critique n’obéit pas à l’injonction de rentrer dans les rangs pour partir en guerre contre un ennemi officiel ou l’autre. Loin d’un choc des civilisations préfabriqué, nous devons nous concentrer sur un lent travail en commun de cultures qui se chevauchent, empruntent les unes aux autres et cohabitent de manière bien plus profonde que ne le laissent penser des modes de compréhension réducteurs et inauthentiques. Mais cette forme de perception plus large exige du temps, des recherches patientes et toujours critiques, alimentées par la foi en une communauté intellectuelle difficile à conserver dans un monde fondé sur l’immédiateté de l’action et de la réaction.

L’humanisme se nourrit de l’initiative individuelle et de l’intuition personnelle, et non d’idées reçues et de respect de l’autorité. Les textes doivent être lus comme des productions qui vivent dans l’histoire de manière concrète.

Enfin et surtout, l’humanisme est notre seul, je dirais même notre dernier rempart contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l’histoire de l’humanité. Nous disposons désormais du très encourageant champ démocratique représenté par le cyberespace, ouvert à tous, à une échelle que ni les générations précédentes ni aucun tyran, aucune orthodoxie n’auraient jamais pu imaginer. Les manifestations mondiales qui ont précédé la guerre contre l’Irak n’auraient jamais pu devenir une réalité sans l’existence d’autres communautés présentes dans le monde entier, irriguées par une information différente, conscientes des enjeux environnementaux, des droits humains comme des aspirations libertaires qui nous rassemblent tous sur cette petite planète.

Edward W. Said.
Monde arabe
Idées
Impérialisme
Intellectuels
Laïcité
Social-démocratie
Maghreb





date - sujet - pays





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Voir la bibliographie d’Edward W. Said

(1) L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1997, hélas actuellement épuisé.

(2) NDLR. Né en Inde en 1933, décédé en 1999 au Pakistan, Eqbal Ahmad, professeur de relations internationales et de sciences politiques, a lié sa vie aux luttes de libération de nombreux peuples, de l’Algérie à la Palestine, en passant par le Vietnam. Né en 1929, décédé en 2001, Ibrahim Abou-Lughod s’était engagé très jeune dans la bataille pour l’indépendance de la Palestine. Diplômé de sciences politiques, il est l’auteur de nombreux livres, dont The Transformation of Palestine ; Palestinian Rights : Affirmation and Denial ; Profile of the Palestinian People et The Arab-Israeli Confrontation of June 1967 : An Arab Perspective.

(3) Le Serpent à plumes, Paris, 2002.

(4) NDLR. Engagé de longue date dans la lutte contre le « danger islamiste », Bernard Lewis a par ailleurs été condamné en France en 1995 pour avoir nié la réalité du génocide arménien.

(5) NDLR. Longtemps considéré comme fou, l’écrivain anglais William Blake (1757-1827) a laissé une oeuvre littéraire et philosophique d’une grande richesse, orientée vers la reconquête de l’unité de l’être humain. Pour lui, Dieu n’existe que dans l’homme. Dénonciateur de la morale chrétienne, qui fonde à son avis l’esclavage moral, économique et politique dont l’homme est victime, il lutte pour une liberté dont l’imagination lui semble le principal instrument.

(6) The Financial Times, Londres, 4 septembre 2002.

(7) NDLR. Effort d’élaboration juridique à partir du Coran et des Hadiths (paroles et actes de Mahomet et de ses compagnons).






LE MONDE DIPLOMATIQUE | septembre 2003 | Pages 20 et 21
[www.monde-diplomatique.fr]


a
17 février 2005 03:57
Personne ne parlait de la question Palestinienne mieux qu'edward Said, il était le seule a l'expliquait d'une façon que même les ennemies des palestiniens l'écoute avec respect, car il donnait tout le temp des exemple que le public n'arrive pas a douter. il était d'une classe a lui seule, Allah Erahmo.

Voici un site pour l'ecouter.

[www.democracynow.org]

salut,




Modifié 1 fois. Dernière modification le 17/02/05 04:08 par almotanabi.
Almot
2
17 février 2005 21:06
Quiconque comprend un tant soit peu comment fonctionnent les cultures sait que le fait de définir une culture, de dire ce qu’elle représente aux yeux de ses membres donne toujours lieu à une joute majeure et démocratique, même dans les sociétés non démocratiques. Il faut sélectionner des autorités canoniques, les soumettre régulièrement à la critique, les faire débattre, les désigner de nouveau ou les congédier. Il faut préciser, discuter et rediscuter de l’idée du bien et du mal, de l’appartenance ou de la non-appartenance (le même et le différent) et des hiérarchies de valeurs, et tomber d’accord ou ne pas tomber d’accord sur ces questions, selon le cas.

En outre, chaque culture définit ses ennemis, ce qui existe par-delà son espace et qui la menace. Pour les Grecs, à commencer par Hérodote, quiconque ne parlait pas le grec était automatiquement un barbare, un Autre qu’il fallait mépriser et combattre. Dans un ouvrage récent, Le Miroir d’Hérodote (1), le spécialiste de lettres classiques François Hartog montre avec une grande précision comment Hérodote entreprend délibérément et minutieusement de construire une image du barbare Autre dans le cas des Scythes, plus encore que dans celui des Perses.

La culture officielle est celle des prêtres, des académies et de l’Etat. Elle donne une définition du patriotisme, de la loyauté, des frontières et de ce que j’ai appelé l’appartenance. C’est cette culture officielle qui parle au nom de l’ensemble, qui tente d’exprimer la volonté générale, l’idée et l’éthique générales, qui détient le passé officiel, les pères et les textes fondateurs, le panthéon des héros et des traîtres, et qui purge ce passé de ce qui est étranger, différent ou indésirable. De là vient la définition de ce qui peut ou ne peut pas être dit, des interdits et des proscriptions nécessaires à toute culture voulant faire autorité.

Il est tout aussi vrai qu’en marge de la culture dominante, officielle ou canonique, il existe des cultures dissidentes ou différentes, non orthodoxes, hétérodoxes, qui renferment de nombreux courants anti-autoritaires s’opposant à la culture officielle. On peut appeler contre-culture cet ensemble de pratiques associées à différents outsiders – pauvres, immigrants, bohèmes, anxieux, rebelles et artistes. Il émane de cette contre-culture une critique de l’autorité et une attaque contre ce qui est officiel et orthodoxe. Le grand poète arabe contemporain Adonis a énormément écrit sur la relation entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie dans la culture arabe, et il a montré qu’il existe entre les deux une dialectique et une tension constantes. Aucune culture ne peut se comprendre si l’on n’a pas un sens quel qu’il soit de cette source de provocation créatrice toujours présente qu’est la confrontation entre le non-officiel et l’officiel. Négliger cette agitation au sein de chaque culture et penser qu’il existe une homogénéité complète entre culture et identité revient à méconnaître ce qui est vital et fécond.

Aux Etats-Unis, le débat sur ce qu’est l’Amérique est passé par de nombreuses transformations et même par des bouleversements spectaculaires. Du temps de mon enfance, les westerns dépeignaient les Indiens d’Amérique comme des diables malfaisants, qu’il fallait détruire ou mater. On les appelait les Peaux-Rouges et, dans la mesure où ils avaient une fonction dans l’ensemble de la culture (cela était aussi vrai de l’histoire académique que des films), ils servaient de faire-valoir au progrès de la civilisation blanche. Aujourd’hui, cela a complètement changé. Les Indiens d’Amérique sont considérés comme des victimes du progrès de la civilisation occidentale dans le pays, et non plus comme des scélérats.
Culture et contre-culture

Même le statut de Christophe Colomb a changé. Quant à celui des Afro-Américains et des femmes, il a subi des bouleversements plus spectaculaires encore. Toni Morrison a relevé l’obsession de la littérature américaine classique envers l’appartenance à la race blanche, comme en témoignent de manière si éloquente Moby Dick, de Melville, et Arthur Gordon Pym, de Poe. Mais, explique-t-elle, les principaux écrivains masculins et blancs des XIXe et XXe siècles, des hommes qui ont donné ses canons à la littérature américaine telle que nous la connaissons, se sont servis dans leurs œuvres de l’appartenance à la race blanche comme moyen d’éviter, de dissimuler et de rendre invisible la présence africaine au sein de notre société.

Nous sommes passés du monde de Melville et d’Hemingway à celui de Dubois, Baldwin, Langston Hughes et Toni Morrison : le seul fait que les romans et les critiques de Toni Morrison connaissent aujourd’hui un succès aussi éclatant témoigne de l’étendue du changement. Quelle est la vision de la véritable Amérique et qui peut prétendre la représenter et la définir ? La question est complexe et profondément intéressante, mais on ne peut y répondre en réduisant le problème à quelques clichés.

Le petit ouvrage d’Arthur Schlesinger La Désunion de l’Amérique (2) offre une vue récente des difficultés soulevées par les luttes culturelles dont l’objet est de définir une civilisation. En tant qu’historien appartenant au courant dominant, Schlesinger s’inquiète, et on peut le comprendre, du fait que des groupes d’immigrants émergents aux Etats-Unis contestent la légende unitaire officielle de l’Amérique telle que les grands historiens classiques de ce pays comme Bancroft, Henry Adams et, plus récemment, Richard Hofstader ont coutume de la représenter. Ces groupes veulent que l’écriture de l’histoire ne reflète pas seulement une Amérique qui a été conçue et dirigée par des patriciens et des propriétaires terriens, mais une Amérique dans laquelle les esclaves, les serviteurs, les ouvriers et les immigrants pauvres ont joué un rôle important et qui n’est toujours pas reconnu.

Les récits de ces personnes, réduites au silence par les grands discours émanant de Washington, des banques d’investissement de New York, des universités de la Nouvelle-Angleterre et des grosses fortunes industrielles du Middle West, sont venus troubler la lente progression et l’imperturbable sérénité de la version officielle. Ils posent des questions, racontent l’expérience des défavorisés sociaux et expriment les revendications de personnes tout en bas de l’échelle – femmes, Asiatiques, Afro-Américains et autres minorités sexuelles et ethniques. Que l’on soit d’accord ou non avec le cri du cœur de Schlesinger, on ne peut rejeter la thèse qui sous-tend son livre selon laquelle l’écriture de l’histoire est la voie royale pour donner sa définition à un pays, et l’identité d’une société est en grande partie fonction de l’interprétation historique, champ où s’affrontent les affirmations contestées et les contre-affirmations. C’est dans cette situation de joute que se trouvent les Etats-Unis à l’heure actuelle.

Edward W. Said.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
m
22 février 2005 13:26
C´est dommage que l´anglais est trés peu lu au Maroc. D´ailleurs c´est la raison pour la quelle monsieur Palestine ( Allah Ya Rahmou) n´est pas bien connu.

Je me demande s´il y une traduction allemande d´ Orientalism ????

Many thanks
2
2 mars 2005 20:21
Dans un précédent article consacré, à l’intellectuel musulman1, j’évoquais le rôle de l’ouvrage d’Edward Saïd dans le discours des intellectuels en France, je soumettais l’idée que le livre du professeur américain d’origine palestinienne avait sans doute créé une rupture idéologique entre l’Orient et l’Occident, particulièrement nette dans le discours des intellectuels français. Je me doutais que cette affirmation allait sans doute créer des réactions affectives, et particulièrement vives dans le monde arabe. Cependant, le travail de l‘historien est surtout de raisonner à partir des faits et non pas seulement à partir des objectifs et des intentions des auteurs, afin de faire abstraction des réactions trop émotionnelles. Aussi, est-il bon de revenir sur la chronologie du discours des intellectuels français sur l’Islam et de l’influence du livre d’Edward Saïd sur les réactions d’une partie de l’intelligentsia française, ce qui nous permettra sans doute de clarifier certains aspects que nous n’avons pas pu développer auparavant. La problématique de l’Islam, qui se développe au début des années 1980, a amené à une double rupture marquée par la fin du discours tiers mondiste et la remise en cause de l’orientalisme traditionnel.

les tiers-mondismes contestés

A la fin des années 1970, le discours sur l’Islam et les musulmans connaît de profondes mutations. La visibilité de l‘Islam dans notre société, l’accélération de l’histoire pour les problèmes du Proche et Moyen Orient allait lancer les bases d’une nouvelle représentation de l’Orient en France. De nombreux intellectuels français éprouvent de plus en plus de difficultés à comprendre et à expliquer cette résurgence de l’Islam, la perception de sa supposée volonté hégémonique, sa prétendue résistance à tout processus de laïcisation, son désir de confrontation avec l’Occident, amenaient l’intelligentsia française à rechercher des analyses autres que ceux de l’analyse politique. La revue Esprit, fortement influencée par Louis Massignon sur la question de l’Islam, dans un numéro spécial, pose les bases de cette nouvelle réflexion, résultante d’une incompréhension réciproque : le Proche Orient est devenu pour l’Occidental médusé une terre lézardée, un monde brisé. C’est à cela que tient cette incompréhension réciproque entre les deux rives de la Méditerranée...On finit par ne plus voir qu’une violence dont on ne saisit pas les raisons2. La question palestinienne dans les cœurs de l’intelligentsia prend également une nouvelle dimension, l’échec de voir, un jour naître une Palestine laïque et démocratique, marque aussi la fin du soutien au nationalisme arabe et par conséquent le retour des oppositions religieuses. On assiste, dés lors, à la faiblesse des mouvements unitaires, de projets de rassemblements3.

En réalité, ces réflexions sont à situer dans la fin de l’idéologie tiers mondiste qui, au cours des années 1970 et 1980, a submergé tant de penseurs, dont certains, amèrement, rendaient compte de cette désillusion. Déjà en 1975, Claude Liauzu, dans une histoire du soutien français à la résistance du tiers monde, avançait que le bloc anti-impérialiste n’existait plus4. Des intellectuels comme Gérard Chaliand qui avait, avec Maxime Rodinson, dénoncé lors du conflit 1967, les visées annexionnistes de l’Etat d’Israël, remettait en cause les mythes révolutionnaires du Tiers Monde. Cependant, la dénonciation de l’idéologie tiers mondiste battait son plein avec trois ouvrages publiés au début des années 1980 : le sanglot de l’homme blanc dans lequel Pascal Bruckner se proposait de dépister les vertus affichées des tiers mondistes, les machinations d’une mauvaise foi, les sophismes de l’amour propre, les alibis de l’égoïsme, les ruses de la tartufferie, le livre de Yves Montenay, Le socialisme contre le tiers monde, se proposait, quant à lui, de démasquer le socialisme français qui se veut héraut du tiers mondisme, mais qui a été souvent responsable du sous développement et garant de sa perpétuation, enfin l’ouvrage du journaliste vénézuélien, Carlos Rangel, l’Occident et le tiers monde, s’interrogeait sur les surenchères politiques et idéologiques que provoque tout débat sur le tiers monde. Une désillusion qui encourageait des revues françaises comme Commentaire, fondée sous l’égide de Raymond Aaron ou la revue jésuite Etudes, à rendre compte de la fin de l’idéologie communiste. Le discours tiers mondiste a fait la part belle aux faux émancipateurs dans les pays arabes, tous les laïcismes de la région, comme le fait remarquer, le rédacteur en chef d’Esprit, Olivier Mongin, la Turquie kémaliste tout comme les deux Baas (Syrie, Irak), se sont transformés en dictatures. Après des années de soutien aux luttes anti-colonialistes en Algérie, d’abord, en Palestine ensuite, qui ont représenté pour beaucoup d’intellectuels français leur engagement le plus profond dans la politique et la philosophie de la décolonisation anti-impérialiste, un moment d’épuisement et de désillusion était atteint5. On commençait à entendre et à lire combien il avait été futile de soutenir les révolutions, à quel point les nouveaux régimes parvenus au pouvoir étaient barbares6. La pression tiers mondiste a entraîné un durcissement de la réponse révolutionnaire, la construction de l’Etat et la libération économique, ainsi que celle des mœurs, se sont trouvés retardés par les préalables de la lutte anti-impérialiste.

Quoiqu’il en soit des intellectuels se désolidarisaient de cette idéologie dont la crise économique qui touchait, alors, les pays riches, développait un repli sur soi et le divorce avec le troisième monde. Olivier Mongin dénonçait, d’ailleurs, le silence des intellectuels français face aux problèmes du Proche Orient, et leur désolidarisation face à la régionalisation du conflit : un silence de plomb, dont on ne sait s’il traduit la dernière forme de la conscience malheureuse de l’Occident ou le cynisme le plus intransigeant, a succédé à une volonté tiers mondiste qui n’était pas toujours synonyme de logomachie révolutionnaire. Certes quelques revues comme "Croissance des jeunes nations", des intellectuels comme François Perroux ou René Dumont, des associations comme frères des hommes, continuent à manifester leur intérêt pour un " troisième monde" que l’Occident tend d’autant plus à oublier que sa propre crise se solde par un repli sur soi plutôt inquiétant. A croire que la critique des "mythes révolutionnaires du tiers monde" et des théories du développement n’aurait d’autre issue qu’une "désolidarisation" du monde, ou du moins que la "mondialisation" ne concernerait que l’économique7. Le droit à la différence que développait l’idéologie tiers mondiste, dont le principal leitmotiv opposait la tradition, l’authenticité, la particularité d’une part, à l’occidentalisation, l’universalité abstraite, la modernité d’autre part, amenait à voir dans les manifestations de l’Islam contemporain, par l’analyse de la particularité religieuse ou des résurgences traditionalistes, l’émergence d’une pureté originelle qui agissait en contrepoids à la modernisation outrancière ou des méfaits du capitalisme.

De plus, les évènements du Liban, la révolution iranienne en 1979, arrivaient au moment où des intellectuels dénonçaient l’imposture totalitaire, la résurgence de l’Islam, ne pouvait qu’être perçue, à leurs yeux, que comme un nouveau totalitarisme. Olivier Mongin, remettait en question cette généralisation de l’anti-totalitarisme au tiers monde : Au moment où l’Europe orientale, soumise au joug totalitaire, nous conduit à soupçonner les philosophies de l’histoire, nous faisons toujours un usage ravageur de ces dernières du côté d’un tiers monde qui apparaît loin derrière nous dans l’histoire...Si le totalitarisme est un souci primordial, pourquoi le dissocier d’une réflexion sur le tiers monde où perdurent de vieux schémas, au point que l’accusation de totalitarisme tend à se généraliser à tout propos ? Dans le cas de l’Iran, et plus bizarrement du Liban et d’Israël, l’accusation de totalitarisme a remplacé le mythe de l’authenticité ...à défaut de laisser voir autre chose8. Il est évident qu’Edward Saïd, lui-même, a su percevoir cette remise en cause du discours tiers mondiste, mais c’est sa perception de l’intellectuel qui semble faire défaut dans ce contexte, notamment par la remise en cause du discours orientaliste.

Houari Bouissa: (Historien)
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
2
8 mars 2005 19:17
L’orientalisme en question

Les évènements liés au Proche et Moyen Orient à la fin des années 1970, créent une nouvelle rupture dans le discours des intellectuels, avec la remise en cause de l’orientalisme savant. Cette voie est ouverte par la publication d’un certain nombre d’ouvrages de spécialistes du monde arabo-musulman. En 1980, est publié au Seuil, l’orientalisme par le professeur de littérature anglaise et comparée à l’Université de Columbia à New York, Edward W. Saïd, d’origine palestinienne, né à Jérusalem, il y dénonce de façon unilatérale et mécanique tous les écrits de la tradition orientaliste européenne, en indiquant comment ils étaient implicitement les meilleurs supports idéologiques de la conquête coloniale. Cependant, lorsque Saïd construit cette opposition, il s’inspire du contexte du champ universitaire américain, sa théorie n’a donc pas de valeur universelle, puisqu’elle ne convient pas pour la France, le problème est que cette dénonciation confond le contexte et la théorie, Saïd se refuse à parler des intellectuels au pluriel, de définir une typologie, alors que lui-même accorde une importance particulière au fait que les cultures sont différentes et dépendantes du contexte historique. La conception que Saïd se fait de l’intellectuel correspond à des schémas purement occidentaux, une essentialisation particulièrement nette dans un de ses autres ouvrages majeurs, Des intellectuels et du pouvoir1. D’ailleurs, cette vision manichéenne, était critiquée dès 1980 dans un ouvrage collectif, D’un Orient à l’Autre, qui se voulait très critique vis à vis de la thèse de Saïd, perçue comme trop univoque et surtout comme ne tenant pas assez compte des stratégies des intellectuels dans les pays du tiers monde. D’autres auteurs, encore, spécialistes de la question, parvenaient à éviter ce constat réfrigérant en affirmant que l’Occident n’était pas forcément synonyme d’impérialisme et que certains acquis occidentaux étaient incontournables, c’était le cas de Mohamed Arkoun et Louis Gardet, avec L’Islam hier, demain, Hichem Djaït qui publiait au Seuil, L’Europe et l’Islam, Maxime Rodinson avec la fascination de l’Islam ou encore Jean Paul Charnay qui publiait Les Contre Orients. Cependant ces nouvelles publications qui remettaient en cause la perception de l’Islam dans le discours orientaliste, ainsi que les rapports entre l’Orient et l’Occident, n’étaient pas nouvelles, elles étaient l’aboutissement de réflexions au sein de grandes revues françaises comme Esprit ou Les Temps Modernes, encouragées par la guerre civile au Liban et la révolution iranienne.

Déjà en 1975, Mohamed Arkoun, critiquait la vision des Arabes chez Jacques Berque2, celui-ci, selon Arkoun, tentait de définir les Arabes à partir d’une position qui lui est propre, d’une position militante, la différence entre son je et l’Autre est symétrique au clivage entre l’Orient et l’Occident. Une subjectivité de Jacques Berque, qui est en fait fondée sur l’opposition entre les sociétés arabes farouchement attachées à des "valeurs d’invariance" et des sociétés occidentales, en proie "à l’effroyable scission" entre la réalité et le désir. La critique de la pensée de Jacques Berque pousse Mohamed Arkoun à réformer les valeurs fondatrices des musulmans, il ne s’agit plus de s’appuyer exclusivement sur les textes qui fondent une civilisation, mais d’utiliser les enquêtes propres à l’ethnologie et à l’anthropologie. L’intellectuel, et particulièrement, l’islamologue ne doit plus être engagé, mais impartial et objectif car dit-il, quand l’objet de l’étude est la foi religieuse, le chercheur trouve rarement la position adéquate entre l’attitude partisane et l’analyse réductrice. Même constat aux Temps Modernes qui donne la parole à un auteur d’origine arabe critiquant les positions de Jacques Berque3. Au-delà de la pensée de l’islamologue, c’est tout l’orientalisme qui y est vivement critiqué, alors que Jacques Berque, lui-même, a toujours refusé de se qualifier d’orientaliste. Quant à Louis Massignon, Saïd, dit de lui qu’il considère l’arabe comme la langue des larmes, et que toute notion de djihad en Islam a une dimension intellectuelle dont la mission serait la guerre contre le Judaïsme et le Christianisme, ennemis extérieurs et contre l’hérésie, ennemi intérieur4. C’est la raison pour laquelle, fidèle à son voeu d’engagement, Massignon se lancera dans l’étude du très controversé mystique musulman, Al Hallaj. Une intention qui n’est pas innocente pour Saïd car la vocation mystique de l’Islam ..est proche de son tempérament de catholique dévot [et]...parce qu’elle a une influence dérangeante à l’intérieur du corps orthodoxe de croyances. L’image que Massignon se fait de l’Islam est celle d’une religion sans cesse impliquée, dans des refus, sa venue tardive (par référence aux trois autres fois abrahamiques), son sens relativement nu des réalités du monde, ses structures massives de défense à l’égard des « commotions psychiques » du genre de celles pratiquées par Al Hallaj et d’autres maîtres soufis, sa solitude en tant que seule religion restée « orientale parmi les trois grands monothéismes »5

Un orientalisme qui se voit donc défini comme l’un des suppôts du pouvoir colonial, alors qu’un penseur comme Jacques Berque, rappelons-le, pouvait être considéré comme un théoricien de la décolonisation, bien plus redoutable qu’un Frantz Fanon. Quoiqu’il en soit, on reproche à l’orientalisme de caractériser l’arabisme par une haute spiritualité et l’Islam par une transcendance théologique et une histoire hypostasiée, il suffit, pour s’en rendre compte, de voir les articles produits dans des revues comme Etudes ou Esprit, toutes deux influencées par le catholicisme. La séduction exercée par l’Orient sur les orientalistes est manifeste, Massignon, dans sa réflexion spirituelle finit par christianiser l’Islam et Corbin rend chiite la pensée de Heidegger6. Un ethnocentrisme qui les oblige donc à rechercher chez l’Autre ce que l’Occident a perdu : Au moment où, au XIX ème siècle le Dieu scolastique se retire de la scène de l’Occident, cédant la place à l’homme en tant que sujet de l’histoire, voici que l’orientalisme le récupère chez les Arabes7. Ainsi, lorsque Berque évoque les Arabes, il les représente comme une forme du classicisme occidental, comme une étape métaphysique de l’Occident. Mais la critique va plus loin, Jacques Berque, et c’est un paradoxe pour un orientaliste, n’aimerait pas l’Islam, préférant le pré islam, la Jâhiliya et sa poésie, car il lui rappellerait la décadence de l’Occident. Cette dernière idée est d’ailleurs reprise par Saïd, qui qualifie les orientalistes français comme modernes, certes, mais, obligés de recevoir de l’Orient ce qu’ils avaient perdu en spiritualité, en valeurs traditionnelles et autres choses du même ordre. L’investissement de Massignon, à ce propos, passe, nous dit Saïd, par toute la tradition du dix-neuvième siècle : l’Orient thérapeutique de l’Occident8

Autant d’analyses qui montrent une volonté d’en finir avec cette forme de discours. Maxime Rodinson insistait, d’ailleurs, sur le fait que les efforts déployés par les orientalistes n’ont donné qu’un maigre résultat quant à la connaissance des sociétés musulmanes par les occidentaux9, pour lui, les orientalistes ont toujours considéré comme validité absolue et universelle attribuée à des critères tirés de la seule expérience historique du monde occidental.

Ce qui caractérise, donc, les études sur l’Orient musulman, c’est cet européocentrisme, qui fait que l’orientaliste exprime ses analyses au travers de sa propre histoire et de sa propre culture, pour en arriver, selon Edward W. Saïd, au dessein de reconstruire l’Orient, étant donné l’incapacité de l’Orient de le faire pour lui-même, l’Islam prend alors un statut extra réel réduit au sens phénoménologique, qui le place hors d’atteinte de tous, sauf de l’expert occidental.

Une critique sévère que la revue Esprit tentait de relativiser, sous la plume d’Olivier Mongin : Pareille lecture ne pouvait que durcir les positions, instituer une véritable guerre froide : l’Orient d’un côté, l’Occident de l’autre. Façon de consonner avec le relativisme ambiant : chacun pour soi...on est revenu à la case " départ"10. Or l’Europe occidentale, insistait l’auteur, ne fut-elle pas une terre de croisement et la modernité ne s’est-elle pas constituée au contact de nombreuses civilisations ? Pour éviter de fixer l’histoire autour de la dualité Orient/l’Occident, Olivier Mongin insistait sur la nécessité de reconnaître le rôle de la civilisation musulmane dans l’édification de la modernité. Pour cela, il fallait que l’Islam reconnaisse aussi la part universelle de l’Occident, en évitant de la rattacher brutalement à la seule entreprise de l’impérialisme conquérant.

En réalité, la nouvelle figure de l’orientaliste qui apparaît avec la critique de l’orientalisme traditionnel, dont Edward W.Saïd se faisait le chantre, répondait à une stratégie, selon Percy Kemp qui écrivait, alors, à Esprit, l’émancipation de l’orientaliste rejoint ainsi celle du tiers monde11. Le nouveau discours sur l’Islam s’inscrivait dans une attitude post coloniale et tiers mondiste : confrontés au désir d’affirmation du tiers monde, les pouvoirs occidentaux ont en effet renoncé à puiser leur vision de l’Orient dans l’orientalisme traditionnel, et ils sont allés la demander au discours que l’Orient tenait sur lui-même. Ce que les pouvoirs occidentaux exigeaient à présent de leurs orientalistes, c’était surtout de renvoyer vers l’Orient l’image projetée par les élites du tiers monde, si possible en l’enjolivant, mais toujours en l’entérinant.

En d’autres termes, le nouveau discours sur l’Orient amène à une nouvelle colonisation des esprits, cette fois, qui développe le semblant d’indépendance des intellectuels du tiers monde en même temps que le sentiment d’être différents. Comment pouvait-on éviter cette nouvelle guerre froide entre Orient et Occident ? La prétendue objectivité du chercheur, n’était pas non plus une manière de fuir les difficultés du problème ?

Des propositions sont faites dans le milieu de l’islamologie, Mohamed Arkoun, spécialiste de la pensée islamique, pose le problème du réformisme religieux face à la modernité. Il pense que les populations du Proche Orient (juives, chrétiennes et musulmanes) seraient actuellement mystifiées et ne connaîtraient que des formes religieuses mythologisées, il convient, donc que les responsables religieux ou les théologiens des trois religions monothéistes acceptent d’examiner les deux autres révélations et réinterprètent de façon critique les conditions historiques d’apparition de leur propre révélation afin de prendre conscience de ce que furent les enjeux initiaux et de détruire les sensibilités actuellement dominantes12. Le rapport à la religion ne doit plus être utilitaire ou idéologique, mais un rapport de connaissance historique.

Quoiqu’il en soit la thèse d’Edward W.Saïd eut en France un grand retentissement, en ce sens où elle permit un regard plus critique sur les productions concernant l’Islam en France et sans doute de révéler, au monde de l’intelligentsia, de nouveaux intellectuels issue du tiers monde. Sans nul doute, le dessein de Saïd, fut-il de réveiller les consciences, notamment en recherchant comment les évènements, les représentations, les discours ont été construits. Cependant, elle eut également un inconvénient de taille, c’est qu’elle permit indirectement l’appauvrissement de la connaissance sur l’Islam, ajoutée, certes, à une conjonction d’évènements. Mais devant les manifestations de l’Islam contemporain, la critique de Saïd a sans doute permis le recul du discours orientaliste y compris français, par une essentialisation de l’intellectuel, par l’apparition d’une nouvelle terminologie marquant cette opposition et donc, l’apparition de nouveaux experts, que la médiatisation a poussé au devant de la scène. Dans ce contexte, il est d’ailleurs permis de penser que la gauche arrivée au pouvoir en 1981, et la volonté de François Mitterrand de pratiquer une politique plus équilibrée au Moyen Orient, ait voulu,aussi, en finir avec le discours orientaliste apparenté à l’action du général de Gaulle. Le développement de la culture de masse, et la surmédiatisation des évènements liés à l’Islam contemporain, ont vu apparaître des politologues adapter leurs connaissances aux manifestations de l’Islam, toute prise de position est alors commandée par le mythe de l’adversaire, ce qui à sans doute permis de réduire l’Islam à un aspect idéologique. En ce sens l’Islam contemporain a permis, aussi, de solder les affrontements idéologiques passés.

A partir des années 1980, les intellectuels français se sont remis à se parler entre eux, au-delà des clivages politiques, la création de la revue Le Débat, par Pierre Nora et Marcel Gauchet, qui par cette appellation doit réunir le monde de l’intelligentsia, montre la volonté de ne plus afficher d’idéologie. Ainsi, la fin de l’intellectuel partisan marque également le développement de l’intellectuel expert, le spécialiste du monde musulman se définit, non plus par rapport à son œuvre, mais par rapport à l’événement, c’est ce dernier qui lui confère le statut d’intellectuel. De plus, la médiatisation des phénomènes liés à l’Islam dans le monde a permis à l’opinion de s’intéresser à des domaines dont elle n’eût pas soupçonné l’existence, l’islamologue expert est aussi devenu le médiateur, l’interprète de l’opinion13.

Il est clair que la combinaison de ces évènements n’ont fait qu’appauvrir la diffusion des connaissances sur l’Islam en France, ce dernier apparaissant non plus comme une spiritualité, une foi, mais plutôt comme une idéologie, de surcroît étrangère, hégémonique, conforme à l’image négative du Sarrazin de notre Moyen Age.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
h
8 mars 2005 19:30
Salam Loubna,
merci pour cet article! c'est qui l'auteur s'il te plaît?
2
8 mars 2005 20:02
Salam Hux,

C’est la suite du précèdent (partie 2)
Houari Bouissa.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
h
8 mars 2005 20:06
Edward Saïd est décédé, suite à un cancer, ce Jeudi 25 septembre 2003 à New-York. Le document publié ici est une présentation de la personnalité et du parcours d'Edward Saïd par Mona Chollet (www.peripheries.net), et daté de 1998.

Affranchi

Grande figure de la diaspora palestinienne, professeur à la Columbia University de New York, Edward W. Saïd a retracé dans L'Orientalisme - un livre qui fit date - l'histoire des préjugés anti-arabes et anti-islamiques en Occident.
Il pose la question de la façon dont on peut appréhender "l'autre", sans l'enfermer dans les stéréotypes ; il montre la réalité du brassage des cultures, et l'absurdité des murs que l'on dresse entre elles.
Il a fait de l'exil permanent une attitude intellectuelle : engagé, il échappe cependant à toutes les récupérations.
Opposé aux accords d'Oslo, Saïd prend la défense de son peuple contre Israël, mais aussi contre l'autorité de Yasser Arafat, qui a fait interdire ses livres dans les territoires autonomes. Voyage au travers d'une oeuvre dense et passionnée.
Mona Chollet - Mai 1998


Edward W. Saïd
intellectuel palestinien

par Mona Chollet

L'outsider

Né en 1936 à Jérusalem, exilé adolescent en Égypte puis aux États-Unis, Edward W. Saïd est professeur à la Columbia University de New York.

Dans L'Orientalisme, publié en 1978, il analysait le système de représentation dans lequel l'Occident a enfermé l'Orient - et même, l'a créé.
Le livre, récemment réédité, est plus que jamais d'actualité, parce qu'il retrace l'histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l'Occident, au cours de l'histoire, a appréhendé "l'autre".

Aujourd'hui, Edward Saïd se bat contre la diabolisation de l'islam et pour la dignité de son peuple. Ancien membre du Conseil national palestinien, il fut un négociateur de l'ombre. Il est opposé aux accords d'Oslo et au pouvoir de Yasser Arafat, qui a fait interdire ses livres dans les territoires autonomes.
Il défend une conception exigeante et courageuse du rôle de l'intellectuel, auquel il redonne une vraie noblesse. Sa marginalité l'a placé à la croisée des grands enjeux de notre temps : il perçoit avec acuité la réalité du brassage des cultures, affirme que les oppositions entre les civilisations sont des constructions humaines, et l'identité, le fruit d'une volonté. Voyage dans une oeuvre cohérente, engagée, véhémente et attachante.

1. "La vie d'un Palestinien arabe en Occident, en particulier en Amérique, est décourageante. Le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d'impérialisme politique, d'idéologie déshumanisante qui entoure l'Arabe ou le musulman est réellement très solide."

C'est cette expérience qui a poussé en 1978 Edward Saïd, professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, à écrire L'Orientalisme, l'Orient créé par l'Occident, un livre qui a connu un retentissement mondial. Il y analyse le système de représentations presque autonome dans lequel les puissances occidentales - la France, l'Angleterre, les Etats-Unis - ont, au fil des siècles, enfermé l'Orient. L'enjeu est de taille:
"L'Orient n'est pas seulement le voisin immédiat de l'Europe, il est aussi la région où l'Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et lui fournit l'une des images de l'Autre qui s'impriment le plus profondément en elle. De plus, l'Orient a permis de définir l'Europe (ou l'Occident) par contraste : son idée, son image, sa personnalité, son expérience. La culture européenne s'est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d'un Orient qu'elle prenait comme une forme d'elle-même inférieure et refoulée." L'Orient est perçu comme un lieu de licence sexuelle ; les colonies ont leur utilité pour se débarrasser des fils rebelles...

L'orientalisme a d'abord été une science, celle de savants qui se rendaient en Orient "bardés d'inébranlables maximes abstraites", dont ils ne pensaient qu'à prouver la validité. Du décalage qu'ils constataient forcément entre la réalité et les "vérités moisies" qu'ils avaient apprises est née "la mythologie du mystérieux Orient, l'idée que les Asiatiques sont impénétrables". "C'est, semble-t-il, un défaut fort courant que de préférer l'autorité schématique d'un texte aux contacts humains directs, qui risquent d'être déconcertants." Ce fonctionnement en circuit fermé est le grand trait de l'orientalisme. Ses doctrines faisaient autorité : "L'Orient a dû passer par le filtre accepté de l'orientalisme en tant que système de connaissances pour pénétrer dans la conscience occidentale."

L'Orient, "forme la plus élevée du romantisme"

Aux savants ont succédé les poètes. Les premiers, tenus en respect par le dogme et par les travaux de leurs prédécesseurs ("une définition du dictionnaire déloge l'expérience", résume Saïd), se gommaient entièrement pour livrer des récits le plus impersonnels possible, de manière à transformer des observations particulières en généralités à valeur universelle. Pour les seconds, au contraire, l'Orient était une "province personnelle", un domaine où laisser courir leur imaginaire, où projeter leur intériorité. Il était "la forme la plus élevée du romantisme", selon la formule de l'Allemand Friedrich Schlegel. Edward Saïd cite une lettre envoyée en 1843 par Gérard de Nerval (qui écrivit un Voyage en Orient) à Théophile Gautier :

"Moi, j'ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle moitié de l'univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ; mais c'est l'Égypte que je regrette le plus d'avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs !"

L'orientalisme, un savoir né de la force

Si l'usage fait de l'Orient par les savants et par les poètes est différent, la rencontre véritable n'a lieu ni pour les uns ni pour les autres. "L'orientalisme repose sur l'extériorité, c'est-à-dire sur ce que l'orientaliste, poète ou érudit, fait parler l'Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l'Occident." Les habitants des contrées étudiées sont réduits à des "ombres muettes", à des "types". Jamais la parole ne leur est donnée. En exergue, Edward Saïd a placé ces mots de Karl Marx : "Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés." Sans oublier la non-réciprocité de l'orientalisme : personne n'imagine qu'il puisse y avoir en Orient une école "occidentaliste"...

Pour Saïd, "l'orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l'Orient qu'en tant que discours véridique sur celui-ci." Car c'est bien de pouvoir qu'il s'agit : "Les représentations ont des fins.". L'orientalisme, note-t-il, est à la fois un aspect du colonialisme et de l'impérialisme. Il est un "discours", une manière d'agir sur l'Orient, et même de le créer : "Le savoir sur l'Orient, parce qu'il est né de la force, crée en un sens l'Orient, l'Oriental et son monde." Ce qu'Edward Saïd étudie, c'est "un noeud de savoir et de pouvoir qui crée "l'Oriental" et en un sens l'oblitère comme être humain".

Les Orientaux sont perçus comme des masses grouillantes, dont nulle individualité, nulle caractéristique personnelle ne se détache. Tous les phénomènes observés au sein de leurs sociétés sont expliqués par le fait qu'ils sont des "Orientaux". "Si un Arabe est joyeux, ou s'il ressent de la tristesse à la mort de son enfant ou de son père, s'il ressent les injustices ou la tyrannie politique, ces sentiments sont nécessairement subordonnés au simple fait, nu et persistant, qu'il est un Arabe." Ou mieux, au "retour de l'islam", sésame explicatif universel : "L'histoire, la politique, l'économie ne comptent pas." Saïd évoque les travaux de Gibb, un orientaliste anglo-américain du vingtième siècle, et remarque qu'il paraît à Gibb "hors du sujet d'indiquer si les gouvernements "islamiques" dont il parle sont républicains, féodaux ou monarchiques".

"Leur enseigner la liberté"


L'orientalisme énonce des généralités, développe une conception monolithique, figée, "essentialiste et idéaliste", de l'Orient ; il n'inscrit pas les sociétés qu'il étudie dans un processus dynamique de développement ou de continuité historique : "Il est vain de chercher dans l'orientalisme un sens vivant de la réalité humaine ou même sociale d'un Oriental : un habitant contemporain du monde moderne." C'est sous la plume de Chateaubriand que Saïd trouve la première mention d'une idée totalement fausse, mais promise à une grande carrière, celle de l'Europe qui enseigne à l'Orient ce qu'est la liberté : "La liberté, ils l'ignorent ; les propriétés, ils n'en ont point ; la force est leur Dieu. Quand ils sont longtemps sans voir paraître ces conquérants exécuteurs des hautes justices du ciel, ils ont l'air de soldats sans chef, de citoyens sans législateurs, et d'une famille sans père." Les conclusions en sont vite tirées : "Au dix-neuvième et au vingtième siècle, en Occident, on est parti de l'hypothèse que l'Orient avec tout ce qu'il contient, s'il n'était pas évidemment inférieur à l'Occident, avait néanmoins besoin d'être étudié et rectifié par lui."

Au moment de l'expédition d'Égypte, Bonaparte embarque avec lui une cohorte d'orientalistes. Ils constituent "l'aile savante de l'armée", au service d'un projet encyclopédique. "Il n'y a pas de parallèle plus éclatant, dans l'histoire moderne de la philologie, entre la connaissance et le pouvoir que dans le cas de l'orientalisme." Dès ce moment, les orientalistes mettront leur savoir au service de l'Occident conquérant. Aucun ne choisira jamais l'autre camp. Saïd décrit d'ailleurs la répugnance et le mépris singuliers qui habitent ces savants pour l'objet de leurs études, attitude qui perdure parfois jusqu'à nos jours : en 1967, Morroe Berger, professeur à Princeton, président de la Middle East Studies Association, affirmait noir sur blanc dans un article que son champ d'études "n'était pas le foyer de grandes réalisations culturelles" et ne le serait sans doute pas dans un proche avenir. Il le jugeait parfaitement ingrat "pour un savant qui s'intéresserait au monde moderne"...


2. La réalité humaine est indivisible

L'analyse de l'orientalisme comme système de pensée et de représentation, révélateur de la façon dont l'Occident a, dans l'histoire, appréhendé et traité l'Autre, est si décourageante, qu'Edward Saïd en vient à s'interroger tout simplement sur la validité du découpage de la réalité en blocs distincts et forcément opposés. C'est là, dit-il, la principale question intellectuelle soulevée par l'orientalisme :

"Peut-on diviser la réalité humaine - en effet, la réalité humaine semble authentiquement être divisée - en cultures, histoires, traditions, sociétés, races même, différant évidemment entre elles, et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division ? Par là, je veux demander s'il y a quelque moyen d'éviter l'hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre "nous" (les Occidentaux) et "eux" (les Orientaux). Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l'histoire et à présent, est d'insister sur l'importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d'habitude n'est pas particulièrement louable."

Orient-Occident, "des menottes forgées par l'esprit"

Les distinctions ne restent en effet pas longtemps les simples constats qu'elles se prétendent au départ. Très vite, elles se mordent la queue : "Quand on utilise des catégories telles qu'"Oriental" et "Occidental" à la fois comme point de départ et comme point d'arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique, cela a d'ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l'Oriental devient plus oriental, l'Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés."

Cette polarisation, qui produit fatalement des déformations et des falsifications, résulte de cette manie de "l'opposition binaire", véritables "menottes forgées par l'esprit". Saïd, lui, voit les choses différemment. Il juge l'opposition entre Orient et Occident non seulement "hautement indésirable", mais aussi "erronée". "L'Orient n'est pas un fait de nature inerte. Il n'est pas simplement là, comme l'Occident n'est pas non plus simplement là." L'analyse qu'il fait de l'orientalisme montre bien à quel point l'Orient est, en effet, une création active de l'Occident. Il rappelle que l'espace objectif est moins important que la signification dont on le charge. C'est, dit-il, ce que montrait Gaston Bachelard dans La Poétique de l'espace.

"L'idée qu'il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu'on peut définir à partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable." Le découpage géographique lui-même ne peut être qu'arbitraire. Où placer les frontières ? "L'ordre dont l'esprit a besoin est atteint grâce à une classification rudimentaire ; mais il y a toujours une part d'arbitraire dans la manière de concevoir les distinctions entre objets ; ces objets mêmes, quoiqu'ils semblent exister objectivement, n'ont souvent qu'une réalité fictive. Des gens qui habitent quelques arpents vont tracer une frontière entre leur terre et ses alentours immédiats et le territoire qui est au-delà, qu'ils appellent "le pays des barbares". Dans une certaine mesure, les sociétés modernes et les sociétés primitives semblent ainsi obtenir négativement un sens de leur identité." Il appelle cela la "dramatisation de la distance".

L'identité, une construction intellectuelle

"Chaque époque et chaque société recrée ses propres Autres", dit Saïd, de même que "l'identité humaine est non seulement ni naturelle ni stable, mais résulte d'une construction intellectuelle, quand elle n'est pas inventée de toutes pièces." Cette définition de soi et des autres est le fruit d'un processus historique, social, intellectuel et politique élaboré : "La construction d'une identité est liée à l'exercice du pouvoir dans chaque société, et n'a rien d'un débat purement académique." Il cite la législation sur le comportement individuel, le contenu donné à l'enseignement, l'élaboration de lois sur l'immigration, la conduite de la politique étrangère et la désignation d'ennemis officiels... Nous ne subissons pas qui nous sommes, Saïd en est convaincu, nous ne l'héritons pas ; mais nous le construisons sans cesse, et nous le faisons tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Ainsi, pour lui, ce que l'on désigne aujourd'hui comme la résurgence de l'islam n'est rien d'autre que "la lutte en cours dans les sociétés musulmanes pour définir l'islam", définition sur laquelle personne n'a d'autorité décisive...

Si cette conception des choses est difficilement acceptée, c'est, estime-t-il, parce qu'"il n'est facile pour personne de vivre sans se plaindre et sans crainte avec l'idée que la réalité humaine est constamment modifiable et modifiée, et que tout ce qui paraît de nature stable est constamment menacé".

La réalité du multiculturalisme

Dès 1978, remarque-t-il dans sa postface à la deuxième édition, L'Orientalisme soulignait "les réalités de ce qui sera appelé plus tard le multiculturalisme". Le brassage des cultures est une réalité, en effet, et non un voeu pieux. Les cultures sont "hybrides et hétérogènes", si reliées entre elles et interdépendantes qu'elles "défient toute description unitaire". Ce sont donc nos schémas mentaux, notre refus d'accepter la complexité des choses, et non une réalité objective, qui produisent l'affrontement. Saïd indique le chemin d'une autre manière de voir, qu'il nous faut apprendre. "S'efforcer au discernement et à la nuance", c'est l'attitude qu'il dit vouloir lui-même adopter dans ses travaux. Selon lui, il faut notamment se demander "si les différences culturelles, religieuses et raciales comptent plus que les catégories socio-économiques, ou politico-historiques" - et on le devine tenté de répondre plutôt par la négative.

Appréhender "l'autre", un enjeu de civilisation

Reste à savoir comment on peut représenter "l'autre" de façon acceptable, étudier d'autres cultures et populations "dans une perspective qui soit libertaire, ni répressive ni manipulatrice." Saïd met là le doigt sur un véritable enjeu de civilisation. Il s'agit, dit-il, de "désapprendre l'esprit spontané de domination", c'est-à-dire d'inventer une attitude à peu près inédite : "Les cultures les plus avancées ont rarement proposé à l'individu autre chose que l'impérialisme, le racisme et l'ethnocentrisme pour ses rapports avec des cultures autres."

Au sein même de l'orientalisme, certains ont su adopter une attitude ouverte. Edward Saïd rend hommage à des hommes comme le Français Jacques Berque, traducteur du Coran, professeur au Collège de France, mort en 1995. Ce qui caractérise Berque, dit-il, c'est "d'abord une sensibilité directe à la matière qui s'offre à lui, puis un examen continuel de sa propre méthodologie et de sa propre pratique". Son intérêt pour l'ensemble des sciences humaines a offert à Berque des "correctifs instructifs" qui ont régénéré son travail, alors que l'orientalisme s'empoussiérait généralement dans l'autosatisfaction. D'autres ont réussi à évoquer l'héritage du colonialisme en dépassant la dialectique maître-esclave, à travers une "réappropriation de l'expérience historique du colonialisme, revitalisée et transformée par une nouvelle esthétique du partage et une reformulation qui souvent le transcende". Saïd pense par exemple à Salman Rushdie dans Les Enfants de minuit, à Aimé Césaire ou à Derek Walcott.


3. L'islam, "traumatisme durable" pour l'Europe

Splendeur orientale, sensualité orientale, cruauté orientale : autant d'exemples des traces laissées par l'orientalisme dans l'imaginaire et le vocabulaire courants. "Quand un écrivain utilisait le mot "oriental", il donnait au lecteur la référence qui suffisait à identifier un corps spécifique d'informations sur l'Orient." Aujourd'hui encore, le terme "oriental", et tous ceux qui lui sont attachés - mille et une nuits, sérail, hammam, bazar, harem... - conservent une efficacité pavlovienne. Ils permettent par exemple à un magazine féminin de faire rêver ses lectrices à peu de frais en faisant instantanément éclore dans leur esprit des images d'exotisme, de faste, de volupté. Marielle Righini a récemment détaillé cette fascination dans un article du Nouvel Observateur, sous le titre Les mille et un mirages de l'Orient. Mais ce n'est là que l'héritage le plus innocent de l'orientalisme.

L'islam, religion que l'Occident a, selon Saïd, fondamentalement mal représentée, constituait pour les orientalistes, étant donné sa relation particulière à la fois au christianisme et au judaïsme, "l'effronterie culturelle originelle". L'islam, dit-il, a été pour l'Europe, historiquement, "un traumatisme durable", et il est devenu, après le démantèlement de l'empire soviétique, "un nouvel empire du mal", sur lequel chercheurs et journalistes - américains, dans un premier temps - se sont précipités : "L'un des aspects du monde de l'électronique "postmoderne" est le renforcement des stéréotypes qui décrivent l'Orient." Le monde islamique est présenté comme menaçant, "furieux, violent, et congénitalement antidémocratique". Saïd dénonce le fantasme complaisamment entretenu d'une menace islamiste, alors que l'intégrisme musulman est, selon lui, inoffensif au niveau mondial. "Le résultat en est l'intolérance et la peur au lieu de la connaissance et de la coexistence", écrit-il.

Les musulmans, objets d'une attention "thérapeutique et punitive"

Il a notamment croisé le fer en 1996 par presse interposée avec la journaliste américaine Judith Miller, qui a fait du péril islamiste son fonds de commerce et se présente comme une spécialiste du Proche-Orient, sans toutefois maîtriser aucune des langues de la région. "On démonise et on déshumanise une culture entière, de façon à transformer les musulmans en objets d'une attention thérapeutique et punitive", s'enflammait-il dans The Nation. Il reprochait à Judith Miller d'évoquer Mahomet sans citer une seule source musulmane : "Imaginez seulement un livre publié aux Etats-Unis sur Jésus ou Moïse qui ne ferait appel à aucune autorité chrétienne ou juive."

De ce point de vue, la phrase de Marx, "ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés", est toujours et plus que jamais valable. "L'Occident est l'agent, l'Orient est un patient. L'Occident est le spectateur, le juge et le jury de toutes les facettes du comportement oriental." Le fait de considérer plus ou moins consciemment que les Orientaux ne sont pas de véritables êtres humains permet de justifier la mainmise de l'Occident sur l'essentiel des ressources mondiales, estime Saïd.


4. Israël : racisme et confiscation du "privilège de l'innocence"

C'est également l'orientalisme, affirme-t-il, qui gouverne la politique d'Israël à l'égard des Arabes aujourd'hui : "Il y a de bons Arabes (ceux qui font ce qu'on leur dit) et de mauvais Arabes (qui ne le font pas, et sont donc des terroristes)." Après les derniers attentats-suicides à Jérusalem, l'année dernière, suivis du bouclage des territoires palestiniens, il a signé dans Le Monde une mise au point traversée par le souffle d'une indignation et d'une colère douloureuses, impressionnantes. Il s'y insurge contre les "définitions pathologiques de la sécurité et du dialogue" imposées par le gouvernement israélien à ses partenaires, et contre les punitions collectives "sadiques, hors de proportion et de raison", infligées aux Palestiniens à la suite d'actes que, selon lui, la quasi-totalité de la population désapprouve, et qui ne sont peut-être même pas le fait d'habitants des territoires. "Pour qui M. Netanyahu se prend-il, interroge-t-il, quand il parle aux Palestiniens comme à des domestiques soumis ?..."

Que les Etats-Unis et Israël demandent aux Palestiniens de "choisir entre la paix et la violence" est pour lui le symptôme d'une appréhension totalement fantasmatique et aberrante de la situation, provoquée par les "clichés sur la terreur islamique" dont ils sont bourrés. L'affirmation de Bill Clinton et de Madeleine Albright selon laquelle "il n'y a pas d'équivalence entre les bombes et les bulldozers" - allusion aux attentats-suicides et à la poursuite de la colonisation par Israël - le révolte. Cette appréciation simpliste de la situation résulte selon lui de l'occultation de tout ce qui a précédé les accords d'Oslo. "Il faut se rappeler qu'Oslo ne partait pas de zéro : il arrivait après vingt-six ans d'occupation militaire par les Israéliens, précédés de dix-neuf ans de spoliation, d'exil et d'oppression subis par les Palestiniens."

La famille d'Edward Saïd est issue de Jérusalem, où il est né. Profondément marqué par l'exil qu'il a vécu à l'âge de douze ans, il est l'un de ces huit cent mille Palestiniens expulsés en 1948 et qui ne bénéficient pas du "droit au retour" accordé à tous les juifs. Ce droit, il ne le réclame pas. Il déplore, en revanche, que les Israéliens n'aient jamais voulu reconnaître le tort fait aux Palestiniens, et surtout que les accords d'Oslo, qui ont en quelque sorte remis les compteurs à zéro, reposent sur ce déni. Oubliés, le refus d'Israël d'appliquer les résolutions de l'ONU, le refus - sous prétexte qu'il s'agissait d'une situation de "guerre" - de rendre des comptes pour les morts de l'Intifada, les humiliations quotidiennes infligées aux Palestiniens, les destructions de maisons et de villages, la poursuite inexorable de la colonisation, les ravages de l'occupation militaire... Les Palestiniens, remarque-t-il, sont les seuls à qui l'on demande d'oublier le passé. Au nom de quoi?, demande-t-il.

"Pour qui se prennent ces gens qui s'arrogent le droit d'occulter ce qu'ils nous ont fait et, en même temps, se drapent dans le manteau des "survivants" ?, écrit-il. N'y a-t-il aucune limite, aucun sens du respect pour les victimes des victimes, aucune barrière pour empêcher Israël de continuer éternellement à revendiquer pour lui seul le privilège de l'innocence?" Il met le doigt sur "l'affirmation raciste qui sous-tend le processus de paix et la rhétorique fallacieuse selon laquelle la vie de Palestiniens et d'Arabes vaut beaucoup moins que la vie de Juifs israéliens". Il se prononce quant à lui pour "l'élimination du terrorisme et de l'extrémisme de toutes les parties concernées, non pas seulement de la plus faible et la plus facile à blâmer".

Arafat, Pétain palestinien

Pour lui, les accords d'Oslo, destiné à maintenir les Palestiniens dans un état de perpétuelle soumission à Israël, ont été un "acte de reddition". Devenu membre en 1977 du Conseil national palestinien (CLP), le parlement en exil de l'OLP, Edward Saïd avait été pressenti la même année par le président égyptien Anouar El-Sadate, par Yasser Arafat et par le président américain James Carter comme négociateur officieux dans d'éventuels pourparlers de paix avec Israël. Pour avoir joué les intermédiaires, il sait que l'OLP a refusé plusieurs offres plus avantageuses pour les Palestiniens que les accords d'Oslo. Selon lui, ce sont les positions "désastreuses" prises lors de la guerre du Golfe qui ont affaibli l'organisation en annulant les bénéfices de l'Intifada, et qui l'ont conduite à accepter cette solution. Il note aussi qu'Arafat et ses collaborateurs ont été pénalisés par le fait que les négociations se sont déroulées en anglais, langue qu'ils maîtrisent mal.

Edward Saïd a démissionné du CLP dès 1991. Il compare la "peau de léopard" des enclaves palestiniennes autonomes aux bantoustans de l'apartheid en Afrique du Sud, ou aux réserves d'Indiens en Amérique du Nord. Il est devenu l'un des principaux opposants à Yasser Arafat, qu'il accuse d'incompétence et de corruption.
Il lui reproche de ne proposer à son peuple que le modèle autocratique de son pouvoir, et d'engloutir le budget de l'Autorité palestinienne dans la sécurité - à commencer par la sienne propre -, alors que les besoins et les aspirations sont énormes. Résultat : en septembre 1996, le chef de l'OLP a fait retirer ses livres de la vente dans les territoires autonomes. "Je suis à présent interdit en Palestine pour avoir osé parler contre notre Papa Doc", résume Saïd. Il va jusqu'à comparer Arafat à Pétain, simple relais de l'oppression contre son peuple. "Même dans les rangs des opprimés il y a des vainqueurs et des vaincus", écrit-il, et Tzvetan Todorov lui fait écho dans une préface à l'un de ses ouvrages : "L'oppression, tous les pays sortant de la colonisation le savent, peut être exercée autant et plus par le pouvoir autochtone que par l'ancien colonisateur."

Mais que veut Edward Saïd, que propose-t-il? "Je pense que l'identité est le fruit d'une volonté, disait-il en janvier 1997 au Nouvel Observateur. Qu'est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être arabe, libanais, palestinien, juif, c'est possible. Quand j'étais jeune, c'était mon monde. On voyageait sans frontières entre l'Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l'école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C'était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d'homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet." Et pas plus irréaliste, après tout, qu'une paix équitable à la suite d'une poignée de main devant la Maison Blanche.


5. Indépendant, même de ses amis

En prenant la défense des Palestiniens, Edward Saïd ne fait que mettre en pratique sa conception du rôle de l'intellectuel, chargé de "déterrer les vérités oubliées, d'établir les connexions que l'on s'acharne à gommer et d'évoquer des alternatives". En 1993, sur les ondes de la BBC, il a consacré à ce rôle une série de conférences, rassemblées dans un livre sous le titre Des intellectuels et du pouvoir. "Le choix majeur auquel l'intellectuel est confronté, écrit-il, est le suivant : soit s'allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c'est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction." Une sorte de Robin des Bois, en somme, mais très loin d'un "idéalisme romantique" léger ou désinvolte : "L'intellectuel, au sens où je l'entends, est quelqu'un qui engage et risque tout son être sur la base d'un sens constamment critique." Il cite avec admiration C. Wright Mills, qui écrivait en 1944 ces mots étonnants :

"L'artiste et l'intellectuel indépendants comptent parmi les rares personnalités équipées pour résister et combattre l'expansion du stéréotype et son effet - la mort de ce qui est authentique, vivant. Toute perception originale implique désormais la constante aptitude à démasquer et à mettre en échec les clichés intellectuels dont les systèmes de communication moderne nous submergent. Ces mondes de l'art de la pensée de masse sont de plus en plus subordonnés aux exigences de la politique. Voilà pourquoi c'est sur la politique que doivent se concentrer la solidarité et l'effort intellectuels. Si le penseur n'est pas personnellement attaché au prix de la vérité dans la lutte politique, il ne peut faire face avec responsabilité à la totalité de l'expérience vécue."

Le prix de la farouche indépendance de l'intellectuel, exercée même à l'égard de ses amis, est la marginalité. L'intellectuel est un outsider. Mais marginal ne signifie pas enfermé dans une tour d'ivoire : pour Saïd, la vocation de l'intellectuel réside dans "l'art de la représentation". C'est à travers son inscription dans un contexte, dans la vie de son temps, à travers ses engagements, ses traits personnels, ses rapports avec son entourage, que Sartre, par exemple, est Sartre. Ce sont l'homme et l'oeuvre qui représentent l'intellectuel, et non l'oeuvre seule. "Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu'intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l'expose humainement, le rend faillible."

"On ne peut espérer dire la vérité"

Lors de la parution de L'Orientalisme, certains de ses collègues ont reproché à Edward Saïd un traitement presque "sentimental" du sujet. Il s'en dit heureux, et revendique lui-même cet ouvrage comme "un livre partisan, et non une machine théorique". "Ce que j'ai tenté de préserver dans mon analyse de l'orientalisme, c'est ce mélange de cohérence et d'incohérence, ce jeu, si je puis dire, qui ne peut être rendu qu'en se réservant le droit, en tant qu'écrivain et critique, de s'ouvrir à l'émotion, le droit d'être touché, irrité, surpris, et parfois ravi." Ce qui n'empêche pas l'honnêteté. Dans Des intellectuels et du pouvoir, Saïd cite Virginia Woolf : "On ne peut espérer dire la vérité et on doit se contenter d'indiquer le chemin suivi pour parvenir à l'opinion qu'on soutient."

Il s'est attaqué au sujet de l'orientalisme, qui le concernait directement, avec lucidité et humilité. Toute représentation, il le sait, est "d'abord enchâssée dans la langue, puis dans la culture, les institutions, tout le climat politique de celui qui les formule". Ce conditionnement de départ, il ne le vit pas comme un handicap ; fidèle à sa conception de l'intellectuel, il l'assume, et même le revendique. Il cite les Cahiers de prison de Gramsci : "Le point de départ de l'élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c'est-à-dire un "connais-toi toi-même" en tant que produit du processus historique qui s'est déroulé jusqu'ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d'inventaire. C'est un tel inventaire qu'il faut faire pour commencer." C'est parce qu'elle part de cet inventaire, aussi passionnant pour nous que pour lui, c'est grâce à son implication et à son engagement, à sa puissance de réflexion alliée à son érudition, que l'oeuvre d'Edward Saïd est aussi vivante et aussi active.

Mona Chollet

Oeuvres d'Edward W. Saïd traduites en français :
L'Orientalisme, L'Orient créé par l'Occident, 1994 (1980), Seuil ; Des intellectuels et du pouvoir, 1996, Seuil ; Entre guerre et paix, 1997, Arléa.


Site internet : www.edwardsaid.org


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h
8 mars 2005 20:17
Merci ma soeur!
2
8 mars 2005 20:21
Merci à toi mon frère winking smiley
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
 
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