AUTRES LIEUX, AUTRES RENCONTRES... AUTRES DROITS ? AUTRES DEVOIRS ? MEME QUESTIONNEMENT
Papier initialement écrit pour l'Entente Carolorégienne pour l'Intégration de la Personne handicapée Marco Di Duca, CEFES-Université Libre de Bruxelles, Université de Liège
La ligue belge des droits de l'homme a cent ans. Sérieux anniversaire. Charte des droits de l'homme, charte de droits des personnes handicapées... réfléchir sur les droits et devoirs nous pousse fréquemment à regarder vers le haut. Certains diront à planer au milieu de grands principes certainement nobles, mais parfois tellement intellectuels ou théoriques, et souvent jugés comme trop éloignés de ce plancher qu'est le quotidien. Un quotidien où précisément l'on agit, où l'on accompagne des personnes, où l'on remplit des formulaires, où l'on évalue des situations, où l'on souffre, où l'on s'interroge, où l'on revendique. Le constat est banal, mais étrangement répété. Il est ainsi les principes directeurs qui jalonnent un décret, la "Charte des droits des personnes handicapées" à laquelle se réfèrent les professionnels d'une institution, les valorisations des rôles sociaux et autres manifestes, et puis se qui se vit. Il est aussi une profonde conviction ; opposer l'engagement sur des principes aux pratiques du jour le jour, faire primer un cadre de référence aux relations quotidiennes ou inversement, parler de nuages en miroir au plancher, présente des dangers. En réfléchissant sur les droits et devoirs dans le champ du handicap, je pensais à une anecdote, fort éloignée de ces préoccupations et dès lors peut-être éclairante. J'aime voyager. Une passion. Cet été, je me suis retrouvé dans une gare d'un pays exotique, cherchant à obtenir un billet pour le train du soir. La préposée m'a annoncé que le train était complet, mais que je pouvais revenir le surlendemain pour essayer d'acheter une place pour ce jour-là. Peut-être aurais-je plus de chance alors... " Non, non, il n'est pas possible de réserver d'avance. Seulement le jour du départ. Mais généralement, c'est complet le jour du départ. C'est vrai, c'est difficile. " A ce moment, la préposée a décidé qu'elle avait assez perdu de temps et s'est toute entière consacrée à la préparation de son thé. Je me suis donc retrouvé sur le trottoir, face à la gare, assis sur mon sac. J'attendais. Un quart d'heure plus tard, s'est présentée une jeune et jolie demoiselle qui m'a proposé un billet pour le train qui partait quelques heures après. Précisément, ce billet que j'espèrais. Son prix était " à peine " majoré. Il avait été émis à peine dix minutes auparavant... Pourquoi parler de cette situation que certains jugeront insolite sous ces pages ? D'abord parce que c'est une gentille claque. Parfois, on a tendance à ne plus goûter à notre "chance", avec pour danger de considérer comme acquis des droits que l'on devrait défendre ou pour le moins s'approprier. Perdu dans un coin du monde, c'est alors que l'on remarque qu'obtenir un titre de transport en faisant la file n'est pas partout chose due. Récemment, je travaillais avec un service qui me rappelait les "Droits des personnes handicapées". Nombre de projets pédagogiques y font d'ailleurs référence. Ces principes directeurs sont évidemment essentiels. Mais quelqu'un en douterait-il ? Cependant, il est ce train si difficile à prendre. Considérons dès lors ces droits des personnes dans tout leur poids, avec ce qu'ils ont de fondamental mais aussi de révocable. Evitons d'en faire des évidences acquises.
Un second enseignement est que dès l'instant où l'on se retrouve en terre inconnue, on est manifestement plus fragile ou exposé. Sans doute est-il beaucoup de terres inconnues. Les terres étrangères fragilisent... Quelles sont ces terres étrangères que l'on sillonne tous les jours ? L'orientation vers un nouveau service ? Un nouvel atelier ? Une rencontre autour d'un projet individualisé ? La découverte d'une déficience ? L'hospitalisation d'un adulte ? ... On peut ainsi considérer nombre de situations comme étrangères avec ce constat évident mais conséquent, qu'une même situation peut apparaître plus ou moins étrangère aux différents acteurs qui y participent. Autre pays, autres relations. Autres modalités de service, autres enjeux. L'émergence de services dits "ouverts" (Je pense notamment aux S.A.I.) véhicule d'autres relations, au sein même des familles, entre les parents et les professionnels, les professionnels entre eux, avec le pouvoir subsidiant... Autres droits ? Autres devoirs ? Il importe très certainement de se poser la question. Il est au moins un troisième aspect. Les droits et devoirs ne prennent jamais tant de sens que lorsqu'ils se vivent au travers d'événements subits, qui vous mesurent à votre propre identité, à vos désirs et à vos attentes, à vos ressources et à vos limites. Vous ne semblez jamais tant confronté à vos droits et devoirs qu'à l'instant où d'autres imposent les leurs au détriment des vôtres. Une charte énonce des principes directeurs, mais c'est au front des situations vécues par les enfants ou les adultes handicapés et leurs familles, par les professionnels ou tout autre acteur que s'expriment, se défendent, se déchirent les droits et les devoirs de chacun. Ils paraissent inhérents aux relations et au vécu des gens. Il s'agit de les nommer, au risque de les oublier. Il s'agit également de les différencier les unes des autres et de les situer dans leur contexte, au risque de planer dans les hautes sphères des intentions. Cela signifie quoi pour Jean-Pierre d'être reconnu comme une personne à part entière ? Ai-je le droit de m'immiscer dans la famille de Marie ? Que doit respecter Philippe du règlement institutionnel ? Quand ai-je le droit de dire que je n'en peux plus ?... S'il faut des balises, c'est le questionnement qui prime. Un questionnement face à des gens, qui interagissent avec toute la complexité que cela sous-entend. On interagit avec nos tripes, nos doutes, nos préjugés, avec notre passé, dans le présent, pour faire face à l'avenir... Les droits et les devoirs s'entredéchirent, et c'est normal.
Il y a aussi ce quatrième constat qu'il vous est impossible de revendiquer quoi que ce soit si tout dialogue est rompu. Pour nommer, il faut être écouté. Pour écouter, il faut ouvrir un dialogue. Pas de droits ni de devoirs, s'il n'est de dialogue. Sans parole, il n'y a que de l'imposition. "Tu reviens dans deux jours ou tu paies la majoration du billet". Quel espace au sein du quotidien pour parler, nommer les différences, prévenir les terres étrangères, rappeler les principes fondamentaux ? Espace d'échange, de dialogue, de questionnement...
Quatre dimensions. Et il en est d'autres que j'omets. Il en est ainsi de la représentation, tellement il est évident que les droits et les devoirs sont intimement liés à la représentation que l'on se fait de l'autre. Aux yeux de cette brave préposée des chemins de fer, tout étranger est riche ou en tout cas plus riche qu'elle. Quelle est ma représentation de l'autre ? Quelle est ma représentation de ces droits ? En fonction de quoi vais-je préjuger de ses devoirs ? L'argent qu'elle a "gagné" vaut très certainement plus pour elle que pour moi. Je suis arrivé à destination. Là était l'important, pour moi à cet instant. Pour elle, il était d'autres enjeux. A chaque fois, il est un contexte qui guide nos choix et nos jugements. Y revenir est indispensable au risque de masquer l'humain et l'intime derrière la règle. Il faut toujours des questions. Il faut surtout un questionnement où l'on situe l'autre et l'image que l'on en a.
J'ai accepté le billet et suis parti en respectant mon horaire, délesté d'un peu de mon argent, un peu plus "philosophe du dimanche" aussi. Autres lieux. Autres rencontres. Autres droits ? Autres devoirs ? Identique ou nécessaire questionnement ? Est-ce le questionnement qui prime ? Il s'agit au moins de lui donner sens. Précisément un sens qui crée du lien entre les chartes et les pratiques, entre les individus et les équipes, entre les droits et devoirs des uns et des autres ; un questionnement qui crée du lien à multiple sens.
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