Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
Le rêve corse effrité des Berbères de Porto-Vecchio
h
13 décembre 2004 13:48
Le rêve corse effrité des Berbères de Porto-Vecchio
Sous la pression des attentats et des slogans racistes, les Marocains installés dans l'île s'interrogent: faut-il partir comme certains ont commencé à le faire?

Par Marc PIVOIS
lundi 13 décembre 2004





omme chaque dimanche matin, des centaines d'hommes ont convergé de tout le sud de la Corse vers Porto-Vecchio. De Solenzara, de Bonifacio, de Ghisonaccia... D'autres sont descendus des villages perchés de l'Alta-Rocca pour rejoindre cette zone industrielle à la sortie de la ville, où des dizaines de clandestins dorment dans de vieilles camionnettes et des hangars désaffectés. Malgré les flaques d'eau comme des petits lacs qu'il faut contourner pour aller d'un étal à l'autre, l'air est doux. Le «marché berbère», que la municipalité préfère appeler le «marché de la Poretta», même s'il n'a pas d'existence légale contrairement à celui qui se tient au même moment en centre-ville, attire surtout les hommes de la communauté maghrébine. «Le mercredi, c'est différent, on voit aussi des femmes. Mais là, elles sont à la maison, à préparer le couscous», dit Tewfik, marchand de légumes qui présente des monceaux d'appétissantes clémentines. «Des corses, des vraies», précise-t-il.

«Vie carrée». A côté d'une boucherie halal fermée après plusieurs mitraillages (litiges commerciaux entre propriétaires corses), un café. En fait, c'est juste un cube de béton à peine décoré de quelques versets du Coran, mais il déborde de monde. Tout comme le O'Hangar, juste en face, pimenté, lui, de jolies fresques évoquant les femmes méditerranéennes. Hassan, la trentaine, est arrivé ici voici presque quinze ans. «J'avais le choix, de la famille à Paris, en Hollande et en Corse. Paris, c'était l'Europe comme je la rêvais, magnifique ; mais j'ai choisi l'île en me disant que j'y réussirais plus facilement : une vie carrée, pas de sortie, pas de bandes, pas de mauvaises fréquentations... J'ai eu la chance de rencontrer un vieil artisan corse, qui m'a pris au noir, car je n'ai pas eu de papier pendant six ans ! Ce monsieur s'est comporté comme un second père. Il m'a appris mon métier de ferronnier et m'a guidé dans la vie.»

Aujourd'hui marié et père de trois jeunes enfants, régularisé par les circulaires Chevènement de 1997, Hassan s'interroge. «J'avais longtemps rêvé de m'installer, de construire une maison, de créer une vraie entreprise. Beaucoup de Marocains l'ont fait. Moi, je ne me sens pas corse, bien sûr, mais je pensais que mon fils, lui, pourrait dire "je suis corse et marocain", et le fils de mon fils dire "je suis corse, avec des origines berbères". Maintenant, je doute. Avec ce qui se passe en ce moment...»

Depuis près d'un an, la communauté marocaine subit la pression d'attentats racistes et celle, plus écoeurante et déprimante encore, d'un racisme qui s'affiche au quotidien, à longueur de murs. «Arabi fora» (les Arabes dehors), peut-on lire du nord au sud de l'île, en ville comme dans les villages. Deux actes ont particulièrement éprouvé la communauté. Le premier, l'assassinat d'un pompiste maghrébin à Ajaccio cet été était un règlement de comptes entre voyous. Mais beaucoup l'ont interprété comme un message : «La valise ou le cercueil». Les tirs sur la porte d'un imam à Sartène, fin novembre, étaient foncièrement racistes. Même si l'enquête semble se concentrer sur deux ivrognes en bordée, pour la communauté maghrébine, à 90 % des Berbères du Rif, on s'est attaqué à un symbole. «Cette fois, c'est très clair. Ils ne veulent pas de nous, et bien on va partir ! Qu'est-ce que ça peut faire ? Qu'ils se retrouvent seuls, à couler. Ils ont plus besoin de nous que nous d'eux», lance Djamel, 19 ans, étudiant en économie.

«Bandit corse». Son père, Mohamed, 55 ans, l'écoute, navré. Il sort d'un album une photo de lui, vingt ans plus jeune, chevauchant un mulet dans le maquis, fusil en bandoulière et des lièvres ballottant sur les flancs de l'animal. «J'ai pas l'air d'un vrai bandit corse, là ?» Le plaisir de cet éboueur, chaque dimanche : «Prendre mon 4 x 4, partir en montagne avec le fusil, et chasser. Comme un vrai Corse !» Sa fille, Aïcha, 25 ans, très impliquée dans l'association Femmes solidaires, s'emporte : «Au Maroc, ils nous appellent les touristes, ici, les Arabes, et sur le continent, avec notre accent, on nous appelle les Corses ! Qui je suis dans tout ça ? Je ne sais pas. Mais je sais que je suis d'ici. J'ai grandi ici. Aller sur le continent ? Est-ce qu'on est mieux considérés ? Les regards sont les mêmes. C'est un Corse qui m'a appris l'attentat de Sartène et il était plus bouleversé que moi ! Les médias continentaux ont un rôle négatif, en disant que tous les Corses sont racistes, ils simplifient tout et braquent tout le monde.»

Voile. Porto-Vecchio est la ville corse comptant la plus forte densité de non-Français : 23 % pour 10 % en moyenne sur l'île. La plupart vivent à Pifano, une cité de quelques bâtiments à l'entrée de la ville. La famille d'Hassan et de Mimounte est attablée pour le repas dominical. On frappe à la porte. Un homme entre. Quelques mots échangés en berbère et tout le monde se met à pleurer. Mostapha ne l'avait dit à personne : mais voilà, il quitte l'île ce jour, avec femme et enfants. Il vient dire adieu à ses voisins. Après son départ, Mimounte tremble encore : «Ils partent tous. S'il n'y a pas de place pour nous, quel avenir pour nos enfants ici ?» Hassan a fait le compte : une dizaine de familles ont quitté sa cité de Pifano ces deux dernières années. «Beaucoup sont partis parce que les enfants ne trouvent pas de travail, ou doivent entrer à l'université.» Attica, jeune femme, affirme que beaucoup sont partis aussi «à cause de la religion». Elle ra conte que quelques familles sont devenues très religieuses. «Ici, il n'y a pas d'école coranique et le voile n'est pas très bien vu pour une jeune. Ils partent à Nîmes, là-bas, ils trouvent ce qu'ils cherchent.» Pour la plupart, la vague raciste n'aurait fait que précipiter des décisions en cours.

Chez Mourad aussi, «la femme veut partir, parce qu'elle regarde la télé». Lui, peintre en bâtiment chez un entrepreneur local, résiste. «Pour faire plaisir à quelques couillons ? Ici, de toute façon, ils font sauter pour un oui pour un non, on s'habitue. Moi, les Corses que je connais, ils ne m'ont jamais dit de partir.»

[www.liberation.fr]

 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook