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"Le Cauchemar de Darwin"
M
1 mars 2005 18:13
"Le Cauchemar de Darwin" : aux riches les filets, aux pauvres les arêtes
LE MONDE | 01.03.05 | 14h42




Autour du commerce de la perche du Nil, un documentaire accablant d'Hubert Sauper sur le dépeçage de l'Afrique.
Documentaire franco-belgo-autrichien d'Hubert Sauper. (1 h 47.)

Le scandale de la situation africaine de même que la responsabilité passée et présente des puissances occidentales dans cet état de fait sont aujourd'hui connus. Si de nombreux films ont à ce jour dénoncé cette situation, il s'en trouve relativement peu qui atteignent aussi efficacement, aussi profondément, aussi violemment la conscience du spectateur que le bien-nommé Cauchemar de Darwin.

Voici un film qui, fait suffisamment rare pour être remarqué, n'utilise pas les moyens ordinairement employés pour exprimer une dénonciation, dont l'efficacité se trouve ipso facto décuplée.

Le Cauchemar de Darwin suit un chemin sinueux, procédant par petites touches et petits pas, par détours précautionneux. Ponctuant cette subtile maïeutique, des moments de vérité viennent régulièrement zébrer l'apparence des choses, clouer le spectateur sur son fauteuil, lui faire honte d'appartenir, sinon à l'espèce humaine, du moins à son hémisphère Nord.

En un mot, le film de l'Autrichien Hubert Sauper montre avec les armes du cinéma (autrement dit par comparaison d'images et confrontation de plans) cent fois plus et cent fois mieux que ce que produirait n'importe quelle rhétorique militante.

Le premier plan du film illustre à lui seul cette méthode. On y voit, détaché sur le reflet bleu d'un lac tranquille, l'ombre silencieuse d'un avion qui passe, au rythme élégiaque d'une mélodie slave. Ce plan d'ouverture suggère au premier abord la sérénité d'un monde pacifié où technique et nature cohabiteraient pour le meilleur et pose en réalité les deux pôles dialectiques d'un ordre socio-économique où les plus forts et les plus riches dépècent dans l'indifférence les plus faibles.

Ces deux pôles sont symbolisés dans le film par l'avion et le lac. L'avion est russe, le lac africain. L'avion s'appelle Iliouchine, c'est le plus gros-porteur actuellement en activité ; le lac se nomme Victoria, situé en Tanzanie, il est l'un des plus grands du continent.

STRUCTURE ORIGINALE

Leur confrontation confère au film d'Hubert Sauper sa structure originale. D'un côté, la mobilité de l'avion, son incessant survol du lac, le vrombissement inquiétant de ses turbines, le mystère de sa cargaison, la discrétion suspecte de son équipage. De l'autre, la stagnation du lac, son écosystème ravagé par l'introduction d'un poisson (la perche du Nil) qui a dévoré en quelques décennies toutes les autres espèces existantes, la rentabilisation de ce fléau au profit de quelques industriels, la vie saccagée des autochtones autour de cette zone censément propice à l'économie de la région.

A partir de ces deux axes, Hubert Sauper peut à loisir inscrire les éléments qui vont peu à peu nourrir, jusqu'à la nausée, la rage du spectateur devant cette face soigneusement cachée de la mondialisation, entendue comme l'ultime mise à jour par l'Homo sapiens de la loi de la jungle. Soit, ici, le sourire débonnaire du directeur de l'usine de poisson vantant les mérites de son industrie, l'émolliente auto-congratulation des délégués des commissions internationales, l'attitude fuyante des pilotes d'avion qui embarquent le poisson en repartant, mais le noient quand il s'agit de définir la nature de leur cargaison à l'arrivée.

Là, en revanche, ce sont les filles, si pauvres et si belles, qui se vendent aux pilotes avinés, les enfants des rues estropiés qui sniffent les vapeurs résultant de la fusion des emballages de poisson, le regroupement d'une population paupérisée vers les zones d'activité économique, la violence, l'alcoolisme, la famine et le sida qui les y attendent pour les décimer, avec en prime le prêtre local qui n'en déconseille pas moins à ses ouailles l'usage du préservatif.

Pendant ce temps, les filets de perches s'envolent par tonnes en Europe et au Japon, les carcasses mangées aux asticots étant revendues aux autochtones. Pendant ce temps, l'aéroport local sert toujours de principale zone de transit aux armes occidentales destinées aux principaux belligérants de la région des Grands Lacs, livrées par ces mêmes avions qui repartent chargés de poissons.

L'Occident, dans ce film, n'a pas d'autre visage que celui de ces obscurs convoyeurs de la mort. Ses victimes (la prostituée Eliza, le gardien de nuit du laboratoire, le peintre des rues...) sont en revanche souvent élevées à la dignité qu'elles ont perdue : celle d'un personnage. C'est aussi la raison pour laquelle nul ne ressortira de ce film indemne.

Jacques Mandelbaum

[www.lemonde.fr]

[www.allocine.fr]

[www.advitamdistribution.com]


 
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