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Double peine pour les prostituées
20 mars 2006 12:21
Elle avance, froidement, sans un regard à ce qui l'entoure. Face à elle, le président de la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Sur les côtés, coincés dans les étroits box des prévenus, ses huit anciens proxénètes.

Loin de l'Albanie, cette brune aux allures d'institutrice cherchait son "destin". Elle a fini "putain" sur les trottoirs parisiens. Une injure que lui souffle, presque souriant, un des "proxos". En ce 31 janvier, Gabriela (tous les prénoms de prostituées ont été modifiés), 29 ans, témoigne contre ses souteneurs malgré de récents coups de fil, qui, dit-elle, "menaçaient (sa) famille et menaçaient de (lui) couper une jambe". Mais, aujourd'hui, elle n'a plus peur d'eux. Gabriela veut les voir à l'ombre. "Je suis une victime. Je demande justice", répète-t-elle, devant le tribunal.

En avril 2003, après quelques années de prostitution forcée, Gabriela, harassée par sa condition, a décidé de "donner" ses "macs" à la police et de porter plainte pour "proxénétisme aggravé en bande organisée". Elle s'est constituée partie civile. Quelques semaines plus tard, tout un gang d'Albanais a été arrêté.

Hasard du calendrier, au même moment, la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure est entrée en vigueur. Il s'agissait de contrer l'explosion de la traite de jeunes femmes provenant, entre autres, d'Europe de l'Est et d'Afrique subsaharienne. Le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, a instauré une série de mesures répressives. L'une d'entre elles, l'article 50, pénalise le "racolage passif", délit passible de prison. Cet article permet de "nettoyer" les trottoirs des centres-villes, de repousser les filles à la périphérie des cités et de calmer ainsi la grogne des riverains. Il provoque surtout la colère des intéressées. Le samedi 18 mars, elles devaient manifester pour demander l'abrogation dudit article 50.

Pour lutter contre le proxénétisme, une autre disposition de cette loi se voulait plus humaine : l'article 76. "Les prostituées étrangères qui dénonceront les proxénètes pourront recevoir des papiers et la protection de la police", assurait au Monde M. Sarkozy, le 24 octobre 2002.

Tel a été le cas pour Gabriela, qui a reçu une autorisation provisoire de séjour (APS) de trois mois renouvelable. Elle n'aura une carte de résident que si les proxénètes sont condamnés. Réponse à l'issue du procès, le 21 mars.

La seconde condition est de sortir définitivement de la prostitution et d'avoir un projet de "réinsertion". Gabriela a donc raccroché ses escarpins depuis plus d'un an. Aujourd'hui, elle parle le français, et, un CAP cuisine en poche, attend ses papiers "comme un cadeau de la vie".

Fin 2004, 987 personnes ont été condamnées pour proxénétisme, 950 pour racolage, et 352 prostituées, comme Gabriela, ont bénéficié d'une APS pour avoir collaboré avec la police. Ce chiffre peut sembler élevé, mais, rapporté aux milliers de prostituées, il reste dérisoire. Pour Guy Parent, chef de la brigade de la répression du proxénétisme (BRP) de Paris, l'explication est simple : "Elles ont peur de se manifester et de collaborer avec nous. Elles ne dénoncent que très rarement." Le commissaire divisionnaire recense une trentaine de cas, en trois ans, dans la capitale.

Cette peur se comprend aisément. Les prostituées de l'Est redoutent les représailles des proxénètes. Les Asiatiques doivent s'acquitter d'une dette, entre 20 000 et 60 000 euros ; et, si elles ne paient pas, un membre de la famille au pays devra rembourser cette somme démesurée. Les Africaines sont effrayées par leurs souteneurs adeptes du vaudou, capable, d'après elles, de leur jeter un sort mortel.

De leur côté, les associations fustigent l'article 76. "Si Sarkozy compte sur les prostituées pour dénoncer leurs proxénètes, il se trompe de cible", estime Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid. "Même si elles sont au courant de l'existence de cette disposition, reconnaît Jean-Marc Landrevie, président d'Issue de secours, qui s'occupe de prostituées albanaises, dénoncer, porter plainte, c'est aller, pour elles, vers le suicide. Ou faire courir un danger à leur famille. Certains proxos, au pays, habitent dans la même rue que "leurs" filles." Monique Mickaïlis, coresponsable de Grisélidis, association toulousaine, qualifie l'article 76 de "système sadique. Nous avons eu des cas où des femmes ont dénoncé leurs proxénètes et se sont fait arrêter pour racolage passif, assure-t-elle. Elles se sont fait expulser".

Il y a trois ans, Angelina, brésilienne, 37 ans, cheveux châtains jusqu'au bas du dos, "indépendante", a reçu menace sur menace. "Des hommes sont venus me voir. Ils voulaient que je bosse pour eux. J'ai refusé", raconte-t-elle. Angelina, épaulée par Camille Cabral, directrice d'une association de prostituées, Pastt, a réussi à convaincre onze autres victimes des proxos de les donner à la police. Grâce à leurs témoignages, la police a arrêté huit "macs". Et, pourtant, Angelina continue à recevoir des menaces, affirme-t-elle : "J'ai porté plainte. Je suis obligée de payer quelqu'un qui assure ma sécurité. Ça me coûte 200 euros par mois." Elle n'a pas obtenu une autorisation provisoire de séjour. Alors, Angelina continue à se prostituer pour "payer l'avocat". Camille Cabral s'offusque : "Angelina a pris tous les risques et elle se retrouve livrée à elle-même. Cette loi est un mensonge. C'est une honte !"

Ce refrain-là, Galina Valkova l'a ruminé des nuits et des nuits. Cette Bulgare de 29 ans en a même fait un livre, Une poupée qui dit non (Calmann-Lévy). Elle dit avoir été "abandonnée par la police et la justice". Elle qui a témoigné contre ses proxénètes, qui les a fait condamner, se bat encore pour obtenir une carte de résident. Difficile de se "réinsérer" et d'envisager un avenir quand on dépend d'une autorisation provisoire de trois mois renouvelable, ou de six, si le préfet est généreux. "Comment voulez-vous trouver un travail avec ce genre de titre de séjour, admet Françoise Gil, socio-anthropologue, spécialiste de la prostitution à l'EHESS. Comme rien ne leur est proposé, les filles retournent se prostituer." Jean-Yves Killien, d'Aux captifs, la libération, regrette "l'absence d'accompagnement social, sanitaire, psychologique pour ces filles qui prennent de gros risques".

Paradoxalement, la loi sur la sécurité intérieure s'avère contre-productive pour les services chargés de la lutte contre le proxénétisme, car la prostitution est devenue... clandestine. Les réseaux font travailler les filles sur Internet, dans des appartements, dans les villes où la pression policière est faible.

Trois ans après les promesses de M. Sarkozy, on est loin du compte. "L'article 76 est insuffisant en matière de protection et d'assistance des personnes", dénonce Amnesty International dans son dernier rapport, Les Violences faites aux femmes en France. Claude Boucher, vice-présidente du Bus des femmes, ajoute : "Quand la police démantèle un réseau, la fille est relâchée. Elle est reprise par d'autres trafiquants. En Belgique, la prostituée est obligatoirement protégée par la police. On ne la laisse pas retourner sur le trottoir." Me Eric Morain, défenseur de prostituées, tempère : "La police fait un formidable travail. Elle change tous les numéros de téléphone, n'indique aucune adresse de prostituées dans les procédures." Il regrette seulement qu'elles ne soient pas, suite aux procès, "dédommagées par la commission d'indemnisation des victimes d'infraction (CIVI), les seules victimes dans le droit français à ne pas en bénéficier". Guy Parent, chef de la BRP, déplore ce point, mais souligne : "Nous faisons tout pour libérer les filles. Quand cela arrive, nous les dirigeons vers des associations où elles sont complètement prises en charge dans d'autres villes."

L'ALC-Nice (Accompagnement lieux d'accueil carrefour éducatif et social) est pourtant unique en France. Son rôle ? Cacher les prostituées à travers tout le pays, les éloigner de leur ville et surtout des représailles. Elle gère une quarantaine de places réparties dans un réseau - appelé "Ac. Sc" comme accueil sécurisant - situé dans vingt-six départements. Depuis sa création, en 2002, 145 filles en ont bénéficié.

C'est le cas de Jeanine, 21 ans, Nigériane, tresses plaquées, griffures traditionnelles sur le visage, sourire immuable. En 2003, "une voisine m'a proposé de venir en France. A peine débarquée, on m'a mise sur le trottoir à Marseille", raconte-t-elle. Elle était encore vierge. Avant sa première nuit, sa "mama", maquerelle africaine, lui a prélevé des cheveux, des ongles... "J'avais peur qu'elle me jette un mauvais sort." Elle lui a imposé une dette : 60 000 euros.

En 2005, Jeanine s'est fait arrêter par la police. Elle a fini par donner les détails du réseau. Trop tard. La "mama" s'est enfuie à l'étranger. Jeanine a fait le calcul de toutes ses passes : "Je lui ai versé 33 000 euros."

La police l'a dirigée vers Médecins du monde qui l'a confiée à l'ALC. Elle s'est retrouvée, en mai 2005, dans un deux-pièces banal, dans la région niçoise. Suivie aujourd'hui par deux éducateurs, elle apprend, outre le français, à dormir la nuit et à gérer 50 euros par semaine... "L'éloignement lui permet de se reconstruire", ajoute Philippe Thelen, coordinateur du dispositif.

Jeanine souhaiterait être avocate. Mais, avant d'envisager des études, elle voudrait recevoir cette fameuse carte de résident. Elle a aidé la police au prix fort, dit-elle : "La femme et le bébé de mon frère ont été tués au pays." En représailles.

Mustapha Kessous

Source : [www.lemonde.fr]
 
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