Ce poète-là vole vers la liberté avec les semelles de vent de celui qui sait qu’il va mourir. De plus en plus aérien après avoir été si terrestre, Mahmoud Darwich est palestinien, né dans une Galilée où il ne peut plus poser le pied. Depuis, il porte sa terre en lui et dans sa langue : « J’appartiens à la route », écrit-il. L’histoire a obligé son art et le poète est l’obligé du destin qui l’a fait poète, jamais son prisonnier. Et si la poésie de Darwich a la pureté et le souffle du classicisme, elle pourrait se raconter comme la tension perpétuelle entre la contrainte et l’élan. Contrainte d’un territoire contrôlé, contrainte de la métrique, contrainte de la fidélité aux siens, contrainte du rôle de héraut de la Palestine qu’on voudrait lui voir jouer, contrainte aussi d’un corps qui ne suit pas toujours, d’un cœur qui lâche, d’un moi parfois perdu par tant de contraintes – « je ne m’appartiens pas, je ne m’appartiens pas », écrivait le poète à la fin de son précédent recueil, Murale.
Il faut alors s’appuyer sur l’élan de la vie – « Vis ! que la vie t’entraîne à la vie » – et sur la liberté comme un devoir poétique. Ce nouveau recueil de Mahmoud Darwich franchit un pas de plus vers cet affranchissement. On y retrouve le lyrisme qui est sa marque, le goût sensuel du concret, des fleurs, des odeurs et des arbres, et sa musique perceptible même en français (grâce à la traduction de son ami Elias Sanbar). On y décèle, plus brûlante encore, la quête d’un lieu, la volonté d’être plus encore que d’exister : à une soldate aux portes de Jérusalem qui lui crie : « Encore toi ? Ne t’ai-je pas tué ? », il répond : « Tu m’as tué… mais, comme toi,/j’ai oublié de mourir. En attendant, restent – veine inhabituelle chez Mahmoud Darwich – le minuscule quotidien, la présence frissonnante et drôle de la vie dans les gestes ordinaires, le regard d’un inconnu au café, l’attente de l’aimée, en retard, un cyprès qui se brise.
« Ne t’excuse qu’auprès de ta mère » d’avoir été élevé par les vents plus que par elle-même, écrit le poète. Ne t’excuse pas d’être et d’être toi, semble dire tout le recueil avec ce titre choisi par l’éditeur libanais. Dans son affirmation de présence, Darwich vise plus haut, ailleurs, plus insaisissable, plus modeste et plus absolu. La trace du poète est celle de l’oubli inoubliable, « comme un amour passager, comme une rose dans la nuit ». « On t’oubliera comme si tu n’avais jamais été », peut-être le plus beau poème de ce précieux recueil, s’achève sur ces mots : « et je témoignerai/ que je suis vivant/ et libre/ quand on m’oubliera ». Le livre est là, inoubliable.
Catherine Portevin Télérama n° 2930 - 8 mars 2006
Extraits
Ne t'excuse pas
Rien que la lumière. Je n’ai arrêté mon cheval que pour cueillir une rose rouge dans le jardin d’une Cananéenne qui a séduit mon cheval et s’est retranchée dans la lumière : “N’entre pas, ne sors pas…” Je ne suis pas entré et je ne suis pas sorti. Elle a dit : Me vois-tu ? J’ai murmuré : Il me manque, pour le savoir, l’écart entre le voyageur et le chemin, le chanteur et les chants… Telle une lettre de l’alphabet, Jéricho s’est assise dans son nom et j’ai trébuché dans le mien à la croisée des sens… Je suis ce que je serai demain. Je n’ai arrêté mon cheval que pour cueillir une rose rouge dans le jardin d’une Cananéenne qui a séduit mon cheval et je suis reparti en quête de mon lieu, plus haut et plus loin, encore plus haut, encore plus loin que mon temps…
Le cheval est tombé du poème
Le cheval est tombé du poème. Et les Galiléennes étaient trempées De papillons et de rosée Qui dansaient sur les marguerites des prés.
Les deux absents : toi et moi, Moi et toi sommes les deux absents.
Deux blancs époux de mouettes Qui conversent de nuit sur les branches des chênes.
Pas d’amour, mais j’aime Les poèmes d’amour Anciens qui protègent La lune souffrante, de la fumée. Sac et ressac, tel le violon dans les quatrains, Je m’éloigne de mon temps quand je me rapproche Des figures du lieu… Plus de place dans la langue moderne Pour fêter ce que nous aimons. Tout ce qui adviendra… fut.
Le cheval est tombé, baignant Dans mon poème Et je suis tombé, baignant Dans le sang du cheval…
Pour notre patrie
Pour notre patrie Proche de la parole divine, Un toit de nuages. Pour notre patrie Distante des attributs du nom, Une carte de l’absence. Pour notre patrie Petite comme un grain de sésame, Un horizon céleste… et un abîme caché. Pour notre patrie Pauvre comme les ailes de la grouse, Des Livres saints… et une blessure à l’identité. Pour notre patrie Aux collines assiégées déchiquetées, Les embuscades du passé nouveau. Pour notre patrie butin de guerre, La liberté de la mort par langueur ou consomption. Pierre précieuse dans sa nuit sanglante, Notre patrie resplendit au loin, au loin Et illumine son dehors… Mais nous, en son sein, Nous étouffons encore davantage!