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quand l'ascensseur social descend
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6 mars 2006 21:22
ARticle long mais interessant pour comprendre la situation actuelle de l'emploi et surtout relation diplome/emlpoi.

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Alors que nous avons longtemps vécu sur la confiance dans l'avenir, dans l'idée que demain serait meilleur qu'aujourd'hui, la tendance se renverse et nombre de Français pensent que demain sera pire qu'aujourd'hui et que nos enfants vivront plus mal que nous. En 2004, 60 % des Français se déclarent optimistes pour leur propre avenir alors qu'ils ne sont que 34 % à l'être pour ce qui est de l'avenir de leurs enfants (note 395 de la DRESS, avril 2004).

Ce sentiment ne procède pas d'un appauvrissement général (le niveau de vie moyen a sensiblement augmenté durant les vingt dernières années), mais de la crainte que le long processus de promotion et de mobilité sociale se retourne en menaces de chute et de déclassement, menaces d'autant plus mal vécues qu'elles prennent place dans une "société de classement" marquée par le souci de la sélection et de la hiérarchisation.

Cette crainte est fondée : l'écart de revenus entre les trentenaires et les quinquagénaires n'a cessé de se creuser en faveur des plus âgés, passant de 15 % dans les années 1970 à 40 % aujourd'hui. Il fonde la conviction selon laquelle les nouveaux venus seront plus mal traités que les anciens. Le risque de la chute sociale remplace la confiance dans un "ascenseur" permettant à chaque génération de monter, ne serait-ce que d'un étage.

Les diplômes et l'emploi. Ce sentiment de déclassement prend racine à l'école qui s'est longtemps appuyée sur la certitude que les études "payaient", certitude forgée à l'âge de l'élitisme républicain quand, les diplômes scolaires étant relativement rares, les enfants du peuple qui les obtenaient étaient sûrs de monter dans l'échelle sociale.

Elle s'est renforcée après les années 1950, tant que la multiplication du nombre des diplômés était parallèle à celle des emplois qualifiés. Durant près de vingt-cinq ans, l'ascenseur social a donc fonctionné sans faiblir pour ceux qui obtenaient des diplômes. Aujourd'hui encore, les jeunes diplômés s'insèrent mieux dans l'emploi que ceux qui n'ont pas de qualification scolaire. Mais cette loi générale présente de nombreuses failles : les emplois qualifiés ayant crû beaucoup moins rapidement que les diplômes, de plus en plus de jeunes scolairement qualifiés n'accèdent pas aux emplois auxquels ils pensaient pouvoir prétendre.

Parmi les jeunes quittant l'école avec le baccalauréat à la fin des années 1960, soit environ 18 % d'une classe d'âge, 70 % devenaient cadres ou accédaient aux professions intermédiaires. Aujourd'hui, cette probabilité est tombée à 25 % alors que près de 70 % d'une classe d'âge est titulaire de ce même diplôme. Plus encore, une enquête récente de l'Agence pour l'emploi des cadres (APEC) indique que, parmi les jeunes titulaires d'un bac + 4 et occupant un emploi, un tiers deviennent employés. Environ 35 % des jeunes titulaires d'un baccalauréat et d'un niveau supérieur entrés sur le marché du travail en 1998 sont déclassés par rapport aux positions qu'ils auraient occupées en 1990.

Le déclassement est particulièrement net dans la fonction publique, où 64 % des jeunes recrutés possèdent des diplômes très supérieurs à ceux que le concours requiert normalement. Tous les jeunes sont donc touchés, tous doivent en rabattre sur leurs espérances et leurs ambitions. C'est d'ailleurs un phénomène d'envergure européenne. Cependant, celui-ci est plus ou moins marqué selon les pays : ceux dont les systèmes de formation sont plus fortement associés au marché du travail connaissant à la fois moins de déclassement et moins de chômage.

L'ampleur de ce déclassement a plusieurs conséquences. D'abord, dans le même univers de travail, l'adéquation entre le diplôme et l'emploi est de moins en moins assurée, et la qualité des emplois que l'on propose à ces jeunes plus instruits a souvent de quoi les rendre amers. Pensons aux "intellos précaires" qui se multiplient.

Ensuite, les rapports entre les générations s'en trouvent profondément déséquilibrés. Les enfants du baby-boom ont bénéficié, à la fois, de la massification scolaire et de la forte croissance des emplois qualifiés, alors que leurs propres enfants, et bientôt leurs petits-enfants, doivent posséder beaucoup plus de diplômes pour espérer retrouver la position de leurs aînés, comme l'a montré Louis Chauvel (Le Destin des générations, PUF, 1998). Cela vaut pour les plus qualifiés comme pour les moins qualifiés : là où le père était ouvrier sans diplôme, le fils devra avoir obtenu, au moins, un baccalauréat professionnel pour égaler son père.

Enfin, si le déclassement touche toutes les catégories sociales, il le fait de manière très inégalitaire. D'une part, les petites différences entre les diplômes deviennent de grandes différences lors de l'entrée dans l'emploi. D'autre part, quand le lien entre le diplôme et l'emploi se distend, le capital social, les relations et l'entregent jouent un rôle grandissant dans l'accès aux contrats d'apprentissage, aux stages, aux entretiens d'embauches... Et au bas de l'échelle, il arrive que certains jeunes découvrent que les diplômes ne préservent pas du plafond de verre de la ségrégation et de la mauvaise réputation des quartiers difficiles.

Perte de confiance. Bien que les jeunes fassent contre mauvaise fortune bon coeur, comme le montrent les taux, toujours inférieurs, de déclassement subjectif (c'est-à-dire de sentiment de déclassement), cette expérience reste douloureuse. Pourquoi avoir fait tant d'études, pourquoi avoir imposé tant de sacrifices à sa famille, si c'est pour occuper des emplois très inférieurs aux ambitions et aux espérances forgées durant les années de formation ? Bien souvent, les jeunes ont le sentiment d'avoir été trompés par le système scolaire et cette déception n'est pas sans effets sur l'école elle-même. On sait que dans les quartiers les plus sensibles, l'amertume peut laisser place à la violence.
De manière moins spectaculaire, beaucoup d'élèves décrochent de l'école, choisissent de multiplier les petits boulots afin d'entrer, malgré tout, dans le monde du travail. Quel travail peut-on exiger d'un élève qui est dans une formation sans perspectives d'emploi ? Ces élèves et ces étudiants courent le risque de n'être socialisés ni à la culture scolaire ni à celle du monde du travail. L'affirmation un peu rituelle et vaguement hypocrite selon laquelle les études paient toujours ne doit pas masquer le fait que le doute s'installe quant à l'utilité de ces études.S'il est évident que chacun a intérêt à élever son niveau de diplôme, ne serait-ce que pour résister au déclassement, ce choix rationnel au niveau individuel entretient lui-même le déclassement général des diplômés au niveau collectif. Et, dans ce mécanisme, ce sont les plus faibles qui perdent le plus. Notre société a du mal à se défaire de l'illusion selon laquelle les diplômes pourraient se multiplier sans que leur relation à l'emploi n'évolue profondément.

La peur de la chute. Le déclassement n'est pas qu'une affaire de diplômes et de mobilité sociale limitée. Il est dominé par la crainte de la chute, et cela à tous les niveaux de la société. A la concurrence de ceux qui voulaient monter se substitue l'hostilité de ceux qui craignent de chuter. Les enquêtes sur le vote d'extrême droite montrent que le racisme "pur" et le nationalisme exalté pèsent moins que la peur de la prolétarisation et de la sous- prolétarisation, que la crainte de rejoindre le monde des parias et des étrangers, perçu comme une menace.

Dans les classes moyennes, la peur de la chute se manifeste par des phénomènes de fermeture et d'évitement tout aussi marquants. Fermeture sur les avantages acquis et les statuts souvent identifiés à l'intérêt de la nation et de la cohésion sociale quand les agents des services publics et des secteurs économiques protégés par l'Etat se défendent de toutes les mutations perçues comme des attaques contre leur position sociale. De manière moins politique, les catégories sociales qui en ont les moyens
se regroupent et évitent celles qui pourraient les entraîner dans leur chute. Lesplus riches colonisent les centres-villes pendant que les classes moyennes fuient les banlieues difficiles, quitte à payer cette protection par de longues heures de transport.
L'observation des stratégies de choix des établissements scolaires est à cet égard sans ambiguïtés : chacun cherche à fuir la catégorie sociale inférieure dont la fréquentation pourrait, pense-t-on, provoquer le déclassement de ses propres enfants. Aussi assistons-nous à un paradoxe étonnant : alors que la culture de masse et les convictions démocratiques nous rapprochent, chacun cherche à se protéger de ceux qui pourraient le faire descendre.

Des changements politiques. L'emprise du déclassement et de la peur de tomber entraîne insensiblement une transformation des cadres de la représentation politique. Au clivage traditionnel opposant la droite et la gauche sur la foi dans le progrès et le partage des bénéfices se substitue une autre fracture, plus sourde, et peut-être plus réelle,mettant en jeu la concurrence des risques et des protections dans une société qui semble menacée par la globalisation des économies et des cultures.

Cet enjeu oppose ceux qui pensent pouvoir gagner dans le nouveau jeu qui se dessine, à ceux qui sont sûrs de perdre, non seulement leur position, mais encore leur identité et leur honneur social. Le référendum sur le traité de Maastricht et celui de mai 2005 sur le projet de Constitution européenne ont tous les deux montré que les clivages politiques n'opposaient pas traditionnellement la droite et la gauche, mais ceux qui espéraient encore monter ou tenir leur position à ceux qui craignaient d'être emportés dans un déclassement fatal. Ainsi, la question de la nation, de sa nature et de sa cohésion recouvre-t-elle progressivement la question sociale puisque, les places étant plus rares, il importe de savoir qui peut participer de la société en train de s'élaborer et qui ne peut y prétendre.
Au-delà de la seule question technique de savoir combien d'individus montent et combien descendent les échelles de la structure sociale,l'accroissement du risque de déclassement transforme profondément nos représentations de la vie sociale. Quelle croyance partagée peut remplacer la confiance dans le progrès quand les schémas hérités des Trente Glorieuses relèvent de l'illusion nostalgique ? Quelles sont les politiques sociales les plus justes possibles quand le déclin de la croissance conduit à partager des sacrifices et des pertes bien plus que des bénéfices ? Enfin, et la question irrigue désormais la totalité de nos débats, que sont la nation et la citoyenneté quand l'Etat et les classes dirigeantes nationales ne paraissent plus maîtriser l'avenir ?

Biographies

François Dubet est sociologue, professeur à l'université Bordeaux-II et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son livre, Injustices. L'expérience des inégalités au travail, paraîtra en mars au Seuil.

Marie Duru-Bellat est sociologue de l'éducation, professeur à l'université de Bourgogne et chercheur à l'Institut de recherche sur l'éducation (IREDU/CNRS). Elle est l'auteur de L'inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, qui vient de paraître au Seuil, "La République des idées".
 
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