Des Cubains emprisonnés aux US pour espionnage sont des héros à Cuba
par Manuel Roig-Franzia Washington Post Foreign Service
3 juin 2006
L A HAVANE - les touristes européens ici envoient des cartes postales avec des timbres où figurent cinq visages, connus simplement ici comme "los muchachos" (les jeunes hommes) ou "los cinco" (les cinq). Ces visages, généralement entourés de drapeaux cubains, nous dévisagent, plus grands que nature, sur des murs d'usine, des immeubles et des panneaux publicitaires.
Pour Cuba, ces cinq sont des héros, mais pour les exilés aux Etats-Unis, où ils purgent longues peines de prison pour espionnage, ce sont des criminels.
Cette affaire, jadis raillée par les média de Miami comme une histoire de Spy vs Spy (note traducteur : célèbre BD comique où deux espions s'affrontent sans fin), un relent de la Guerre Froide, illustre la persistance d'une face-à-face qui dure depuis des années entre Cuba et le gouvernement des Etats-Unis et les groupes d'exilés basés en Floride. Elle soulève désormais des questions délicates sur les nuances entre terrorisme et espionnage international.
Les officiels américains tendent à décrire ces agents cubains comme des infiltrés cherchant à porter atteinte à la sécurité nationale des Etats-Unis. Mais le gouvernement cubain affirme que sont des hommes courageux, envoyés aux Etats-Unis pour contrer le terrorisme ourdi par les groupes d'exilés cubains qui mènent une guerre contre le Président Castro.
Depuis la condamnation des Cinq Cubains, l'étendue de l'appareil de renseignement de la Havane - décrit par un ancien analyste de la CIA, Brian Latell, comme "parmi les quatre ou cinq meilleurs au monde" - est devenu plus visible. En 2002, Ana Belen Montes, une analyste confirmée pour les affaires cubaines auprès des Services de Renseignement de l'Armée, fut condamnée pour conspiration d'espionnage en faveur des Cubains ; l'année précédente, un fonctionnaire de haut rang des services d'immigration US à Miami fut condamné pour avoir communiqué à Cuba des informations classées. Au mois de janvier dernier, un professeur de l'Université Internationale de la Floride et son épouse, plaidèrent non coupable pour une accusation d'espionnage en faveur de Cuba.
Mais aucun de ces cas n'a provoqué autant de débats que celui des Cinq Cubains. Une vague de solidarité en faveur de ces cinq agents s'est levée parmi les groupes et personnalités progressistes, dont Alice Walker, auteur de "la Couleur Pourpre", l'acteur Danny Clover et l'écrivain Noam Chomsky. Un groupe de San Francisco gère un site Internet appelé "National Committee to Free the Cuban Five." (Comité National pour la Libération des Cinq Cubains). Le conseil municipal de la ville de Detroit a voté une résolution au mois de mars pour appeler à leur libération, en déclarant que ces agents tentaient de prévenir le terrorisme contre Cuba.
Les appels en faveur de leur libération ont pris de l'ampleur au mois d'aout dernier lorsqu'une commission composée de trois juges de la Cour d'Appel d'Atlanta a cassé le jugement et ordonné la tenue d'un nouveau procès à cause de la partialité évidente qui régna lors du procès qui s'était tenu dans le bastion de l'exil cubain de Miami. Cette décision est actuellement examinée par l'ensemble des juges de la cour d'appel.
Dans une interview récente, Ricardo Alarcon - président de l'Assemblée Nationale de Cuba et le troisième du régime après Castro et son frère, Raul - décrivit le travail des agents secrets comme le droit d'un état souverain à se défendre. Il qualifia Cuba de victime du terrorisme, une nation sous la menace de la violence.
Alarcon a dit que des centaines de citoyens cubains avaient été tués dans des attaques terroristes depuis l'arrivée au pouvoir de Castro en 1959 et rappela les banderoles brandies dans des manifestations à Miami, juste avant l'invasion de l'Irak en 2003, et qui clamaient "Aujourd'hui l'Irak, Demain Cuba".
A la question de savoir si Cuba envoyait encore des agents aux Etats-Unis, Alarcon passa de l'espagnol à l'anglais pour dire avec emphase : "Yes, with a capital Y" ("Oui, avec un O majuscule" - NDT)
Le Réseau Guêpe
José Basulto, fondateur d'un groupe anticastriste à Miami, se souvient d'un jeune homme du nom de Ruben Campa qui traînait autour de aéroport où Basulto rangeait ses avions au milieu des années 90. Les avions étaient employés pour sauver des réfugiés cubains perdus en mer entre la Floride et Cuba, et pour lancer des tracts anticastristes sur la Havane, une tactique qui enrageait le gouvernement cubain.
Campa se fit rapidement des amis et "était impatient de se joindre à la bande", se souvient Basulto. Peu de temps après, Campa volait pour des missions du groupe "Frères à la Rescousse".
Après l'arrestation des espions en septembre 1998, Basulto a dit qu'il avait appris que Ruben Campa était un pseudonyme emprunté à un garçon décédé du Texas et que son vrai nom était Rene Gonzalez. Gonzalez et neuf autres furent arrêtés et accusés de participer à "la Red Avispa - Le Réseau Guêpe" - accusé d'espionner les bases militaires US et les groupes d'exilés cubains.
Quatre autres personnes furent inculpées, soit 14 en tout, faisant de ce procès le plus grand procès pour espionnage dans l'histoire des Etats-Unis. De plus, trois mois après les premières arrestations, trois diplomates cubains auprès des Nations Unies furent expulsés sous l'accusation de participation au réseau d'espionnage de Miami.
Cinq des accusés plaidèrent coupable. Quatre autres ont réussi à s'échapper, mais Gonzalez et les autres - Gerardo Hernandez, Antonio Guerrero, Ramon Labañino et Fernando Gonzalez (pas de relation avec Rene Gonzalez) - se sont défendus contre ces accusations.
Les années qui précédérent ces arrestations furent particulièrement tendues.
En 1997, une série d'explosions se produisit dans les hôtels de la Havane. Un touriste italien fut tué. Le gouvernement Cubain soupçonna les groupes d'exilés cubains qui cherchaient à porter un coup contre l'industrie naissante du tourisme à Cuba. A cette époque, le gouvernement cubain considérait Basulto, un agent de la CIA, comme une menace. En 1961, il avait tiré au canon contre un hôtel à partir d'une embarcation au large de la Havane.
Alarcon a dit qu'au cours de l'été de 1998, les officiels des services de renseignement cubains ont remis un paquet de documents relatifs au terrorisme des exilés à des agents du FBI lors d'une réunion à la Havane. Peu après, les réseau Avispa fut arrêté à Miami. Alarcon était fou de rage.
"Ils ont coupé la tête au messager", se souvient Alarcon, en disant que les Etats-Unis avaient pratiqué un double-jeu contre Cuba.
Guy Lewis, un ancien avocat qui a suivi le procès des cinq, a déclaré lors d'une interview qu'un des agents travaillait comme mécanicien à la base aérienne de la marine à Key West et qu'un autre comptait les avions depuis sa fenêtre près de la base aérienne de MacDill à Tampa, où étaient coordonnées des opérations à l'étranger.
"Il est clair," dit Lewis, "que les services de renseignement cubains ont une équipe d'agents très bien entraînés, organisés et financés."
Procès à Miami
Pendant que les Cinq Cubains attendaient leur procès, le milieu d'exilés à Miami étaient en ébullition autour d'Elian Gonzalez, un garçon de 6 ans qui avaient été découvert au large des côtes de la Floride après que son embarcation, partie de Cuba, ait coulé, tuant sa mère et les 10 autres réfugiés.
Sept mois après que Gonzalez ait été remis à son père à Cuba, la sélection du jury commença à Miami pour le procès des Cinq Cubains, malgré les protestations des avocats de la défense qui affirmaient qu'un procès équitable y était impossible juste après l'affaire Gonzalez qui avait enflammé le milieu des exilés cubains.
Le jury a écouté pendant six mois les témoignages sur des messages cryptés envoyés à Cuba. La défense affirmait qu'ils devaient être libérés parce qu'ils n'avaient recueilli aucune information secrète et n'avaient pas pénétré dans des zones interdites sur les bases militaires. Les procureurs leur ont reproché de ne pas s'être inscrits en tant qu'agents étrangers et que leur intention de recueillir des informations sensibles justifiait leurs condamnations.
Le jury - aucun cubano-américain n'en faisait partie - condamna les cinq. Hernandez fut condamné à la prison à vie pour conspiration de meurtre après avoir prévenu Rene Gonzalez et un autre espion cubain de ne pas prendre l'air avec Frères à la Rescousse le jour où l'armée cubain décida d'abattre deux des avions de l'organisation en 1996, tuant quatre de ses membres.
Le journal officiel à la havane, Granma, répliqua avec un titre en première page : "Un comportement héroïque dans les entrailles du monstre".
"Hypocrites"
Un après-midi, il y a peu, dans un quartier situé derrière le complexe sportif José Marti, Antonio Lagé enjamba des enfants qui jouaient sous un panneau qui, comme tant d'autres à la Havane, affichait les portraits des cinq. "Hypocrites, voilà ce que sont Bush et les américains - des hypocrites," dit-il. "Ils parlent de lutte contre le terrorisme, mais ils mettent en prison ces héros pour avoir tenté d'arrêter les terroristes de Miami."
Leonard Weinglass, célèbre avocat américain, a pris en charge l'appel de Hernandez après une longue carrière où il a défendu des membres des Sept de Chicago, un groupe de militants anti-guerre arrêtés lors de la Convention du Parti Démocrate à Chicago en 1968, et l'ancien membre des Panthères Noires et actuellement dans le couloir de la mort, Mumia Abu-Jamal.
Weinglass réussit à convaincre la Cour d'Appel que les accusés n'avaient pas eu un procès équitable à Miami. A présent sa ligne de défense est de dire que la loi a bien été violée, d'un point de vue strictement technique, mais que son client l'avait fait pour protéger des vies.
"Si un pays est attaqué, est-ce qu'un pays a le droit d'envoyer des agents dans un autre pays pour recueillir des informations ?" a demandé Weinglass, en sirotant un mojito dans le patio de l'Hotel Nacional. "C'est une question essentielle en matière de Renseignement".
Weinglass et les épouses de plusieurs agents emprisonnés ont trouvé d'autres soutiens lors d'une intervention à la Havane devant un groupe de législateurs de la Californie, parmi lesquels Esteban E. Torres, élue au Congrès depuis 16 ans.
"Il s'agit d'un véritable déni de justice," dit Torres. "Cela en dit long sur notre gouvernement, notre justice et nos services de renseignement : ils feraient n'importe quoi pour atteindre Fidel."
Bien que Castro n'ait jamais été impliqué dans cette affaire, les experts du renseignement US disent que, selon eux, le dirigeant Cubain supervise personnellement les opérations d'espionnage prioritaires.
"Et il est bon,' dit Latell, l'auteur du livre "Après Fidel." "Il est très, très bon."
Alarcon dit que d'autres agents seront envoyés aux Etats-Unis, même si les experts sur Cuba affirment que la menace des exilés - réelle ou supposée - est en baisse.
Alarcon souligne que John D. Negroponte, le directeur de l'Intelligence Nationale du Président Bush, a récemment déclaré que les Etats-Unis avaient plus de 100.000 employés dans les services de renseignement.
Cuba n'en a pas autant, dit Alarcon, mais elle en a plus que cinq, actuellement en prison. Le chiffre exact, a-t-il dit, se situe "quelque part entre les deux."
Pour la quatorzième fois depuis 1992, l’Assemblée générale des Nations unies a condamné, le 8 novembre, par 182 voix contre 4, l’embargo imposé à Cuba par les Etats-Unis. Provoquant un durcissement très critiqué du régime face à son opposition, Washington ne se contente pas de cet étranglement économique. Son soutien à des actes meurtriers affectant l’île viole tout autant le droit international. Et est à l’origine du procès inique dont ont été victimes, en Floride, cinq Cubains.
Par Leonard Weinglass
Avocat américain, a assuré la défense (entre autres) de Mme Angela Davis et de M. Mumia Abu-Jamal.
« Si quelqu’un protège un terroriste, si quelqu’un soutient un terroriste, si quelqu’un finance un terroriste, il est aussi coupable que le terroriste. » George Bush, 26 août 2003. Accusés d’avoir commis 26 délits au regard des lois fédérales américaines, cinq Cubains – MM. Gerardo Hernández, Antonio Guerrero, Ramon Labañino, Fernando González et René González – ont été arrêtés à Miami (Floride), le 12 septembre 1998. Les « cinq », comme on les appelle désormais, étaient arrivés aux Etats-Unis en provenance de La Havane, avec pour mission d’infiltrer les organisations armées issues de la communauté cubaine exilée, tolérées et même protégées en Floride par les gouvernements américains successifs, et de découvrir leurs éventuelles activités terroristes contre Cuba.
L’île a subi des pertes humaines significatives (environ 2 000 morts) et de coûteux dommages du fait des agressions dont elle a été victime pendant des décennies. Ses protestations auprès du gouvernement des Etats-Unis et des Nations unies ont été vaines. Au début des années 1990, et alors que Cuba s’efforçait de développer le tourisme, les anticastristes de Miami ont déclenché une violente campagne d’attentats visant à dissuader les étrangers de se rendre dans l’île. En 1997, une bombe a été découverte dans l’un des aéroports de La Havane, d’autres ont fait explosion dans des bus et des hôtels. Un touriste italien – Fabio di Celmo – a été tué, des dizaines d’autres blessés. Des installations touristiques ont été mitraillées, depuis des embarcations venues de Miami.
Lors de leur arrestation, les « cinq » n’ont opposé aucune résistance. Ils n’avaient pas pour mission d’obtenir des secrets militaires américains, mais de surveiller des criminels et d’informer La Havane de leurs plans d’agression (1). Ils agissaient contre le terrorisme. Ils n’en ont pas moins été envoyés dans des cellules disciplinaires réservées au châtiment des prisonniers les plus dangereux et y ont été maintenus pendant dix-sept mois, jusqu’au début de leur procès. Lorsque celui-ci s’est terminé, sept mois plus tard, en décembre 2001 (trois mois après les odieux attentats du 11-Septembre), ils ont été condamnés aux peines de prison maximales : M. Hernández, à deux détentions à vie, MM. Guerrero et Labañino, à perpétuité. Les deux autres, MM. Fernando et René González, à dix-neuf et quinze ans de prison.
Deux poids, deux mesures Vingt-quatre de leurs chefs d’accusation, à caractère technique et relativement mineurs, se réfèrent à l’utilisation de faux papiers et au non-respect de l’obligation de se déclarer en tant qu’agent étranger. Aucune de ces charges ne comprend l’utilisation d’armes, des actes de violence ou la destruction de biens.
Rien n’est plus révélateur que le contraste entre la conduite du gouvernement américain dans cette affaire et son attitude face à MM. Orlando Bosch et Luis Posada Carriles. Ces deux personnes sont, entre autres, les organisateurs d’un horrible attentat à la bombe à la suite duquel un avion DC-8 de ligne cubain a explosé en plein vol, le 6 octobre 1976, tuant 73 civils innocents. Quand M. Bosch a demandé un permis de séjour aux Etats-Unis, en 1990, une enquête officielle du département de la justice a conclu : « Pendant des années, il a été impliqué dans des attaques terroristes à l’étranger, il s’est dit partisan de la réalisation d’attentats et de sabotages, et a trempé dans des attentats et des sabotages. » Malgré cela, il s’est vu octroyer le permis de séjour par le président George Bush père...
Arrêté en 1976 au Venezuela et condamné pour l’attentat contre le DC-8 de Cubana de Aviación, M. Posada Carriles s’est « évadé » de la prison de San Juan de los Morros en 1985, avec l’aide de puissants « amis » (2). Il a admis publiquement, depuis le Salvador, où il résidait, être responsable des attentats à la bombe perpétrés entre juillet et septembre 1997 à La Havane (dont celui qui provoqua la mort de Fabio di Celmo, et blessa une dizaine de personnes) (3). Après son arrestation en novembre 2000 alors qu’il préparait un attentat à l’explosif C-4 contre le président Fidel Castro, qui aurait pu faire des centaines d’autres victimes, lors du 10e Sommet ibéro-américain à Panamá, un tribunal local l’a condamné à huit ans de réclusion, le 20 avril 2004.
M. Posada Carriles n’en a pas moins bénéficié de manière inexplicable de l’hospitalité du gouvernement des Etats-Unis (engagé par ailleurs dans une « lutte mondiale contre le terrorisme »...), après une grâce illégale, « pour raisons humanitaires », accordée, ainsi qu’à trois de ses complices, par la présidente du Panamá, Mme Mireya Moscoso, deux jours avant la fin de son mandat, le 26 août 2004.
Après un court séjour au Honduras, il a été discrètement « rapatrié » aux Etats-Unis en mars 2005. Alors que sa présence sur le territoire américain était un secret de Polichinelle, il n’a été appréhendé qu’après avoir donné une conférence de presse... Logé aux frais des autorités, non dans une prison mais dans une résidence spéciale située dans un centre de détention, M. Posada Carriles n’est actuellement soumis à aucune procédure judiciaire et fait seulement l’objet d’une mesure administrative pour absence du titre de séjour. En conséquence, il peut être expulsé vers le pays de son choix, les Etats-Unis refusant de l’extrader vers le Venezuela, qui le réclame, et où il devrait faire face à des accusations de terrorisme et d’évasion de prison.
Les « cinq », pour en revenir à eux, ont, en revanche, été isolés et placés dans des prisons de haute sécurité, à des centaines de kilomètres les uns des autres. Deux d’entre eux se voient refuser depuis sept ans la visite de leur femme, au mépris des lois américaines et des normes internationales.
Leur procès a duré plus de sept mois. Plus de 70 témoins ont comparu, y compris deux généraux et un amiral à la retraite, un conseiller de la présidence, tous présentés par la défense (4). Les minutes représentent 119 volumes de transcription, les témoignages et le dossier d’instruction, 15 autres volumes. Plus de 800 documents probatoires, certains de plus de 40 pages, ont été produits. Les 12 jurés, emmenés par leur président, qui a exprimé ouvertement son hostilité à l’égard de M. Castro, ont déclaré les « cinq » coupables des 26 chefs d’accusation, sans poser une seule question ou demander une nouvelle lecture des témoignages, fait inusité dans le cas d’un procès aussi long et complexe que celui-ci.
Les deux principales charges reposent sur une accusation – fréquemment utilisée dans ce type d’affaire – fondée sur des considérations politiques, l’appartenance à une minorité ou la nationalité de l’accusé : la « conspiration » (accord illégal établi entre deux personnes ou plus pour commettre un délit). Point n’est besoin que le délit soit commis ; tout ce que doit faire l’accusation est démontrer, sur la base d’une preuve circonstancielle, qu’un accord « doit avoir existé ». On trouve rarement des preuves réelles et directes d’un tel accord, sauf dans le cas où l’un des participants les fournit ou passe aux aveux. Ce qui n’est pas le cas.
La première accusation de conspiration signalait que trois des « cinq » s’étaient mis d’accord « pour espionner ». Depuis le début, le gouvernement a signalé qu’il n’était pas tenu de prouver le délit d’espionnage, mais simplement l’accord pour espionner. Une fois délivrés de l’obligation d’apporter la preuve du délit, les procureurs se sont consacrés à convaincre le jury que ces cinq Cubains devaient s’être entendus sur cet objectif.
Dans son exposé initial, la procureure a admis que les « cinq » n’avaient pas entre les mains la moindre page d’information classée « top secret » par le gouvernement, alors que, pourtant, celui-ci avait réussi à obtenir plus de 20 000 pages de correspondance entre eux et Cuba – l’examen de cette correspondance ayant été confiée à l’un des plus hauts gradés chargés des questions du renseignement au Pentagone (5). Lorsqu’il a été interrogé à ce sujet, celui-ci a reconnu qu’il n’avait pas souvenir d’avoir noté la moindre information touchant à la défense nationale des Etats-Unis. Or, selon la loi, cette information doit être avérée pour que le délit d’espionnage puisse exister.
Plus encore, le seul élément sur lequel s’est fondée l’accusation a été le fait que l’un des « cinq », M. Guerrero, travaillait dans un atelier de fonderie de la base navale de Boca Chica, dans le sud de la Floride. Entièrement ouverte au public, cette base possédait une aire où les visiteurs pouvaient photographier les avions se trouvant sur la piste. Pendant qu’il y travaillait, M. Guerrero n’a jamais demandé un laissez-passer de sécurité. Il n’avait pas le droit d’entrer dans les zones d’accès limité et n’a jamais tenté de le faire. Durant les deux années qui ont précédé son arrestation, et au cours desquelles le FBI l’a surveillé, aucun agent n’a remarqué le moindre signe de conduite irrégulière de sa part.
M. Guerrero avait uniquement pour mission de détecter et d’informer La Havane sur « ce qu’il pouvait voir » en observant « des activités publiques ». Cela incluait des informations à la portée de tout un chacun sur les allées et venues des avions. Il était également chargé de découper les articles de la presse locale sur les unités militaires se trouvant dans la région.
D’ex-hauts gradés de l’armée et des services de sécurité américains ont témoigné que Cuba ne constituait pas une menace militaire pour les Etats-Unis, et qu’il n’y avait aucune information militaire à obtenir à Boca Chica. « L’intérêt des Cubains pour le genre d’informations exposées au procès était de savoir si, réellement, nous étions en train de préparer une action armée contre eux (6) », a précisé l’un d’eux.
Un renseignement ressortissant du domaine public ne peut faire partie d’une accusation d’espionnage. Néanmoins, après avoir entendu à trois reprises l’argument hautement fantaisiste de l’accusation selon lequel les « cinq » « avaient pour but de détruire les Etats-Unis », le jury, entraîné plus par la passion que par la loi et les preuves, les a déclarés coupables.
Une seconde accusation de conspiration est venue s’ajouter sept mois après à la première. Elle a visé M. Hernández, auquel on reprochait d’avoir conspiré avec d’autres fonctionnaires cubains, qui n’étaient pas accusés. L’objectif était d’abattre deux avions de tourisme pilotés par des exilés cubains de l’organisation Hermanos al rescate (« Frères du sauvetage ») au moment où ils pénétreraient en provenance de Miami, et malgré les mises en garde des autorités, dans l’espace aérien cubain, qu’ils avaient auparavant violé à maintes reprises. Les Mig cubains les ont effectivement interceptés et, après les sommations d’usage, mitraillés, entraînant la mort des quatre personnes présentes à bord.
L’accusation a reconnu qu’elle n’avait pas l’ombre d’une preuve au sujet d’un prétendu accord entre M. Hernández et les officiels cubains sur le fait que les avions seraient abattus, et sur la manière dont ils le seraient. En conséquence, l’obligation que fait la loi de prouver « au-delà de tout doute raisonnable » qu’un tel accord a eu lieu n’a pas été remplie. Le gouvernement a admis devant la Cour qu’il se trouvait face à un « obstacle insurmontable ». Il a même proposé de modifier sa propre accusation, ce que la cour d’appel n’a pas accepté. Malgré tout, le jury a déclaré M. Hernández coupable de ce délit inventé.
Les cinq Cubains ont fait appel des sentences auprès de la 11e cour d’appel d’Atlanta (Géorgie). Après une minutieuse révision des documents, une troïka de juges a rendu publique, le 9 août 2005, une analyse détaillée en 93 pages du procès et des preuves. Elle a annulé le verdict, en soulignant que les « cinq » n’avaient pas bénéficié d’un procès équitable à Miami.
Intervention du ministre de la justice Avec ses quelque 650 000 exilés cubains qui ont donné à M. Bush les voix manquantes pour sa victoire à l’élection présidentielle de 2000, cette ville a été considérée par une cour d’appel fédérale comme « tellement hostile et irrationnelle » à l’égard du gouvernement cubain, et tellement favorable à la violence dirigée contre lui, qu’elle ne pouvait être le siège d’un procès juste des cinq inculpés. De plus, la conduite des procureurs, présentant des arguments exagérés et sans fondement aux membres du jury, a renforcé ces préjugés, comme l’ont fait les informations données par la presse anticubaine tant avant que pendant le procès.
Un nouveau procès a été ordonné. Au-delà de la reconnaissance du fait que les droits fondamentaux des accusés avaient été violés, la cour a, pour la première fois dans l’histoire de la jurisprudence américaine, admis les preuves présentées par la défense au sujet des attentats meurtriers réalisés contre Cuba depuis la Floride, citant même en note le rôle de M. Posada Carriles, et se référant à lui comme à un « terroriste ».
Cette décision de la troïka a sidéré l’administration Bush. Pourtant, elle avait été précédée de celle du groupe de travail des Nations unies sur les détentions arbitraires (7), qui, concluant que l’emprisonnement des « cinq » en était une, avait appelé le gouvernement des Etats-Unis à prendre des mesures pour remédier à cette injuste situation.
Ancien conseiller de M. Bush, le ministre de la justice des Etats-Unis, M. Alberto Gonzáles, a pris la décision inusitée d’interjeter appel, en demandant avec insistance au tribunal de revoir la décision prise par la troïka, une procédure rarement couronnée de succès, particulièrement lorsque les trois juges ont été d’accord et ont exprimé une opinion aussi large. Mais, à la grande surprise de nombre d’avocats qui suivent l’affaire, les juges sont tombés d’accord, le 31 octobre 2005, pour réviser cette décision...
Les « cinq » n’ont pas été jugés parce qu’ils avaient violé la loi américaine, mais parce que leur travail a braqué les projecteurs sur ceux – les anticastristes – qui, justement, le faisaient. En s’infiltrant dans les réseaux criminels qui existent ouvertement en Floride, ils ont révélé l’hypocrisie de la lutte contre le terrorisme dont les Etats-Unis se vantent d’être le fer de lance...
(1) Une partie de ce qu’ils découvrirent sur les activités terroristes des exilés cubains (en particulier les renseignements concernant les bombes placées dans les hôtels en 1997) fut transmise au FBI par l’intermédiaire de diplomates en poste à La Havane. Ce qui permit... leur propre arrestation !
(2) Les documents publiés le 10 mai 2005 sur le site Web des archives de la sécurité nationale de l’université George Washington montrent que M. Posada Carriles a été un employé de la CIA depuis l’époque de l’invasion de la baie des Cochons (mars-avril 1961) jusqu’à 1974 : www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB153/
(3) Aveux publiés dans le New York Times les 12 et 13 juillet 1998 et diffusés quelques jours après par une chaîne de télévision en langue espagnole dépendant de CBS.
(4) Le général James R. Clapper Jr (à la retraite), ex-directeur de l’Agence de renseignement pour la défense (DIA) ; M. Edward Breed Atkeson, major général, armée de terre ; M. Eugène Carroll, contre-amiral à la retraite ; M. Charles Elliot Wilhelm, général à la retraite de l’infanterie de marine, ex-commandant en chef du commandement sud des Etats-Unis (Southcom) : M. Richard Nuncio, ex-conseiller du président James Carter.
(5) Le Director of Defense Intelligence, un général à trois étoiles.
(6) Major général Edward Breed Atkeson (US Army, US Defense Intelligence College).
(7) Dépendant de la Commission des droits de l’homme.