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Un rêve Marocain (Jeune Afrique)
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30 octobre 2005 11:33
**Long mais interessant**


Un rêve Marocain (Jeune Afrique)
MAROC - 21 décembre 2003- par FRANÇOIS SOUDAN
Au sud de l'oued Draa, loin des salons de Rabat, seul compte l'essentiel : l'eau, l'électricité, la tribu. Mais aussi la dernière version du plan Baker, qui suscite l'inquiétude. Voyage au coeur des « provinces retrouvées ». Un ami m’avait prévenu : lorsque l’on se rend dans les provinces sahariennes du Maroc, mieux vaut oublier tout ce qui fait l’ordinaire des salons de Rabat et des bureaux de Casablanca. Les rumeurs du Palais, les chicayas gouvernementales, les ordinateurs des « Twin Towers », la Bourse des valeurs, tout cela n’a que peu de sens au sud de l’oued Draa. Là-bas, seul compte l’essentiel : l’eau, l’électricité, la tribu, l’intégrité territoriale, l’allégeance, la pluie et les vents de sable. Alors, dans l’avion qui nous emmène vers cette profondeur historique du royaume aux allures de province interdite surgissent des titres de films, réels ou fantasmés, comme autant de balises. « À l’ombre du mur »… « La Déchirure »… « Miracle ou mirage »… « Pour quelques arpents de désert »… « Un rêve de pierre »... Sans doute le décor, d’une beauté minérale, qui défile sous le hublot est-il pour beaucoup dans ce cinéma imaginaire. Mais, au Sahara plus qu’ailleurs, il faut se méfier du cinéma. À preuve, l’affiche qui se joue à l’arrivée pourrait s’intituler « Jours tranquilles à Laayoune »…

Laayoune, 5 décembre Dans le hall de l’aéroport Hassan-Ier, les bérets bleus onusiens de la Minurso se photographient entre eux. Les Coréens prennent la pose devant l’objectif des Français, et vice versa. Avec ses trois cents hommes, son général hongrois, son représentant spécial péruvien tout droit venu de Chypre et ses inévitables véhicules blancs frappés du sigle « UN », le contingent dépêché par Kofi Annan effectue au Sahara occidental l’une des missions les plus reposantes qui soient. Bien payés, bien logés, dépensant le minimum de leur solde sur place, ses membres, pour la plupart contractuels, ne souhaitent qu’une chose : que la colonie de vacances se prolonge le plus longtemps possible. Loin, très loin de l’Afghanistan et de la RD Congo, la Minurso patrouille paisiblement de part et d’autre du mur de défense marocain, procède à quelques opérations de déminage et observe un cessez-le-feu impeccablement respecté depuis la mi-1991. Douze ans à compter les dunes, les caravanes et les verres de bière fraîche Casablanca au bar de l’hôtel Al Massira. Qui s’en plaindra ? Laayoune. Depuis sa « récupération » par l’armée royale en 1975, la plus importante localité des provinces du Sud a vu sa population plus que décupler. Cent quatre-vingt mille habitants (sur les 250 000 que compte la région de la Sakiet el-Hamra) et une assez phénoménale extension urbanistique qui a laissé la partie basse, originelle et « espagnole », de la ville à l’état de quartier fantôme hanté par les souvenirs de la Guardia civil, des tropas nomadas et des filles faciles. Le soir venu, les familles envahissent la place du Mechouar, dessinée et érigée en moins de trois mois par l’architecte français Pinseau, ami du défunt roi Hassan II. Les rues marchandes bruissent de mille cris. Les bâtiments, ocre pour la plupart, obéissent à des règles esthétiques strictes qui les fondent dans la morphologie de l’oued voisin. Laayoune, cité pionnière du « Far South » marocain et symbole de la mutation démographique cruciale en cours dans l’ex-Sahara espagnol : 60 % des habitants sont désormais des « dakhilis », des Marocains venus du Nord… Tard dans la nuit, à la table du wali Mohamed Rharrabi, un natif de Sidi Kacem dont la résidence de fonction jouxte les rouleaux atlantiques de Laayoune-Plage, la discussion tourne autour de l’unique fil conducteur de notre voyage : le Sahara. « Qu’on ouvre la
frontière, les camps du Polisario à Tindouf, le mur de défense, qu’on libère le passage de part et d’autre, ne serait-ce que quarante-huit heures ! lance un convive. Et nous verrons bien, alors, qui, parmi les Sahraouis, ira d’un côté ou de l’autre… »

Laayoune, 6 décembre Longue conversation avec ce qu’il est convenu d’appeler des « représentants de la société civile », fleurons d’un tissu associatif aussi dense ici qu’ailleurs au Maroc. Pour la plupart originaires de la région, ils ont tous, ou presque, des proches, parfois des parents ou des enfants, dans les camps de tentes du côté de Tindouf, en Algérie. Pour eux, il n’y a pas de « peuple sahraoui », seulement des Marocains que seule distingue une spécificité culturelle. Les droits de l’homme ? Même si l’administration a, il y a quelques mois, dissous la section locale du Forum Vérité et Justice pour « subversion », le sujet n’a plus rien de tabou ici depuis l’avènement de Mohammed VI et le limogeage consécutif du « ministre de tout et de partout » (donc aussi du Sahara), Driss Basri. On parle librement des années de plomb et des disparus, on discute des indemnités et l’on reconnaît même sans tabou, ce matin, que oui, bien sûr, certains jeunes Sahraouis de Laayoune ou d’ailleurs peuvent nourrir des sympathies pour le Front Polisario. « Quelques-uns ont un drapeau sécessionniste chez eux, d’autres une poignée de tracts, et alors ? s’exclame un avocat. Quand elle le sait, la police enquête un peu, fait des remontrances aux familles, puis passe à autre chose ; ce qui n’est pas
accepté, évidemment, c’est le militantisme actif et ouvert. Pour le reste, les temps ont bien changé. » Sans doute estce là ce que le wali Rharrabi appelle « une gestion plus responsable et moins politique » de la chose publique… Mais, rapidement, le dialogue glisse vers l’essentiel : comment et quand la population autochtone de ce territoire, dans lequel l’État a englouti des milliards de dirhams pour une indispensable mise à niveau avec le reste du Maroc – au point que l’encadrement médical et le taux de scolarisation sont, au Sahara, plus élevés que dans la plupart des province du royaume –, pourra-t-elle sortir de l’assistanat ? Farine, huile, sucre, carburant, électricité, eau courante, primes aux fonctionnaires délocalisés, logement : tout ici est subventionné grâce à une politique d’« affirmative action » qui dure depuis plus d’un quart de siècle. Dans le cadre des programmes Al Aouda, Al Wahda et Al Wifak, des milliers de petites maisons individuelles – les Sahraouis, on le sait, abhorrent tout ce qui ressemble aux immeubles HLM et autres habitats collectifs – sont en voie de construction aux abords de Laayoune, Smara, Boujdour et Dakhla pour loger les ralliés du Polisario et les Marocains venus du Nord, entassés depuis des années dans des campements précaires. À l’évidence, quand on sait en outre que la production des phosphates de Boucraa est lourdement déficitaire, que les recherches pétrolières offshore n’ont jusqu’ici rien donné et que la pêche de fond – celle des céphalopodes, la seule qui rapporte vraiment – est en plein repos biologique, le Sahara coûte au Maroc infiniment plus qu’il ne lui donne. D’où la parfaite vanité des accusations, récurrentes, de pillage du territoire auquel se livrerait l’« État colonial »… « Assistés, oui, nous le sommes, mais il faut que cela s’arrête un jour, que nous nous prenions en main », explique, sourire charmeur et yeux pétillants, Al Batoul Daoudi, responsable de programmes à l’Agence de développement social. Le Maroc a retrouvé son Sahara comme un père retrouve son enfant ; il l’a choyé, gâté, fêté. Aujourd’hui, l’enfant est devenu adulte. Il doit apprendre à marcher seul. » C’est-à-dire à se battre, sans tout attendre de l’État, contre un chômage endémique qui touche près du quart de la population active de la région, à lutter aussi contre soi-même, contre cette culture de la contemplation qui interdit trop souvent aux Sahraouis d’effectuer des métiers manuels jugés infiniment dégradants par ces adeptes du nomadisme, de la poésie, du fonctionnariat et de l’économie de rente… Le soir tombe brusquement sur Laayoune et les chioukh arrivent, pour le dernier rendez-vous. Drapés dans leurs deraas blanches et bleues, hiératiques, visages burinés, ces chefs Reguibat, Izerguiene, Aït Lahcen ou Laaroussiine sont venus parler politique, plan Baker et allégeance au trône éternel, confier aussi leurs sourdes inquiétudes. Leur langage est dur, militant, tranchant comme les silex du désert, d’autant que nombre d’entre eux ont vécu dans les camps du Polisario, « séquestrés », disent-ils, et se sont enfuis via la Mauritanie pour rejoindre le territoire. Le Front indépendantiste ? « Des mercenaires. » L’ Algérie ? « Elle doit nous indemniser pour tout ce que nous vivons. » La dernière version du plan Baker ? « Si on nous l’impose, ce sera la guerre, nous nous soulèverons. » Mohamed Abdelaziz, le chef du Polisario ? « Le mieux serait qu’il soit jugé, mais si le roi lui pardonne, alors nous prendrons sur nous et nous l’accueillerons. » Trois ou quatre parlent, les plus âgés, les plus respectés. Les autres chioukh opinent du chef. De temps à autre, un téléphone portable sonne longuement avant que son propriétaire ne parvienne à le faire taire, après une longue fouille au fond de la poche de sa deraa.

Smara, 7 décembre Deux cent soixante-dix kilomètres de route goudronnée, lisse comme un ruban, au milieu d’un paysage rude de pierres grises. Le Sahara ici est austère, comme l’est cette ville-garnison sur laquelle planent les zaouïas spirituelles du cheikh Sid Ahmed Reguibi et du cheikh Maalaïnine. Ce matin, à l’aube, l’un des chefs les plus vénérés de la tribu des Reguibat est mort, et le deuil, tout naturellement, sied à Smara. Au cimetière à flanc de colline, dans un vaste espace de pierres sèches et brunes brûlées de soleil, toute la ville assiste aux obsèques du cheikh Sidi el-Alem el-Idrissi, ancien de l’Armée de libération du Sud dans les années 1950, exdéputé aux Cortes de Madrid sous la colonisation espagnole, chargé de recenser et d’identifier les Sahraouis de Tindouf par l’ONU : une page d’histoire saharienne à lui seul. Le gouverneur Abdelkrim Bezzaa est là, simple, recueilli, fondu au milieu de la foule déchaussée qui prie en rangs serrés devant le corps recouvert d’une couverture bariolée. L’ islam ici est sobre et pur comme le hassaniya, ce parler de l’Ouest saharien, le plus proche, dit-on, de l’arabe originel. Voilà pourquoi, sans doute, les islamistes du Parti de la Justice et du développement font, dans toutes les provinces du Sud, des scores inférieurs à leur moyenne nationale et ne recrutent pratiquement que chez les dakhilis, les gens du Nord. Smara : 40 000 habitants (dix fois plus qu’en 1975), douze écoles, un hôpital, une station de forage des nappes profondes, des programmes de construction Al Aouda, etc. Comme partout ailleurs, l’effort de développement est ici considérable. D’où vient alors cette réputation de « ville rebelle », rétive à la marocanité ? De la proximité du mur de défense (une cinquantaine de kilomètres) ? Des casernes qui la parsèment ? Des portraits du roi Mohammed VI en uniforme militaire qui ornent ses avenues ? Des quelques arrestations opérées en 2000 et en 2001 par la police dans les cercles indépendantistes ? En fait, à y regarder de plus près, l’image de Smara la frondeuse tient avant tout en un simple constat ethnographique : la quasi-totalité des Sahraouis qui y vivent appartiennent à la grande confédération reguibie et les Reguibat constituent l’ossature dirigeante du Front Polisario. Un rapprochement qui indigne les chioukh que nous rencontrons autour d’un verre de thé : tous rappellent leur allégeance à Mohammed V puis à Hassan II, ainsi que leur fidélité au trône lors de la « guerre des sables » maroco-algérienne de 1963. En aparté, le gouverneur affirme que pas un tract, pas un drapeau du Polisario ne lui a été signalé dans sa circonscription depuis plus d’un an et qu’il ne faut surtout pas confondre les revendications d’ordre social avec un quelconque prurit sécessionniste : « Vous savez, dès que la police arrête un individu pour un délit de droit commun, le Polisario l’inscrit ipso facto sur la liste des détenus politiques remise aux ONG et à la Croix-Rouge. On a même eu le cas d’un maçon, pédophile notoire, décrété prisonnier d’opinion ! » Pourtant, ici comme ailleurs, les allées et venues entre le Sahara marocain et les camps de Tindouf ne sont pas rares. Un employé du gouvernorat a même fait trois fois la navette sans pour autant être sanctionné. Motivations avant tout alimentaires : de part et d’autre, ces transhumants futés cherchent à obtenir le statut de ralliés – et les avantages qui vont avec. Retour sur Laayoune à la nuit tombée. De chaque côté de la route, des familles replient les nappes de piquenique étalées sur l’herbe éphémère des pluies de décembre. C’est « jours tranquilles dans la badia… ».

Boujdour, 8 décembre « Qui veut dépasser le cap Bojador doit dépasser la douleur », dit un proverbe portugais. Ici, le colon espagnol n’a laissé qu’un phare, majestueux, éclairant ce cap de tous les dangers. Tout le reste, à commencer par la station de dessalement d’eau de mer, la centrale électrique, les bâtiments publics, les villages de pêche, les carrières de sable destiné aux plages artificielles des îles Canaries toutes proches, la route qui relie cette petite ville de vingt mille habitants à Laayoune et à Dakhla, tout a été créé ex nihilo. Aussi, la population, pour l’essentiel des Ouled Tidrarin, des Laaroussiine et des marins-pêcheursvenus du Nord, est-elle particulièrement sourcilleuse dès que l’on touche à sa marocanité. Il n’est pas rare, à Boujdour et dans sa région, de rencontrer un cheikh barbu qui vous récitera par cœur le contenu de dahirs datant de plus d’un siècle rattachant la région à la couronne chérifienne. Fréquent aussi de croiser, lors d’une réunion informelle, un militant associatif distribuant une liste de
« disparus » ou de « tortionnaires » des camps de Tindouf. Parfois, à l’instar de Mohamed Cheikh Boussola, un notable izarguien détenu par le Polisario de 1976 à 1987, on vous entraîne dans une pièce discrète afin d’exhiber ses vieilles blessures. « Mais pourquoi, pourquoi, les ONG occidentales ne nous écoutent-elles pas ? interroge Fatma Leili, la députée de la région. Seule France-Libertés a eu le courage de briser l’omerta, et encore : elle ne parlait que des prisonniers de guerre. » Le très actif Noureddine Lahbil, dont Boujdour est le premier poste en tant que gouverneur, préfère entraîner le visiteur de passage vers les incontournables lotissements Al Aouda et ces nouveaux villages dont il est si fier. Au fait, pourquoi la totalité des walis et gouverneurs des provinces du Sud est-elle originaire du nord du Maroc ? Ce qui pourrait apparaître comme un acte de défiance du pouvoir central à l’égard des populations locales a une explication toute simple. Pendant les années 1980, le Sahara a fait l’expérience de gouverneurs sahraouis, laquelle s’est soldée par un échec. Trop impliqués, parfois malgré eux, dans les inextricables querelles tribales, ces cadres ont pour la plupart été rejetés par leurs administrés. Certains d’entre eux ont été nommés dans le Nord, et Rabat a préféré envoyer sur cette terre de mission des allogènes totalement étrangers aux palabres de khaïmas.

Dakhla, 9 décembre « Et vous pensez réellement que l’on va livrer, clés en main, une telle perle à Mohamed Abdelaziz ? » La haute personnalité du royaume qui me souffle cette petite phrase au téléphone, avant notre arrivée à Dakhla, avait raison – côté perle des sables à tout le moins. Nichée au bout d’une presqu’île, sur les berges d’une baie sublime et vierge, la capitale de la province du Oued Addahab donne le vertige. Soixante mille habitants vivent ici, qui ont depuis longtemps débordé les limites du vieux centre espagnol, avec son église, sa caserne crénelée et la villa à arcades du général des tropas nomadas. Un petit air de Saint-Exupéry revu par Cervantès, qui À Dakhla, anciens notables s’efface vite devant la frénésie bâtisseuse. Des serres en plein désert, où poussent tomates et melons ; un hôpital équipé comme à Casablanca où ne manquent que les spécialistes – qu’il faut faire venir du Nord à coups de primes dans cet extrême méridien du royaume ; un nouveau port à l’extension ambitieuse où accostent les tankers de carburant venus des Canaries : le wali, Mohamed Tricha, ne se lasse pas de raconter « son » Dakhla comme on lit un livre d’or. Tricha ? Son nom, bien sûr, n’est pas inconnu au nord du Draa. Pendant près de deux décennies, ce Fassi affable au regard malin a dirigé, à Rabat, la radiotélévision marocaine. Sous la double houlette du roi Hassan II et de Driss Basri, il y a réussi mille choses et souffert mille maux, sans pour autant se compromettre. À preuve : il est l’unique rescapé de ceux dont on disait (parfois à tort) qu’ils étaient « les hommes de Si Driss ». Nommé par Mohammed VI à Dakhla, Mohamed Tricha revit, gère les hommes et se passionne pour l’essentiel, loin de l’atmosphère empoisonnée des salons et des studios. Ainsi, le repos biologique forcé, décrété par l’Institut national de recherches halieutiques, qui, depuis des mois et jusqu’au début de 2004, cloue à quai les pêcheurs de poulpes de Dakhla, le désole. Mais comment faire autrement quand on sait que le stock de céphalopodes, cet or blanc qui gît au fond de la mer, est épuisé à 77 % ?

Dakhla, 10 décembre Ils sont, paraît-il, les plus libres, les plus forts en gueule et les plus doués pour le commerce de tous les Sahraouis : eux, les Ouled Delim, du nom de la tribu largement majoritaire dans cette région. vingt-cinq partis et vingt-sept syndicats sont représentés ici, parfois jusqu’au niveau du simple caïdat, tant les Ouled Delim apprécient les jeux et les joutes de la politique. Ils ont leurs figures, tel le cheikh Ghaouta, 74 ans, un ancien notable des camps de Tindouf rallié au Maroc, en juin 2000, par fidélité au roi, dont il a connu le grand-père Mohammed V et parce que, dit-il, « les Ouled Delim sont discriminés dans les camps » au profit des Reguibat, leurs frères ennemis. Ou encore Salama Hafidi, prospère président de la Communauté urbaine de Dakhla, qui fut détenu de 1975 à 1977 par les forces armées marocaines pour sympathies pro-Polisario présumées et qui, depuis, figure rituellement sur les listes de « disparus sahraouis » des ONG (et de la Croix-Rouge). Et puis, il y a les femmes Ouled Delim, reines des foyers et adeptes du matriarcat au point que la salutaire réforme de la Moudawana, accomplie en fanfare cette année par le roi, les a presque laissées de marbre. Dans une société où la femme acquiert un peu plus d’expérience – donc de valeur et de respectabilité – à chaque divorce, elles étaient déjà bien au-delà de leurs sœurs du Nord. Les hommes sahraouis de Dakhla, eux, ont applaudi à la Moudawana, qui fixe enfin leurs droits… Comme quoi, au Sahara, il faut toujours se méfier des idées reçues.

Laayoune, 11 décembre Serrés les uns contre les autres au siège de la Sûreté nationale, 178 migrants clandestins venus du Sénégal, du Mali, de Guinée, du Ghana et de Sierra Leone attendent la distribution de pain, d’eau et de sardines. Après une journée et six cent cinquante kilomètres de route paisible dans un décor à la Cecil B. De Mille, le contraste est presque choquant. Pour ces jeunes hommes résignés, rattrapés par le destin, le film prend un titre de livre : « Les Damnés de la terre ». Ils ont été repérés hier par un avion en patrouille, à cent kilomètres à l’est de Laayoune, cachés dans un repli de terrain sous de grandes bâches brunes. Cent policiers et gendarmes les ont encerclés dans l’après-midi et ils se sont rendus sans résistance. Tous sont entrés au Maroc via l’Algérie et la région frontalière d’Oujda, à mille kilomètres au Nord. Par petits groupes, des passeurs les ont amenés jusqu’ici avant de leur indiquer le chemin de la côte où des pateras devaient les conduire à travers les vagues de l’Atlantique, jusqu’aux
îles Canaries, l’espace Schengen, l’eldorado. Tous se sont saignés aux quatre veines pendant des années pour payer leur voyage depuis le fin fond du Sahel. Que va-t-on faire d’eux ? Le directeur de la Sûreté de Laayoune a l’habitude : il affrétera une dizaine d’autobus accompagnés de gendarmes qui les reconduiront jusqu’à leur point d’entrée, Oujda, l’Algérie. Coût de l’opération pour le Maroc : 150 euros par clandestin. Les policiers savent qu’ils reverront bientôt ces hommes puisque tous ou presque récidiveront jusqu’au bout. Jusqu’au paradis, ou jusqu’à la mort...

Mur de défense, 12 décembre Le général de brigade Abdelkader Haddou, vingt-deux ans de
Sahara, patron du secteur militaire de la Sakiet el-Hamra, regarde défiler par le hublot du Puma un paysage qu’il connaît comme la poche de son treillis. Nous sommes quelque part entre Smara et le mur long de 2 280 kilomètres qui sécurise depuis le cessez-le-feu de 1991 le Sahara marocain « utile ». Sous le ventre de l’hélicoptère se succèdent les ouvrages de défense, aujourd’hui abandonnés, qui protégeaient Smara dans les années 1980,
lors des grandes offensives du Polisario. À quelques kilomètres en arrière du point d’appui, le général rend visite à une unité rapide opérationnelle, prête en permanence à intervenir en cas d’attaque et de rupture du mur. Chars américains M48, batteries antiaériennes autotractées de fabrication russe, tout-terrain Toyota équipés de mitrailleuses et de lance-roquettes : le groupement, compact, manœuvre comme à la parade dans un nuage de poussière. À cinq minutes de là, au bout d’une piste caillouteuse, le mur mythique – en fait, un énorme remblai de sable et de cailloux protégé par des barbelés et des champs de mines – serpente à perte de vue. Nichés au creux des points d’appui qui se succèdent à intervalles irréguliers, les hommes des Forces armées royales (FAR) guettent comme dans le désert des Tartares un ennemi qui ne se montre plus depuis douze ans. Seules passent au loin quelques caravanes de vrais-faux nomades. Dans cet univers lunaire que l’été transforme en fournaise, l’ordinaire des soldats fait l’objet de tous les soins de la part de l’état-major. Permission de vingt jours tous les trois ou quatre mois, bains maures, télévision, terrain de foot, téléphone, mosquée, jeux de cartes et noria quotidienne d’eau potable en provenance de Smara : le point d’appui que commande un jeune lieutenant fraîchement émoulu de l’Académie royale de Meknès ne manque de rien. Il faut pourtant, chaque jour, combattre l’ennui, la routine et le sable dans ce secteur particulièrement stratégique, car le plus proche d’une ville de tout le tracé du mur. Alors on monte et démonte les mitrailleuses de 12,7, les canons de 106 et les lance-missiles antichars Dragon. On patrouille sans cesse entre deux popotes et un exercice. Et l’on observe, à portée de jumelles, la localité abandonnée de Tifariti où le Polisario a tenu, il y a deux mois, son treizième congrès. Smara, la nuit. À bord du lourd C-130 Hercules des FAR qui nous emmène vers le nord, difficile de ne pas réviser ses a priori. L’armée marocaine au Sahara n’est pas – n’est plus – une armée d’occupation. Mais un instrument, remarquablement organisé, de défense de cette frontière provisoire qu’est le mur. Cent soixante mille hommes stationnent ici en permanence, dont la plupart ont acquis au fil des ans une connaissance parfaite d’un terrain qui les a tant de fois piégés entre 1975 et 1990. Pas un, sans doute, n’imagine une seconde protéger autre chose que sa propre patrie.

Agadir, 13 décembre Je voulais clore ce reportage par une rencontre avec un général au verbe rare : Abdelaziz Bennani, commandant en chef légendaire de la zone Sud et l’un des trois « quatre étoiles » (avec les généraux Kadiri et Benslimane) de l’armée marocaine. Cela tombe bien : en cette soirée fraîche, dans son grand bureau du QG d’Agadir – ruche impressionnante de professionnalisme –, Bennani a des choses à dire. Et pour mieux les dire, ce Fassi courtois au langage volontairement allusif, au regard direct et au sourire énigmatique a tenu à s’entourer d’officiers en grand uniforme. Il y a là, outre sa secrétaire, les généraux Mokhtar Zouahri et Ahmed Benyass, respectivement chef des opérations et inspecteur de la zone Sud, ainsi que le responsable du B2 (renseignements), le colonel major Noureddine Lahkim. « Je tiens tout d’abord à rectifier une légende, parfois écrite dans votre propre journal, sous votre propre plume, explique, la voix douce, Abdelaziz Bennani. Ce mur que vous venez de visiter n’a été imaginé ni par le défunt général Dlimi, ni par des experts israéliens. Son origine remonte au mois de juillet 1978, alors que Laayoune était quotidiennement bombardé par les orgues de Staline fournies au Polisario par l’armée algérienne. Il fallait absolument desserrer l’étreinte et fixer les tirs sur nos positions afin que les civils soient épargnés. J’étais sur place et c’est de là que l’idée d’une défense en cercles progressifs m’est venue. Le premier mur était à peine achevé. Depuis, à ma connaissance, aucun Israélien n’a fait le déplacement. J’ai vu des militaires russes, allemands, français, américains s’intéresser de près à nos différents murs. Mais des Israéliens, jamais. » Une gorgée de thé et l’ancien élève de l’École d’état-major de Paris, passé par les applications de Chalon et de Nîmes avant de tirer son premier coup de feu en 1957 lors de la récupération de l’enclave espagnole de Tarfaya, reprend le fil de son monologue discret : « J’ai sous mes ordres dix-neuf mille soldats d’origine sahraouie, dont sept colonels ; lorsque je me rends à Laayoune, je sors seul, en jean et polo dans la rue, sans aucune protection. Croyez-vous que je le ferais si nous étions perçus comme une force d’occupation ? De Tanger à Lagouira, c’est le même Maroc, le même souverain, la même armée. » À ceux qui accusent les chefs des FAR de s’enrichir au Sahara, Bennani n’a rien à répondre « puisque la Grande Muette, n’est-ce pas, se doit de l’être ». Mais il ajoute tout de même, dans un léger sourire : « Vous savez, si mes officiers avaient le centième de ce qu’on leur prête, ils seraient bienheureux. » Quand donc s’achèvera la mission des FAR le long du mur ? « Tout est négociable, pourvu que ce soit dans le cadre de l’intégrité territoriale du Maroc », m’a-t-on répété de Smara à Dakhla. Le général Abdelaziz Bennani, qui n’a rien d’un matamore, est lui plus pragmatique : « Puisqu’il suffit d’un homme, d’un fusil, d’un véhicule tout-terrain et d’un réservoir plein pour créer un embryon de terrorisme au Sahara, ma réponse sera simple : le Polisario cessera d’exister quand l’Algérie ne lui fournira plus de carburant. » En attendant ce jour, le miracle de l’eau que l’on dessale ou que l’on fore aux quatre coins des provinces du Sud, à l’abri du mur, fait que des fleurs poussent désormais dans la plus modeste des localités sahariennes. De mémoire de chioukh, on n’avait jamais vu cela !
m
30 octobre 2005 13:32
Bonjour à tous

En effet un article très intéressant.

Puisqu’il est là plus question d’avoir sondé les populations vivantes en territoire du sud marocain je me demande si quelqu’un ici serait en mesure de nous fournir le résultat du recensement effectué par la MINURSO.

Le résultat nous informera sur l’issue « onusienne » .
D’avance merci.

Amicalement.

2
30 octobre 2005 18:29
Excellent article merci.
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
 
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