Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
Le retour du Grand Méchant Loup
j
20 octobre 2006 13:57
15 octobre 2006

par Paul Castella

Le 16 mai 2003, lors d’un repas offert par la mairie de Lyon aux intervenants d’un colloque sur le cognitivisme et la systémique, le professeur Antonio Damasio, de l’université d’Iowa, m’avait demandé ce que je pensais de la guerre en Irak, où venait de se terminer l’offensive généralisée. Je lui ai répondu en substance :

« Il y a une possibilité qu’à ma connaissance aucun journaliste ni commentateur n’a mentionnée : c’est que, pour certains des conseillers de M. Bush, l’objectif serait de provoquer l’arrivée au pouvoir des islamistes dans la région, de façon à démontrer l’incompatibilité entre l’islam et la démocratie. Ce ne serait pas un peu trop machiavélique ? J’y ai pensé. Alors pourquoi pas l’un des conseillers du président ? »

A moyen terme, l’intérêt d’une telle stratégie serait de reconstituer le « Monde Libre » comme force dominante, union d’intérêt que deux guerres mondiales avaient aidé à constituer. La guerre, c’est-à-dire l’industrie de l’armement et l’approvisionnement en pétrole. La puissance économique des États-Unis, on le sait, s’est assise sur l’économie de guerre. Les intérêts financiers dominants qui influent en sous-main l’orientation de sa politique internationale y sont liés. Cela explique sans doute que, depuis 1945, les USA n’ont pratiquement jamais cessé d’être en guerre (en Corée, au Vietnam, et ailleurs). Jamais les Américains ne gagnent autant que lorsqu’ils dépensent la richesse du monde dans des conflits aussi meurtriers qu’inutiles. Chaque munition gaspillée est un appel d’air vers la machine de production et, partant, une entrée de billets verts dans les escarcelles des actionnaires.

Il ne faut pas oublier la première des guerres qui a construit ce qu’on appelle l’Amérique : la guerre d’extermination des peuples qui vivaient alors sur le continent. C’est dire que la démocratie américaine, comme celle d’Australie et de tous les pays qui ont émergé sur le « nouveau continent », est fondée d’abord sur la spoliation. Pour des conquérants venus de pays où la propriété de la terre était la première richesse (« pas de seigneur sans terre et pas de terre sans seigneur », disait l’adage médiéval), prendre les terres sans propriétaire où vivaient les gens n’était pas vraiment une forfaiture. Les en chasser par la force, ou même les éliminer physiquement, pas vraiment un crime. Car ces conquérants chrétiens avaient un sens étrange de la justice, dont les valeurs ne concernaient que les gens « civilisés », c’est-à-dire eux. Les autres, fallait-il en parler comme d’êtres humains ? La question se posait, et bien des porteurs de flingues n’attendaient pas les bénédictions des prêtres pour régler physiquement le problème. Tout le monde a vu un jour l’un de ces westerns où des bandits trafiquants organisent de vrais massacres pour les attribuer aux « indiens » dont ils veulent voler les biens ou les terres. On les arme, on les provoque, on fait croire qu’ils sont dangereux, et on organise avec la populace des expéditions punitives. La combine est aussi vieille que le pouvoir.

Le deuxième pilier de la démocratie américaine a été le massacre des ouvriers révolutionnaires. Encore aujourd’hui, aux USA, les grèves se règlent souvent militairement par l’intervention de la milice. Car le « monde libre » se mesure à deux valeurs : l’économie de marché (autre nom de capitalisme) et la démocratie représentative. En menaçant la première, les mouvements ouvriers veulent aussi remplacer la seconde par la démocratie des conseils. Rien n’épouvante plus les porteurs d’action. On a donc éliminé la révolution prolétarienne avant qu’elle ne se produise. C’est ce que rappelle l’anniversaire du premier mai.

Partant de là, lorsqu’en 1917 le prolétariat russe a menacé à la fois l’économie de marché et la démocratie représentative, le « monde libre » s’est allié pour envoyer des troupes attaquer les « rouges » et ainsi aider le nouveau pouvoir bolchevik à contrôler militairement la situation insurrectionnelle. Devant cette agression, les ouvriers révolutionnaires, notamment les marins de Cronstadt, ont suspendu l’instauration de la démocratie des conseils pour aider à chasser les envahisseurs « blancs », et se sont fait ensuite massacrer par l’armée rouge. D’où soixante-dix ans de dictature et de capitalisme d’Etat.

C’était à la fois une tragédie et une aubaine pour les capitalistes : tragédie de perdre un aussi gros marché que celui de l’empire russe, et aubaine de reconstituer avec l’URSS un Grand Ennemi de la civilisation (une fois Hitler vaincu, Staline a pris la relève dans la peau du Grand Méchant Loup). L’affaire n’était pas mauvaise non plus d’utiliser les soviétiques comme épouvantail. A partir de là, « communiste » et « barbare » sont devenus synonymes. Tout ce qui pouvait s’opposer à ces ennemis de la civilisation était du pain béni. Massacres, trahisons, dictatures diverses, crimes en tous genres, ont jalonné la juste lutte du « monde libre » contre le « péril rouge ». Car d’avance, dans la lutte sans merci de Saint-Michel contre le Dragon, tous les coups étaient sanctifiés. Mais le capitalisme a un besoin vital d’accumuler et les espaces vierges lui font horreur. Tous ces territoires sous contrôle soviétique étaient autant de manques à gagner. Lorsque se sont effondrés le mur de Berlin, puis l’URSS, George Bush (père) a déclaré : « Nous avons gagné la guerre froide ». Certes. Mais ils ont perdu leur Grand Ennemi.

Comment être les chevaliers du Bien, s’il n’y a plus de serviteurs du Mal ? Tout l’équilibre du capitalisme libéral reposait sur son antinomie présumée avec le « communisme ». Il fallait absolument recréer une situation de fracture pour reconstruire l’essentiel de l’économie de guerre qui garantit aux USA le leadership mondial dans l’économie de marché. C’est là que Saddam Hussein est arrivé à point nommé, en envahissant le Koweit (peut-être même de machiavéliques analystes le lui ont-ils conseillé). Du jour au lendemain, son armée a été promue « troisième force militaire au monde », et la nécessité de la guerre est apparue comme vitale. Grâce aux rodomontades de celui qui se prenait pour la réincarnation de Nabuchodonosor, on a reformé l’alliance du « monde libre ». L’objectif n’était évidemment pas d’éliminer le Tyran, mais d’en faire un épouvantail. George Bush l’a donc laissé en place. Trop utile, le fanfaron, en habit de Grand Méchant Loup.

Le dindon de la farce ne comprend jamais quel rôle il joue. De fait, Saddam Hussein s’est cru victorieux parce que toujours en place et que Bush avait été battu aux élections. Il a continué a remplir sa fonction d’épouvantail. Tant et si bien que Bush le fils, héritant à retardement du fauteuil de son père à la Maison Blanche, a repris le flambeau du Chevalier du Bien en lutte contre l’Empire du Mal (histoire à peine inspirée des scénarios vaguement scientologues de Lukas). Cette fois, il fallait renverser le Tyran, dont les « ambitions démesurées » menaçaient la paix du « monde libre ». On lui a inventée des armes terribles, que le nigaud, trop heureux de faire encore peur, ne niait pas posséder. Incroyable mais vrai, il pavanait encore devant ses soldats et des caméras de télévisions, quand les forces américaines avaient déjà pris l’aéroport de Bagdad. Tant il est vrai que, jusqu’au moment où il tombe dans la marmite, le dindon croit qu’il est le roi.

Mais quel était l’objectif ? Faire de l’Irak un état américain ? Contrôler sa production de pétrole ? Certes non. Car alors où se serait trouvé l’Empire du Mal ? Il faut un Grand Ennemi à Saint-Michel Debya. Il n’y en a pas ? On va l’inventer. On va faire un « Grand Moyen Orient », depuis le Maroc jusqu’à l’Afghanistan, et on va faire basculer cet immense territoire dans une idéologie ennemie du « monde libre ». Et comme il faut un chef aux méchants, et que le territoire n’existe pas encore, on va en fabriquer un à partir des marionnettes que l’on a sous la main.

Parmi les « amis » des Bush (c’est-à-dire les gens avec qui ils ont des intérêts communs), il y a notamment la famille Ben Laden, richissimes investisseurs saoudiens qui placent leur argent dans les mêmes entreprises que le clan au pouvoir aux USA. Dans cette famille, un vilain petit canard a déjà été utilisé par la CIA pour combattre les « communistes » en Afghanistan. En fait, le projet d’Oussama était de prendre le pouvoir à Ryad. Lorsque Saddam a occupé le Koweit, il a proposé au Roi d’Arabie Saoudite de revenir avec ses troupes d’Afghanistan pour l’en chasser, offre pernicieuse poliment écartée par le roi. Son idéologie était floue ? On allait lui donner corps en la faisant passer pour une doctrine mondiale opposée en tous points à la « démocratie ». Quelques années de propagandes savamment orchestrées sur tous les médias du « monde libre » ont ainsi fait apparaître un nouveau spectre pour hanter le monde à la place du « communisme » moribond : on l’a nommé « islamisme » (il est remarquable que ce mot n’existe pas en arabe).

Exit Saddam comme ennemi public n°1, et voici l’arrivée du nouveau chevalier noir : Oussama Ben Laden. En rien de temps, il est passé de l’ombre à la célébrité. On lui offert la parole, par El Jezira interposée, et le Grand Ennemi a trouvé un visage. Mais les discours moralistes et quelques attentats en Afrique ne sont pas suffisants pour créer un état de guerre. Il faut quelque chose comme un choc. Les Japonais l’avaient fait à Pearl Harbour, les « terroristes islamistes » devaient pouvoir le faire à leur tour. Alors on les a surveillés (de drôles d’Israéliens ont été repérés autour des aérodromes où s’entraînaient les pilotes saoudiens qui ont conduit les opérations du 9-11), on les a sans doute laissés préparer leur coup (de nombreux documents montrent que la CIA et la NSA ont été prévenues), et, semble-t-il selon les informations divulguées depuis, on a organisé la réussite de leur sale coup au-delà de ce qu’ils espéraient. Après que les avions détournés par les commandos aient percuté les Twin Towers, on aurait aidé les tours, préalablement minées, à s’effondrer (y compris une troisième, la n°7, dont on suppose qu’elle abritait la logistique de l’opération). Grâce à cette victoire épouvantable de Ben Laden, le Grand Ennemi a enfin des dents. Il a même une organisation : El Qaida est devenu à la place du Kremlin l’Etat Voyou central qui manquait à l’Empire du Mal. Il s’agit, non pas d’un complot, mais d’une manipulation d’Etat .

L’économie de guerre est relancée. Les actionnaires de Halliburton, Carlyle, et consors se frottent les mains. Il faut maintenant construire le Grand Moyen Orient à la solde des islamistes. Qu’à cela ne tienne, on connaît la méthode : on va faire des amalgames. Comme autrefois, toute revendication de liberté hors des rails occidentaux était taxée de « communiste », donc d’alliée du diable, aujourd’hui tout ce qui revendique l’islam sera attribué à la volonté destructrice du Grand Ennemi. On va utiliser les médias pour souligner chaque attaque contre l’islam (de façon à justifier la colère des musulmans) et transformer en agression « islamiste » chaque acte violent commis de la part de gens supposés musulmans. Les actuels dictateurs qui gèrent les États musulmans, tenus en bride par ceux qui les financent, seront les nouveaux dindons : ils organiseront eux-mêmes, de peur d’être « débordés », les manifestations que les médias mettront en avant pour prouver au monde la menace venant de chez eux. Avant 1991, le « péril intérieur », c’était les « communistes », forcément inféodés à Moscou. Aujourd’hui, ce seront les « musulmans », forcément inféodés aux terroristes. Porter un fichu à la mode d’autrefois sera perçu comme brandir un drapeau et toute action impliquant des musulmans sera montrée du doigt comme révélateur de la situation de guerre. Le pire dans cette histoire est que de vrais bandits, intéressés à prendre le contrôle de ce futur Grand Moyen Orient, se feront les alliés des conspirateurs américains en devenant vraiment des « terroristes ». Mais c’est comme d’habitude : le terrorisme vient toujours de l’Etat.

En déclarant la « guerre au terrorisme », on veut évidemment remettre à flot la « stratégie de la tension » qui avait si bien fait ses preuves à l’époque de la « guerre froide ». Pour que l’état de guerre soit permanent, il faut que jamais on ne se sente en paix. Cela veut dire : 1) agir sur les médias pour que tout événement susceptible d’entretenir la tension soit mis en avant - 2) prévenir sans cesse des dangers afin de maintenir un climat d’insécurité. L’article d’un certain Redeker intitulé Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? (in Le Figaro, 19 septembre 2006) est un exemple type du genre de discours destiné à nourrir la tension. Si ce monsieur n’est pas déjà appointé par les services de propagande américains, il devrait en faire la demande. Il en va de même pour tous les journalistes qui, dès qu’un quelconque fait divers met en scène des musulmans, soulignent l’appartenance des protagonistes à l’islam. Cette manière de faire ressemble aux campagnes antisémites de la première moitié du vingtième siècle (y compris dans la façon de caricaturer l’islamiste type). Les mêmes haines nourrissent les mêmes porcs.

Le pire, espère-t-on, est derrière nous. Car rien n’indique que cette stratégie soit payante. La tendance au fascisme imprimée par l’équipe Bush à la gouvernance des États-Unis n’est pas assurée de son avenir. Les gens ne sont pas si stupides que ça. Même Saddam Hussein, piégé comme un rat, a prédit aux envahisseurs américains qu’ils s’enliseront dans le désert : il sait bien, le bougre, que les gens du désert sont comme les dunes, imprévisibles. Construire un projet avec eux tient souvent du mirage. On ne bâtit pas des empires sur du sable. C’est tout le charme de cet Orient qui, fut un temps, fascinait les intellectuels occidentaux. Avant qu’on ne leur fasse croire qu’Occident s’oppose à Islam.

Paul Castella

[www.oulala.net] ?id_article=2620
 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook