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Histoire : Les récits de voyages, un héritage de Paul Bowles devenu tangérois

Si le séjour de 52 ans entrepris par Paul Bowles à Tanger commença par hasard, il renseigna sur plusieurs aspects culturels et politiques de la citadelle, puis globalement du Maroc du XXe siècle. Les dimensions autobiographiques n’y manquaient pas, malgré les discrétions de leur auteur.

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Paul Bowles à Tanger / Ph. DR.
Temps de lecture: 4'

Il fut connu que Paul Bowles s’installa à Tanger dans une période charnière de l’ancienne Zone internationale et d’un pays en lutte pour son indépendance. Dans ce contexte de changements politiques profonds, le musicologue américain prit le temps de se fondre dans le quotidien des populations locales en mutation. Comme une manière de mieux connaître l’autre pour se découvrir soi-même et laisser son empreinte dans ce monde.

Ainsi, Paul Bowles choisit de vivre au Maroc pour documenter de nouvelles musiques, ou encore pour découvrir des horizons de vie autres que les codes asphyxiants du puritanisme américain. Jane Auer (1917 – 1973), son épouse depuis 1938, fut moins évoquée par les récits s’intéressant à l’écrivain. Il n’en reste pas moins que son apport artistique aux travaux de Paul Bowles étaitlà, malgré une vie de couple fort mouvementée.

(G. à d.) Oliver Smith, Jane et Paul Bowles à New York, le 23 mai 1947 / Ph. Irving Penn (1917 - 2009)(G. à d.) Oliver Smith, Jane et Paul Bowles à New York, le 23 mai 1947 / Ph. Irving Penn (1917 - 2009)

Récit d’une solitude volontaire

Au fil des ans, la relation entre Paul Bowles et Jane devint purement platonique, surtout depuis 1947, lorsque l’écrivain acheta une maison à la Casbah, décida de la partager avec le producteur de théâtre Oliver Smith (1918 – 1994) et convia Jane à «venir y vivre» uniquement. Depuis, les deux nouveaux locataires de Sidi Bouknadel ne partageaient plus que les moments de travail, au cours desquels ils traduisaient ensemble des ouvrages et rédigeaient des manuscrits à quatre mains.

Dix ans plus tard, Jane Auer fut victime d’une attaque cérébrale qui l’empêcha de continuer à écrire. Elle sombra dans l’alcoolisme et mourut en 1973, dans une clinique psychiatrique à Malaga. Malgré le décès de son épouse, Paul Bowles tint à rester à Tanger tout en gardant en lui une profonde mélancolie.

Dans ses romans, il ne rapportait pas souvent des éléments autobiographiques détaillés, mais il le faisait indirectement à travers des personnages, ou en poussant la réflexion sur certaines situations vécues, notamment celles que la vie de Jane lui avaient enseignées sur les situations humaines qu’ils avaient traversées ensemble.

Paul Bowles avait accompagné sa partenaire de vie jusqu’à la mort, et la nature de leur relation eut une forte influence sur ses productions littéraires. De sa vie avec Jane, Paul Bowles fit une œuvre traitant d’une manière singulière les questions liées à la solitude, au voyage et à l’éternité.

Paul Bowles dans la région du Tafilalet en 1963 / Photo parue dans Travels, collected writings (p. 82)Paul Bowles dans la région du Tafilalet en 1963 / Photo parue dans Travels, collected writings (p. 82)

Plus qu’une simple virée dans l’espace-temps ou un carnet de mémoires basé sur les premières observations d’un «étranger» dans un nouvel environnement, le voyage fut pour Paul Bowles un processus fait d’inconfort et de solitude absolue. D’ailleurs, il le décrivit déjà en 1963 dans ‘Leurs mains sont bleues’, un récit consacré à ses tournées au Maroc, en Turquie et en Amérique latine :

«C’est une sensation unique, qui n’a rien à voir avec le sentiment d’être seul, car il présuppose une mémoire (…) Il ne reste que votre respiration et les battements de votre cœur. Un processus de réintégration de soi étrange commence en vous et il n’a rien d’agréable. Vous avez le choix entre le combattre et tenir à rester la personne que vous avez toujours été, ou lui laisser libre cours.»

Fascination et désarroi envers un Maroc changeant

Paul Bowles fut connu plus largement pour ses enregistrements sonores et ses recherches sur le patrimoine musical de Jajouka. Des recherches qui ne passèrent d’ailleurs pas inaperçues du côté du ministère marocain de l’Intérieur, avant de trouver leur place à la Bibliothèque du Congrès américain. Après tout, l’artiste avait jeté l’ancre à Tanger pour s’éloigner du consumérisme outre-Atlantique et pour développer ses recherches en musicologie.

Cependant, un certain désarroi finit par le regagner. Le fait de se voir rattrapé par une américanisation dans son environnement tangérois, notamment via le tourisme de masse, lui laissa un goût d’amertume.

Paul Bowles dans son appartement à Tanger / Ph. Cherie NuttingPaul Bowles dans son appartement à Tanger / Ph. Cherie Nutting

En effet, l’auteur pensait avoir laissé ce phénomène à New York ou en Europe, mais il commença à en observer l’expansion dans toute l’Afrique du Nord. Il assistait à la disparition de la simplicité de la vie et de la quiétude propre à Tanger, deux éléments qui l’avaient fait rester dans la citadelle pendant 52 ans. Dans ses échanges épistolaires avec William Burroughs (1914 – 1997), Paul Bowles décrivit ainsi cette évolution :

«Tanger n’est devenue européenne que dans le sens où les Marocains le sont devenus, dans leur style de vie quotidienne. La population est constituée de Marocains occidentalisés et de touristes qui affluent par milliers.»

Paul Bowles devint Tangérois

En réalité, le musicologue avait assisté à un épisode qui marqua à jamais la vie de Tanger, celui du passage des écrivains américains et britanniques de la Beat Generation par la citadelle, où il eut notamment un rôle pionnier. Il constatait l’américanisation de la ville du détroit, à l’image des grandes villes en expansion, mais il soupçonnait moins que son héritage finirait par y constituer un contre-courant à cette évolution effrénée et sans âme.

Justement, l’œuvre et le récit de vie de Paul Bowles resta omniprésent dans la cité septentrionale, où ses écrits furent traduits vers l’arabe, quelques années avant sa mort en 1999. Cette fresque historique est gardée intacte, notamment à l’Institut de la Légion américaine pour les études marocaines, dit la Légation américaine.

Une partie de l'espace consacré à Paul Bowles à la Légation américaine / Ph. linguist-in-waiting.comUne partie de l'espace consacré à Paul Bowles à la Légation américaine / Ph. linguist-in-waiting.com

Dans le grand espace de cette structure culturelle, la chambre de Paul Bowles est précieusement conservée, avec des affaires de l’artiste, des objets personnels, des instruments de Jajouka, une machine à écrire...

Les pièces d'identité de Paul Bowles, conservées à la Légation américaine de Tanger, avec ses affaires / Ph. linguist-in-waiting.comLes pièces d'identité de Paul Bowles, conservées à la Légation américaine de Tanger, avec ses affaires / Ph. linguist-in-waiting.com

A la Légation américaine, on trouve également des livres, des manuscrits, des photos, des papiers administratifs de Paul Bowles, ses compositions musicales ou encore ses valises, en plus de plaquettes explicatives.

Les affaires de Paul Bowles sont précieusement gardées à  Tanger / Ph. linguist-in-waiting.comLes affaires de Paul Bowles sont précieusement gardées à Tanger / Ph. linguist-in-waiting.com

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