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Le désir sauvage de ne pas oublier, par Assia Djebar
D
23 juin 2006 12:45
Je voudrais me présenter devant vous comme simplement une femme écrivain, issue d'un pays, l'Algérie tumultueuse et encore déchirée. J'ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m'a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l'avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait.


J'écris donc, et en français, langue de l'ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.
Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb - je veux dire la langue berbère, celle d'Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l'esprit de résistance contre l'impérialisme romain -, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m'est toujours présente et que, pourtant, je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis " non " : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d'écrivain.
Langue, dirais-je, de l'irréductibilité. Et, plutôt que d'évoquer, sur ce point, un désir d'enracinement ou de réenracinement - pour ainsi dire de généalogie -, je voudrais préciser que si j'avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire " non " à certaines étapes essentielles de son parcours - et le dire quand la langue de la première origine se cabre et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d'un Etat, d'une religion, ou d'une évidente oppression a tout fait pour l'effacer, elle, cette première langue - dire " non " ainsi, qui peut paraître un " non " d'entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, ou de mode, cet instinct, pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un " non ", quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l'ombre - en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce " non " de résistance qui surgit en vous, quelquefois avant même que votre esprit n'ait réussi à le justifier, eh bien, c'est cette permanence du " non " intérieur que j'entends en moi, dans une forme et un son berbères et qui m'apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire. (...) J'ai parlé de ma durée littéraire, et cette notion temporelle pourrait prêter à équivoque. J'écris, je publie depuis quatre décennies au moins.
Tout compte fait, je devrais plutôt me présenter devant vous avec mes absences, mes silences, mes réticences, mes refus anciens ou récents que je ne comprends pas toujours, du moins sur le moment ; j'ajouterais même mes fuites (car il me faut vraiment l'espace, pour écrire) ; je dirais donc plutôt mes exils ! Je ne me sais qu'une règle, apprise et éclaircie certes, peu à peu, dans la solitude et loin des chapelles littéraires : ne pratiquer qu'une écriture de nécessité.
Une écriture de creusement, de poussée dans le noir et l'obscur ! Une écriture " contre " : le " contre " de l'opposition, de la révolte, quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier. Contre, mais c'est aussi tout contre, c'est-à-dire une écriture du rapprochement, de l'écoute, le besoin d'être auprès de..., de cerner une chaleur humaine, une solidarité, besoin sans doute utopique car je viens d'une société où les rapports entre hommes et femmes, hors les liens familiaux, sont d'une dureté, d'une âpreté qui vous laissent sans voix ! Au départ, avant le jaillissement premier et précoce de mon activité d'écrivain, il y eut l'espace donné, un horizon soudain ouvert : une chance inattendue.
Il est clair en effet que je n'aurais jamais été écrivain, si, à dix ou onze ans, je n'avais pu continuer mes études secondaires ; or ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l'enfermement des fillettes nubiles.
De même, cinq ou six années plus tard, je ne serais pas entrée en littérature avec ardeur si (et cela peut surprendre) je n'avais pas aimé marcher dans les rues des villes en anonyme, en passante, en voyeuse, en garçon manqué, et encore maintenant, en simple promeneuse.
C'est pour moi la première des libertés, celle du mouvement, du déplacement : la surprenante possibilité de disposer de soi pour aller et venir, du dedans au dehors, du lieu privé aux lieux publics et vice versa. Cela paraît tout simple ici, aujourd'hui, en Europe pour des adolescentes. Cela fut, pour moi, au début des années 50, un luxe incroyable...
Qu'a à voir la marche au dehors, direz-vous, avec les mots des romans, avec l'élan propre à l'imagination et à toute fiction ? Mais il s'agit du mouvement du corps féminin : là, se place la ligne la plus acérée de la transgression, quand une société, au nom d'une tradition trahie et plombée, tente, et réussit parfois, même aujourd'hui, à incarcérer ses femmes, c'est-à-dire la moitié d'elle-même ! Ecrire pour moi, gardant à l'esprit cet horizon noir, c'est d'abord recréer dans la langue que j'habite le mouvement irrépressible du " corps au dehors ", je dirais presque son envol. (...) Puis, dans mon trajet d'écrivain, il y a eu un tangage, une interrogation profonde qui m'a fait me taire longtemps : dix années de non publication, mais pendant lesquelles j'ai pu arpenter mon pays - pour des reportages, des enquêtes et enfin des repérages de cinéma - envahie que j'étais par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle, cela, douze ans après l'indépendance . (...) Au tournant de la quarantaine, je retournai à Paris, la ville de mes études. De là, je décidai d'écrire à distance, pour viser désormais au cœur même de l'Algérie, son tréfonds, sa mémoire la plus obscure, dans un noeud algéro-français complexe ; mais encore me fallait-il trouver une forme et une structure narratives à la hauteur de ce questionnement, de cette ambition. (...) Installée désormais au cœur de l'ancien " empire ", je me mettais à distance de la société française dont je ne gardais que la langue ! Cette langue d'écriture devenue mon seul territoire ; même si je campais plutôt sur ses marges. Comme si, repartie nue de chez moi, je m'enveloppais seulement de cette langue ! Elle, mon unique manteau ! Jusque-là, l'écriture française avait été, pour moi, une sorte de voile, du moins, dans mes premiers romans, fictions qui, évitant l'autobiographie, ne hantaient vraiment que des lieux d'enfance, s'éblouissant de leur soleil ou s'approchant de la pénombre des maisons traditionnelles. Dorénavant, résolue avec détermination à écrire " devant " et " dedans " mon pays, dans une sorte de proche éloignement, j'avais besoin, comme le photographe qui recule pour ne pas écraser son sujet, d'une perspective la plus vaste. Avec ou malgré la langue dite " étrangère ", j'avais à poser, sur mon pays, toutes les questions, décidais-je ! Sur son histoire, sur son identité, sur ses plaies, sur ses tabous, sur ses richesses cachées et sur la dépossession coloniale de tout un siècle - et il ne s'agissait ni de protestations ni de réquisitoires. L'indépendance, nous l'avions, et payée au prix fort ! Il ne s'agissait que de mémoire, que de tatouages de la révolte et du combat, rendus ineffaçables dans nos coeurs et jusque dans l'éclat de notre regard, à devoir inscrire, à conserver, même en lettres françaises et alphabet latin ! Revenir au début des années 80 à Paris et écrire dans cette pulsion mémorielle, cela certes ne paraîtrait pas de brûlante actualité - si l'on se référait, du moins, aux " saisons littéraires " des cénacles parisiens.

Face à une critique française, je dirais, traditionnelle, qui ne cherchait, dans les textes des écrivains " ex-colonisés " que des clefs pour interprétation sociologique immédiate, moi, qu'est-ce qui m'animait donc ? Un nationalisme à retardement ? Non, bien sûr ; seulement la langue. Uniquement la langue française dans laquelle je m'immergeais, la nuit, le jour. Mais pour mieux dire ma spécificité algérienne (par l'autobiographie que j'abordais enfin), il me fallait en quelque sorte alléger cette langue d'écriture de son poids d'ombre, de son passé équivoque et trouble en Algérie, elle au bénéfice de laquelle avaient été exclus autrefois des écoles et de lieux publics l'arabe et le berbère.


Si je voulais faire sentir le trop lourd mutisme des femmes algériennes, l'invisibilité de leurs corps, revenue avec le retour d'une tradition rétrograde et plombée, j'avais d'abord - en tant qu'écrivain (le devoir de tout écrivain étant un devoir de langue) - j'avais, pardonnez-moi cette métaphore, à me saisir de cette langue française entrée en Algérie avec les envahisseurs de 1830, et à l'essorer, à la secouer devant moi, de toute sa poussière compromettante. Pendant les quarante ans violents de la conquête que j'appelle " la première guerre d'Algérie ", cette langue s'était avancée autrefois sur des chemins de sang, de carnage et de viols. Il fallait, par elle et avec ses propres mots, la renverser en quelque sorte sur elle-même ! Puis, dans la soumission apparente qui suivit, ce qu'on appelait " l'Algérie pacifiée " des années 20 et 30, les mots, les figures et le rythme et toutes les diaprures de la langue, de la belle Langue - la transparente de Descartes, la pure et acérée de Racine, la virevoltante de Diderot et la somptueuse de Victor Hugo - tous ces joyaux se mirent à pénétrer et à briller un peu dans les écoles, parmi lesquelles un petit nombre était réservé aux enfants dits " indigènes " dont la classe de mon père, instituteur dans un village de la Mitidja. (...) Je n'avais pas prévu que, vivant ainsi comme une émigrée en banlieue parisienne, j'allais, les années suivantes, me confronter avec les sursauts, les fureurs, les délires puis... puis la violence et les meurtres, au jour le jour, que nous avons vu s'inscrire sur les pages des quotidiens et défigurer l'image de mon pays ! Quête solitaire et d'impuissance dans mes livres ; mes questions devenaient de plus en plus béantes... (...) Non, décidément, l'écriture - je veux dire, l'écrit de toute littérature, ainsi que la parole illuminante - n'est pas un faire-part de deuil ou de crime ; non, elle n'est pas une plaque funéraire bavarde, simplement projetée dans l'espace vide, le temps que circulent quelques milliers d'exemplaires de vos pattes de fourmi tracées sur papier, lancés comme un paquet cadeau à la mort.
Non, l'écriture à laquelle je me vouais dans ce malheur algérien, est-ce l'alarme, est-ce l'appel au secours (au secours de vous-même ?) ? Elle est le dialogue suspendu avec l'ami sur lequel est tombée la hache, dans la tête de qui a sonné la balle, tandis que vous, vous survivez, tandis que vous, vous questionnez sur les tout petits détails, juste avant que celui - ou celle - que vous avez connu soit pétrifié en victime, en cadavre, en silence !
Votre écriture donc danse avec des fantômes et, tant que vous vivez encore, cette nécessité de la narration court en vous comme votre seule électricité - ce n'est même plus la langue, celle-ci pourrait devenir informe ou - pourquoi pas ? - langue des signes pour sourds-muets ; simplement vous soutient le fil de la continuité, de la volonté de dire ou du désir sauvage de ne pas oublier... Certains diraient : l'acier de la résistance.
Edmond Jabès, arraché de son Egypte natale, au milieu de son âge, remarquait : " Les chemins d'encre sont des chemins de sang ! " Il l'écrivait à Paris et je dirais, presque à voix basse. Seule cette force-là, si peu visible, si impalpable, si peu propice aux projecteurs, me semble-t-il, qui devrait me redresser : la seule force, transparente ou friable, de l'écriture. Ou, dans mon cas, le poids, encore insoupçonné, du silence des Musulmanes, en amont de cette écriture.

Assia Djebar
 
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