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Les trois couleurs de l'Empire
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8 novembre 2006 22:44
Par Patrick Mougenet

Un documentaire sur l’empire colonial de la France de Jean-Claude Guidicelli et Virginie Adoutte (2001), coproduit par Arte France et Riff International Productions. 1h10 min


[www.dailymotion.com]


L’émission

Colonisée au nom de valeurs humanistes, l’Algérie symbolisa pendant presque un siècle et demi l’utopie coloniale française. Examinant la manière dont la France a géré son « image », ce documentaire retrace les étapes de « l’idée coloniale », dont les principes n’ont pas totalement disparu. Sûre de sa mission civilisatrice et désireuse de construire un empire puissant pouvant rivaliser avec celui du Royaume-Uni, la France entreprend, dès 1830, de conquérir l’Algérie. Les soldats, les ingénieurs puis les colons agriculteurs venus de toute la France, et même de toute l’Europe, s’emparent du territoire. Massacre des opposants, expropriation des indigènes, entreprise de « désislamisation », installation d’industries et construction de voies de communication... Tout est légitimé par une certaine idée du progrès et la nécessité d’une Algérie « française ». La colonisation est aussi une affaire d’images et de propagande. L’Agence générale des colonies, créée en 1919, contrôle plus de 80 % des images venant des colonies françaises. Malgré les voix discordantes – notamment celles de saint-simoniens, de voyageurs, d’écrivains et d’indigènes –, la politique coloniale de la France continue d’afficher ses valeurs républicaines et humanistes. Elle atteint son apogée lors de l’exposition coloniale de 1931. Développant l’idée d’une hiérarchie entre les communautés et la notion de « races », les tenants de l’empire vont bientôt devoir affronter les soulèvements de ceux qu’ils ont « éduqués » pendant un peu plus d’un siècle...

Pistes à suivre

[Histoire, 1re]

Un documentaire qui emprunte la démarche de l’historien

On mènera une réflexion sur les outils de travail de l’historien, sur sa démarche d’investigation. On étudiera pour cela le dispositif démonstratif choisi par les auteurs dont l’objectif est de se livrer à une véritable autopsie de la formation, puis de la diffusion de l’idéologie coloniale. À l’image, noter les interventions d’analystes de diverses disciplines (enseignants-chercheurs, historiens, sociologues, anthropologues) des deux rives de la Méditerranée (France, Maghreb) ; des acteurs de l’histoire (en fin d’émission, A. Gueroudj, ancien dirigeant du PC algérien, A. Meliani colonel de l’armée française) ou des descendants de témoins de l’histoire (ici d’un saint-simonien, là d’un colon allemand). Une mise en scène classique appuie leur concours : les premiers s’expriment entourés de livres, dans leur bureau ou devant le tableau d’une salle de classe, les autres dans l’intimité de leur salon, depuis le fond de leur jardin. Relever ensuite les types d’archives utilisées : – iconographiques : images animées (bandes des actualités Pathé, films de propagande, films amateurs, noir et blanc ou couleur) ; images fixes (photographies, cartes postales, affiches de publicité, presse illustrée, peintures, caricatures, couvertures d’ouvrages, billets de banque, manuels scolaires et encyclopédies, cartes, plans de cadastre, sculptures, bandes dessinées) ; – imprimées ou manuscrites : unes et articles de presse, correspondances, tracts, rapports, textes de contemporains écrivains, voyageurs, essayistes, philosophes ou acteurs de l’histoire, parfois rendues dans leur matérialité (jouets d’enfants, bobines de films, lettres...). L’émission se décline en chapitres annoncés, ponctués par une voix off. Classer ces matériaux : les uns, officiels et maîtrisés, amplement montrés aux contemporains, sont censés montrer ce qui a eu lieu ; les autres, privés et ici exhumés, révèlent l’existence de décalages entre la réalité vécue au quotidien et sa traduction à l’image. Remarquer que seules la confrontation et la mise en perspective de récits, d’images et de discours porteurs de regards différents doivent amener à relativiser, à appréhender une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Un seul regret toutefois, mais de taille : l’absence d’identification précise (date, commanditaire, diffuseur) des images.

Le temps des colonies : la part du mythe, la part des réalités

« L’œuvre économique de la France » en Afrique du Nord. Montrer que les actualités Pathé des premières minutes (1931), comme celles qui suivent, livrent de l’œuvre coloniale une image(rie) positive qui se fonde sur la comparaison entre un passé obscur d’une Afrique sans progrès et sans technologie, où « les tribus, hostiles les unes aux autres » vivant sur des « terres jadis infestées » traînent « une existence misérable », et un présent annonciateur d’un avenir radieux, symbolisé par autant de « routes », de « ponts », de tramways, de bâtiments administratifs, d’écoles, ou de charrues et de tracteurs qui font désormais de ces terres des plaines « florissantes ». Confronter ensuite ces extraits aux images d’archives privées, aux commentaires éclairants de l’anthropologue Bruno Étienne et de l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, au texte de Tocqueville tiré de ses Écrits politiques de 1837, qui, moins de dix années après le début de la colonisation de l’Algérie, affirme que « nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, beaucoup plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître ». En Algérie, colonie de peuplement agricole dont le nombre de Français s’accrut rapidement (100 000 en 1847, 550 000 en 1900, 880 000 en 1931), on peut rappeler qu’en 1954, 29 % des grandes exploitations européennes se partagent 87 % de la surface agricole et 70 % des revenus qu’elles génèrent... La « mission civilisatrice ». On pourra faire observer que l’éducation est le fer de lance du « devoir » du civilisateur français (Jules Ferry). Du début à la fin du documentaire, les enfants sont présents : c’est ainsi qu’ils s’ordonnèrent à l’image et à l’esprit des métropolitains comme une évidence. On peut simplement rappeler qu’en Algérie 4,5 % des enfants « indigènes » sont scolarisés dans le primaire en 1914, et 8,8 % en 1944. La situation de l’Afrique noire française n’est guère plus enviable : 10 à 12 % en... 1955. Aux côtés de l’instruction, l’action sanitaire de la France aux colonies s’impose dans les images officielles. En particulier pendant la guerre d’Algérie : dans quel but ? (Redonner confiance aux populations locales tout en convaincant les métropolitains que l’armée française est bien là pour soigner, éduquer, et pas seulement pour les opérations de « maintien de l’ordre ».)

Infériorité indigène et supériorité occidentale

Nudité originelle... Repérer les photographies mettant en scène la nudité toute « naturelle » des femmes d’Afrique noire, montrant par là ce qui sépare la femme européenne « au nez droit, aux lèvres fines », de la sauvage, objet de curiosité zoologique (trente-troisième et quarante-sixième minutes du documentaire). ...ou nudité fabriquée. Comparer les cartes postales et les photographies définissant la « femme mauresque nue » (trente-troisième à trente-sixième minute) aux femmes réelles, vêtues, celles que les cinéastes amateurs filment dans la campagne, dans les rues. Les premières construisent l’image d’une ethnie fantasmée, où animalité et exotisme érotique s’entremêlent. On peut retrouver ces corps aux poitrines soigneusement exhibées dans le best-seller d’un imaginaire docteur Jacobus, sous couvert scientifique donc, L’Art d’aimer aux colonies. Publié en 1927 et réédité de nombreuses fois dans les années 1930, on peut y lire que « la nature a créé [en la jeune Négresse] une femelle reproductrice. La cuisse est assez fournie, mais la jambe est maigre, avec un mollet de coq, le pied plat et long. Terminons par dire que la peau de la Négresse est toujours fraîche, ce qui n’est pas sans charme par les lourdes chaleurs de la journée... » ! Sauvagerie. La violence est le fait de l’Autre. Et si la planche du Petit Journal du 3 décembre 1892 (vingt-sixième minute) représente par « la crémation de cadavres au Dahomey » une action occidentale, il s’agit bien sûr là d’une réponse « pacificatrice » aux actes sauvages, cruels, intrinsèquement bestiaux d’« indigènes » déchaînés et assoiffés de sang (vingt-septième minute)... Sauvagerie encore en France même, où, de 1877 au milieu des années 1930, plusieurs millions de Français croient découvrir l’altérité. Ce sont autant de « zoos humains », de « villages nègres », d’« expositions ethnologiques » qui s’offrent alors – derrière des grilles ! – à un public métropolitain avide de curiosité et de distraction... Ces « spectacles » véhiculent des stéréotypes racistes et imprègnent durablement l’imaginaire des Occidentaux. Stéréotypes physiques dévalorisants. Rechercher les stéréotypes les plus éculés de l’imagerie du Noir diffusés par l’iconographie propagandiste (couleur noire sans nuance, épaisseur des traits, nez épaté, bouche lippue, yeux exorbités...) sans cesse opposée aux traits raffinés du Blanc. Supériorité intellectuelle. Dans les situations de dialogue entre un Occidental et un Maghrébin ou un Noir (neuvième et quarante-quatrième minutes), faire rechercher de quelle manière la hiérarchie est filmée dans le but d’imposer l’image du savoir blanc face à l’ignorance africaine (doigt directif, Blanc surélevé, plongée et contre-plongée, celui qui explique et celui qui hoche la tête...). Supériorité technologique. Remarquer que chaque fois que le chemin de fer et les routes – tous deux éléments essentiels de la propagande développée par les gouvernements français – sont à l’image, la prise de vue favorise d’une part les droites exagérées, qui donnent un aspect de gigantisme et privilégient les lignes de fuite, et, d’autre part, fait apparaître l’Européen à proximité. Il y est défini comme le propriétaire et le seul capable de maîtriser la technologie.

Les divers échelons de la propagande coloniale

On conclura en tentant de repérer les divers degrés et vecteurs de la diffusion de l’imaginaire colonial. Une propagande volontariste, active et motivée. L’État en semble l’acteur central, par le biais du ministère de l’Instruction publique (la définition des programmes scolaires, les manuels qui en découlent), par la création en 1919 de l’Agence générale des colonies, service de propagande de la République émanant directement du ministère des Colonies et qui diffuse en masse communiqués et annonces auprès des médias (radio, presse...), qui produit affiches, films, expositions. On estime que 80 % des images diffusées jusqu’à la guerre d’Algérie proviennent de cette agence. Le parti colonial n’est pas moins négligeable. Nébuleuse d’organisations articulées autour de quelques groupes de pression présents au Sénat, dans les milieux d’affaire et de la finance, dans l’enseignement, il organise des conférences – en particulier dans les écoles – des banquets, des réunions ; il édite un bulletin mensuel et marque sa présence aux expositions universelles. Un souci commercial. Des centaines d’affiches de publicité récupèrent pour des produits « exotiques » (chocolat, tabac...) ou non (alcool, viande...) l’imagerie coloniale. D’un autre côté, la littérature romanesque, la presse enfantine suscitent l’intérêt des éditeurs. L’appropriation de l’idéologie coloniale. Elle se marque dans l’imagerie populaire à travers ses images d’Épinal, ses cartes postales, ses jouets, ses journaux illustrés, ses dictons et expressions... L’ensemble concourt largement à donner une vision raciale de l’univers et évoque autant les Occidentaux (leurs peurs, leurs fantasmes) que ceux qu’ils sont censés représenter : les colonisés.

Pour en savoir plus

BANCEL Nicolas, BLANCHARD Pascal, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998.

« Polémiques sur l’histoire coloniale », Manière de voir, n° 58, Le Monde diplomatique, juillet-août 2001. « L’empire colonial à son apogée. Propagande et réalité », TDC, n° 710, 15 février 1996. Notice. « La France face à la décolonisation », TDC, n° 840, 15 septembre 2002. Notice.

Un document (PDF, 485 ko) de l’INRP, « Pour une relecture de l’histoire coloniale », fait le point des dernières recherches sur l’étude et l’enseignement de l’histoire coloniale. www.inrp.fr/ Le Quai des images (académie Nancy-Metz) propose un travail interdisciplinaire sur l’esclavage et la représentation des Noirs dans l’imaginaire occidental : l’image des colonies d’Afrique noire est ainsi abordée à travers des affiches de publicité, la chanson française des années 1930, etc. (Site réalisé en 1999.) www.ac-nancy-metz.fr/

Patrick Mougenet est professeur d’histoire et de géographie.



Modifié 1 fois. Dernière modification le 08/11/06 22:46 par siryne.
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