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Grand Angle

Fikra #39 : La santé reproductive, grande oubliée du ministère de la Santé ?

Les femmes des milieux ruraux sont les premières à pâtir du manque de gynécologues et de sages-femmes. Les recrutements du ministère de la Santé, toujours insuffisants, ne devraient pas changer la donne.

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Une caravane médicale à Tanger. / DR
Temps de lecture: 4'

Dans les territoires ruraux du Maroc, l’accès à des soins de santé est une véritable épreuve. L’accès aux soins de santé reproductive l’est tout autant. Karim Zaouaq, docteur en droit public et sciences politiques, auteur de plusieurs travaux scientifiques sur le droit médical et de la santé, a soulevé la problématique de l’accès des femmes aux soins de santé reproductive au Maroc. Dans son étude, il met en exergue les écueils qui empêchent, ou en tout cas réduisent, l’accessibilité des femmes à des structures de soins de santé adaptées et conformes aux réglementations.

Contacté par Yabiladi, Karim Zaouaq estime que la pénurie est d’abord humaine : les médecins, en l’occurrence les gynécologues, et les sages-femmes se font rares dans les territoires ruraux, plus encore lorsqu’ils sont enclavés. La preuve par les chiffres : en 2013, le nombre de sages-femmes et de médecins gynécologues était respectivement de 3 096 et 27 926 pour une population de 33 millions de personne, soit un ratio de près d’une sage-femme pour 10 000 personnes et d’un médecin gynécologue pour plus de 100 00 personnes, indique Karim Zaouaq, sur la base des données du ministère de la Santé. Autre preuve s’il en fallait : d’après le Conseil économique, social et environnemental (CESE), cité par l’auteur, «la densité du personnel paramédical formé aux soins liés à l’accouchement est inférieure au seuil de 2,28 pour 1 000 habitants, défini comme critique par l’Organisation mondiale de la santé».

Les gynécologues, insuffisamment nombreux, sont par ailleurs inégalement répartis sur l’ensemble du territoire : en 2013, la région du Grand Casablanca en abritait 44 sur 279, alors que les régions d’Oued Eddahab-Lagouira et Laayoune-Boujdour Sakia Lhamra en avaient seulement 3 chacune. La répartition des sages-femmes et accoucheuses est aussi problématique : la région de Souss-Massa-Draa en comptait la plus grande part, soit 375 sur 3 096 au niveau national, tandis que celle d’Oued Eddahab-Lagouira en comptait seulement 21.

Des recrutements qui n’empêchent pas les pénuries…

Karim Zaouaq soulève la faible attractivité dont souffrent les régions rurales et l’attrait des médecins pour les centres névralgiques.

«Les médecins en général, qu’ils soient gynécologues ou pas, préfèrent s’implanter sur l’axe Casablanca-Kénitra et pas dans les autres régions, encore moins dans les zones rurales, de surcroît lorsqu’elles sont enclavées.»

Karim Zaouaq

Encore faut-il pouvoir s’y rendre : «Certains centres sont très difficilement accessibles en raison de l’insuffisance du développement du réseau autoroutier, surtout dans les zones montagneuses comme le Haut-Atlas. Les médecins, tout comme les populations, peinent à s’y rendre.»

Le chercheur estime aussi que le ministère de la Santé n’a pas développé une politique suffisamment attractive pour les professionnels qui exercent en milieu rural, notamment en termes d’avantages financiers. 

Autre volet : le recrutement, dont la politique mise en place par le ministère n’a pas prouvé son efficacité pour assurer à toutes les femmes, urbaines ou rurales, l’accès aux soins de santé reproductive, souligne Karim Zaouaq, qui concède toutefois que «de nombreux efforts ont été déployés» : «Entre 2011 et 2017, le ministère de la Santé ne regroupait que 1 500 à 2 000 personnes chaque année. Depuis 2017, 4 000 personnes sont recrutées annuellement mais cela n’empêche pas la pénurie de médecins dans le rural. Globalement, il n’y a pas eu de progression significative pour le recrutement des gynécologues et sages-femmes.»

De plus, à l’horizon 2026, 12 290 départs à la retraite concerneront le ministère de la Santé. Karim Zaouaq se montre sceptique sur les futurs plans de recrutement du ministère, estimant que les 4 000 personnes recrutées chaque année ne suffiront pas à pourvoir les postes laissés vacants.

…même si des efforts ont été faits

Le manque de personnel qualifié laisse le champ libre à des pratiques pas encadrées et réalisées par des personnes non qualifiées. «À cet égard, la proportion des accouchements par un personnel médical qualifié a été et demeure toujours faible, surtout en milieu rural», lit-on dans l’étude. D’après Karim Zaouaq, 25% des accouchements en milieu rural sont assistés par des personnes non compétentes et dans des circonstances non contrôlables, aggravant ainsi la mortalité maternelle.

«Mais il y a lieu de souligner une nette amélioration : le Maroc se rapproche de l’Objectif 3 de développement durable qui est de faire passer, d’ici 2030, le taux mondial de mortalité maternelle au-dessous de 70 pour 100 000 naissances vivantes. C’est le seul aspect qui a fait l’objet d’une nette amélioration au Maroc», souligne le chercheur. D’après l’Enquête nationale sur la population et la santé familiale 2018, la mortalité maternelle a en effet baissé, passant de 112 décès pour 100 000 naissances vivantes sur la période 2009-2010, à 72,6 entre 2015 et 2016, soit une réduction de 35%. Une amélioration que le ministère de la Santé attribue à «l’amélioration du suivi de la grossesse, de l’accouchement en milieu surveillé et de l’amélioration de la qualité de prise en charge».

L’accessibilité des femmes aux soins de santé reproductive est aussi conditionnée par des facteurs socio-économiques, éducatifs et culturels, relève également Karim Zaouaq. «Le faible niveau d’instruction des femmes, leur manque de sensibilisation et d’information, et le poids d’une culture patriarcale dans la société, constituent aussi autant de freins.»

Il est un facteur qui ressort particulièrement : la culture du patriarcat, dont sont encore très fortement imprégnées les territoires ruraux et, dans une moindre mesure, urbains. «Des hommes refusent par exemple que leur épouse soit soignée par un médecin ou infirmier homme, de même que les femmes en milieu rural ne peuvent aller accoucher dans une maternité qu’après avoir reçu l’aval de leur mari, seul habilité à prendre les décisions, conformément aux normes de genre qui veulent que le pouvoir de décision soit masculin dans le monde rural marocain.» Le combat sera donc aussi culturel ou ne sera pas.

L'auteur

Karim Zaouaq est titulaire d’un master en droit international de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’université Hassan II à Casablanca. Il est l’auteur de plusieurs publications scientifiques sur les droits humains, la bioéthique, le droit médical et de la santé, les questions du genre, la propriété intellectuelle, l’environnement et le développement durable.

La revue
L’Année du Maghreb est une revue publiée par l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM). Cette revue se focalise principalement sur l’actualité du Maghreb (l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie), sa configuration et ses mutations sur l’échiquier géopolitique mondial. Elle présente des travaux scientifiques sur cette région en français, anglais et arabe, englobant des thématiques culturelles, économiques, juridiques ou de relations internationales.
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