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VIVE LE SAUVAGE!
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16 janvier 2007 22:27
un peu long mais tres interessant. du moins à mon avis.

VIVE LE SAUVAGE

POUR UNE REHABILITATION DU "SAUVAGE"

Deux expériences personnelles vécues en Serbie au cours de l’été 2006 m’ont conduit à écrire ce texte. J’étais alors inscrit au 79ème congrès annuel de l’association mondiale anationale [1] qui, alors, se déroulait à Belgrade. Je pus y rencontrer de nombreux amis en provenance de divers pays du monde. En milieu de semaine, pour nous distraire des multiples séances de travail qui se succédaient, une excursion était prévue. Plusieurs bus furent affrétés à destination d’un site touristique des Balkans. Durant notre voyage notre guide ne manquait pas de nous faire quelques commentaires au hasard de nos rencontres. Ainsi, pendant la traversée d’une agglomération importante, à l’approche de l’un de ces immeubles modernes aux verres miroitants qui commencent à se banaliser, elle attira notre attention sur l’édifice, nous faisant remarquer que dans son pays aussi on était capable de faire de telles réalisations, que l’on était pas "des sauvages".

Deux jours plus tard, je fus parmi les membres d’une délégation reçue à la mairie de Belgrade. Des rafraîchissements nous furent servis et un échange de propos entre les représentants de la municipalité et de notre association nous fut traduit. L’honorable magistrat eut alors des propos similaires à ceux de notre guide : il voulu nous faire convenir que les Serbes constituaient, somme toute, un peuple civilisé et non une bande de "sauvages des Balkans" tels que certains se les représenteraient.

Je me mis à alors à imaginer, non sans quelque frémissement, ce que ces honorables gens pouvaient penser des "vrais sauvages", en d’autres termes de tous ces peuples qui n’ont pas eu la chance de connaître les joies de la civilisation moderne avec ses autoroutes et ses gratte-ciels...

De fait, il existe un vaste complexe répandu dans toute la périphérie de l’Occident et que j’ai pu personnellement observer en Algérie (ma deuxième patrie avec la France). Lorsqu’il me fut donné d’y séjourner, d’y travailler, j’eus le loisir d’observer les effets d’un certain sous-développement qui ravage au moins autant les esprits que l’environnement matériel. En fait, il n’y a pas plus raciste envers les Algériens que les Algériens eux-mêmes, lesquels se méprisent dans leur immense majorité. Nombreux sont ceux qui se plaisent à évoquer les réalisations de l’Islam au temps de sa grandeur, à Cordoue, Bagdad ou en quelqu’autre lieu, pour mieux mettre en relief, aussitôt, l’actuelle décadence qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes. "Ma parole, j’ai honte d’être Algérien !", j’ai fréquemment eu l’occasion d’entendre cette confession à la suite d’une discussion. Franz Fanon, grand tiers-mondiste qui fut également psychiatre et pratiqua en Algérie, parle à ce sujet d’intériorisation voire d’épidermisation du sentiment d’infériorité du colonisé (Peau noire, masque blanc, 1952)… cela vaut encore pour le décolonisé.

Réciproquement, cette auto-dévalorisation que l’on rencontre chez de nombreux "sous-développés" entraîne une sur-valorisation de l’Occident. On connaît l’ascendant que les Etats-Unis d’Amérique exercent encore aujourd’hui sur le reste du monde. Au début du XXème siècle, l’Europe exerçait une fascination similaire. En 1912, le jeune Trotsky, futur dirigeant de la révolution d’Octobre et dont le pays allait bientôt ambitionner de se mettre en tête de l’histoire universelle, déplorait que, sur son sol russe où il ne voyait que "pauvreté et grossièreté", une telle civilisation occidentale "complexe et policée" n’ait pas germé. "Pendant des siècles, déplorait-il, nous avons vécu dans des cabanes de rondins dont nous bouchions les trous avec de la mousse !" (cité par Isaac Deutscher, Le Prophète armé, t. 1).

Que faut-il donc penser des habitants de ces vastes régions du monde où le souffle réputé bienfaisant de la civilisation ne s’est nullement attardé, où des hommes ont vécu en développant d’autres formes de société ?

Paradoxalement, cette même région des Balkans que je visitai durant l’été 2006 faisait encore partie de ce "pays de sauvages" il y a mille ans ; le nom que donnaient alors les géographes arabes à toute l’Europe centrale est évocateur : bilad es sqlabi, terre des esclaves (terme latin d’où est issu celui de slave [2]).

Comment naquit le sous-développement ? Dès que l’homme a inventé la civilisation, il y a cinq mille ans, il a créé du développement inégal avec des divisions du travail - et, par suite, des relations de pouvoir , de plus en plus riches, diversifiées : entre nomades et sédentaires, entre ville et campagne, entre manuels et intellectuels... A mesure que l’histoire progressait, le monde civilisé, à partir des quelques régions fluviales chaudes du Moyen Orient et d’Asie où il naquit, n’a cessé d’étendre son aire, le plus souvent à l’encontre de peuples non civilisés, parfois, comme en Amérique, en ruinant d’autres civilisations plus fragiles.

Pourtant, jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, les grandes civilisations de l’Ancien monde, d’Occident en Extrême-Orient en passant par la Perse et L’Inde, connaissaient des niveaux de développement à peu près identiques, des échanges commerciaux plus ou moins équilibrés ; l’économie et la technologie de ces différents pays étaient équivalentes. Un changement brutal s’est opéré en fin de XVIIIème siècle quand la révolution industrielle s’est enclenchée en Angleterre, puis étendue à quelques pays voisins et aux USA. Alors, la formidable puissance technologique atteinte par ce petit groupe de pays leur a permis d’entreprendre la colonisation et l’asservissement du reste du monde.

En quelques décennies, des pays qui avaient atteint de hauts niveaux de développement comme l’Inde et la Chine ont vu leur infrastructure économique ruinée, le développement de nombreux autres fut entravé. Depuis lors, à mesure que la richesse croissait, les écarts de développement entre riches et pauvres n’ont cessé de se creuser.

Où faut-il chercher les responsables d’une situation si désastreuse ? Il est un peu facile de l’imputer à une collectivité en général comme "l’Occident". Ainsi, Walter Rodney, un militant anti-colonialiste issu du Guyana (ancienne Guyanne britannique), a publié en 1972 un ouvrage au titre éloquent : Comment l’Europe sous-développa l’Afrique. Selon d’autres auteurs, par contre, certains peuples seraient incapables de progrès. Une Camerounaise, Axelle Kabou, a émis une une telle hypothèse dans un ouvrage au titre non moins évocateur : "Et si l’Afrique refusait le développement" ? (L’Harmattan, 1991). Tout peuple est responsable de l’intégralité de son histoire, sans exclusive, y soutient-elle. Il y aurait donc des peuples géniaux et d’autres, incapables. Appartiendraient à cette dernière catégorie ceux d’Afrique notamment : ce continent d’où l’homme, pourtant, est parti à la conquête de la planète et qui abrita la plus ancienne des civilisations…

Ni Rodney, ni Kabou n’ont raison, en réalité : ni "l’Europe", ni "l’Afrique", ne sont responsables de cette situation, mais certains européens (dirigeants politiques, militaires, et autres chiens de garde intellectuels) et certains africains (collaborateurs du système, tels les "bounties", ainsi nommés car ils ont la peau noire et l’intérieur blanc). En fait, dès que naquit la civilisation, avec elle l’exploitation de l’homme par l’homme, les écarts de développement se sont creusés et ce Système, pour se développer, se rationnaliser, pour universaliser sa domination, profita d’innombrables relais, jusque parmi les plus opprimés.

Pour administrer ses camps de concentration, le système nazi disposait de collaborateurs (Kapos) chez les détenus. "D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui donnez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s’il ne les prend de vous ?" demande La Boétie (Discours sur la servitude volontaire, v. 1550).

Dès la plus haute Antiquité ce Système différentialiste reposant sur l’asservissement de l’homme par l’homme - et de la femme avant lui , a bénéficié du soutien d’innombrables auteurs qui, plus ou moins directement, l’ont légitimé (comme on le voit ci-dessus avec Axelle Kabou). Ainsi, pour le Grec Aristote (Politiques, I, 6), l’esclave est né pour être commandé ; le barbare ou la femme ne valent guère mieux. Pour la latin Varron (De re rustica), l’esclave est un outil parlant (instrumentum vocale), à la différence de l’outil commun qui n’émet pas de son (instrumentum mutum), ou de l’animal qui constitue une catégorie intermédiaire (instrumentum semi-vocale).

A mesure que l’histoire, et la marchandisation, ont progressé, ce phénomène n’a cessé de s’amplifier. "L’essor de la traite musulmane, écrit Olivier Pétré-Grenouilleau, est inséparable de celui du racisme, moyen simple mais particulièrement efficace pour nier la dignité humaine des hommes que l’on entreprend de traiter en esclaves" (La traite des Noirs, PUF, 1997, p. 12). Pour Ibn Khaldūn (Al Muqaddima, 1382), les Noirs constituent "une humanité inférieure, plus proches des animaux stupides". On retrouve une explication analogue chez Montesquieu d’après qui "le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves". Ceux-ci, "noirs depuis les pieds jusqu’à la tête (…) ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’idée que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne dans un corps tout noir" (L’Esprit des lois, XV, 5). Voltaire ne le contredit point : " [les nègres] sont originaires de cette partie de l’Afrique comme les éléphants et les singes ; ils se croient nés en Guinée pour être vendus aux Blancs et pour les servir." (Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756). Mais il n’y a pas que les noirs à être victimes de cette opprobre. "Les paysans, affirme Richelieu, sont semblables aux mulets qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail (cité par Braudel, Les Jeux de l’Echange, 1979). Nous sommes toujours, ici, en présence de l’outil parlant des Latins. Ne figure ci-dessus qu’un échantillon de ces propos différentialistes qui ont été tenus par des auteurs "civilisés" tout au long de l’histoire.

Ceux-ci culminent en Occident avec les grandes idéologies nationalistes et colonialistes des XIXème et XXème siècles, au moment où l’Europe de l’Ouest accède à la suprématie planétaire. Et le mouvement socialiste n’est certainement pas exempt de tels préjugés. Les propos racistes de Marx sont bien connus : il traite Lassalle de négro-juif (lettre à Engels du 30/7/1862), et ressent un même mépris à l’égard des paysans, dont la classe "représente la barbarie au sein de la civilisation" (Les luttes de classe en France, 1850). Pour l’anarchiste Victor Serge (qui signe Le Rétif), "l’infériorité de certaines races - les nègres notamment – par rapport à la race blanche est une observation anthropologique dont la véracité ne se conteste plus" (L’anarchie n° 343 du 2 novembre 1911). Peu de temps après, au cours d’un discours prononcé à l’enterrement des Lafargue (20 novembre 1911), Lénine déclare que les social-démocrates russes subissent "le joug d’un absolutisme pénétré de barbarie asiatique". Plus généralement, qu’il fut arabe ou français, colonisé, ouvrier ou plus communément paysan, l’exploité a invariablement été considéré comme fainéant et/ou alcoolique.

Chez certains, la légitimation des écarts de développement peut prétendre à une certaine rigueur scientifique. Montesquieu attribuait une grande importance au climat, lequel aurait une influence décisive sur la nature humaine. Plus récemment, un auteur du XIXème, Trémeaux, a énoncé sa grande loi selon laquelle le développement humain serait proportionnel à la richesse géologique du sol où l’on vit : "Tel sol, tel produit" (Origines et transformations de l’homme et des autres êtres, Hachette, 1865). Et les thèses de Darwin qui sont apparues à la même époque ont encore pu être récupérées par l’idéologie raciste.

Que penser de ces différentes thèses ? De fait, la géographie joue un rôle indéniable dans l’histoire humaine. Elle explique pourquoi les Lapons n’ont pas pu développer de civilisation. Comme l’araignée aime la chaleur, l’ours polaire la banquise, l’homme "civilisé" prise les régions littorales, fluviales ou maritimes, des pays chauds ou tempérés. Celles-ci offrent le meilleur rendement à la production et à la circulation du capital humain, matériel ou culturel. Voilà pourquoi la civilisation est apparue à l’origine près des grandes voies d’eau navigables d’Egypte ou de Mésopotamie, pourquoi elle n’a connu ses plus beaux développements qu’à proximité de mers fermées – en Egée, Méditerrannée ou Japon avant de connaître le grand essor du commerce international qui a demarré à la Renaissance à partir de l’Europe atlantique avec les grandes découvertes et le désenclavement du monde.

Nous sommes tous des immigrés, seule la date d’arrivée compte. Au regard de ce qui précède on peut comprendre pourquoi ceux qui, au cours de l’histoire des grandes migrations humaines, réussirent à s’enraciner en certains lieux précis ont pu, de ce fait, bénéficier d’un avantage certain. La science, aujourd’hui, a établi qu’il n’existe qu’une seule espèce d’homme. Par conséquent, si les hasards de la dérive des continents avaient abouti à une autre conformation de la géographie terrestre, la révolution industrielle, qui aurait alors été accomplie par d’autres, en d’autres lieux, aurait néanmoins abouti à un même développement inégal, une hiérarchisation similaire de la planète. Mais alors le "civilisé" aurait été un homme à la peau noire… ou jaune… le "sauvage", terroriste, communiste ou encore intégriste, un blanc… "Une loi de nature fait que toujours, si on est le plus fort, on commande ; (ce principe) existait avant nous et existera toujours après, et c’est seulement à notre tour de l’appliquer, en sachant qu’aussi bien vous ou d’autres, placés à la tête de la même puissance que nous vous feriez de même " (Thucydide, La guerre du Péloponnèse).

Cette situation est-elle désespérée ? "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Les révolutionnaires de 1789, qui abolirent l’esclavage (avant que Napoléon ne le rétablisse), ont posé le principe d’une humanité juridiquement, politiquement homogène. Leurs successeurs socialistes ont posé un autre principe fondamental, corrélatif, celui de l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. Aujourd’hui, parmi ceux qui se veulent les héritiers de cette tradition, nombreux sont ceux qui ont perdu de vue ces objectifs fondamentaux, universalistes. Plus ou moins consciemment, ils se font les complices du Système. Bien plus nombreux qu’on ne l’imagine, les chiens de garde sont parmi nous…

Il serait faux, cependant, d’affirmer que rien n’a changé. Dans le monde riche, privilégié, de gros progrès ont été réalisés en faveur de certaines catégories opprimées, à commencer par les femmes ; certaines autres sont réhabilitées : les homosexuels, les handicapés, les juifs… On demande pardon, on indemnise… Il faudra bien, tôt ou tard, que l’homme demande pardon à l’homme pour tout ce qu’il lui a fait. La grande lutte émancipatrice pour la reconnaissance du droit à une vie décente pour chacun, donc pour tout exploité, pour toute victime du différentialisme, n’est pas terminée. Il faut continuer le combat !

Annexe II Montesquieu et l’esclavage

Les propos racistes de Montesquieu que nous avons rapportés ci-dessus sont controversés. Pour beaucoup, il faut les prendre au deuxième degré. Montesquieu, auteur des Lumières, "anti-esclavagiste" présumé, aurait éprouvé une "généreuse indignation" à l’encontre de ce système et emploierait "le procédé de l’ironie" pour déconsidérer la thèse esclavagiste. Voilà ce que l’on enseigne aux millions d’élèves des écoles de France dans le célèbre cours de littérature française "Lagarde & Michard".

Cette grossière manipulation occidentalo-centriste ne résiste pas à l’analyse. On sait que Montesquieu est l’auteur de la théorie des climats. En gros la vertu se situe au nord, le vice au midi. "Approchez vous des pays du midi vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes" écrit-il dans l’Esprit des lois (XIV, 2). Bref, plus l’on descend vers le sud et plus on s’éloigne de l’Humain.

N’oublions pas que Montesquieu, notable de Bordeaux (l’un des principaux ports négriers français), possède tout comme Voltaire des actions dans des compagnies pratiquant la traite. Ce commerce honteux a besoin de légitimation et il convient de rejeter hors de l’humanité ceux qui en sont l’objet.

Il reste que Montesquieu aura été un grand progressiste… mais dont l’universalisme, tout comme celui de Marx, est encore bien partiel… Nul ne peut sauter par-dessus son temps...

Djémil KESSOUS

(1) Créée à Prague en 1921, l’association mondiale anationale (SAT en Espéranto) est une association socio-culturelle réunissant des membres venant du monde entier et de différentes origines politiques de gauche. Bien que, parmis ses membres, nombreux sont les "électrons libres", elle comporte diverses fractions (communistes, libertaires, libre-penseurs, pacifistes, ecolos, etc...). Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une association espérantiste mais d’une association qui a opté pour l’espéranto comme langue de travail.

(2) Plus proche de cette Serbie, en Croatie, se trouvait plus précisément l’Esclavonie, devenue aujourd’hui Slavonie.
 
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