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Propos sur la décolonisation
S
3 novembre 2005 16:45
«Les Arabes ne peuvent qu'accepter les valeurs de l'Occident»

propos recueillis par Christian Makarian

Son Portrait du colonisé,portrait du colonisateur, paru en 1957 et précédé d'un texte de Jean-Paul Sartre, est devenu un grand classique, traduit en anglais avec une préface de Nadine Gordimer. Albert Memmi a donc décidé de faire une sorte de bilan et publie Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (Gallimard). C'est l'occasion de s'entretenir avec cet humaniste atypique, qui a effectué sa carrière de penseur hors des sentiers battus. Itinéraire solitaire, mais parsemé d'amitiés célèbres, qui lui aura permis de faire paraître plus d'une vingtaine de livres clefs (Portrait d'un juif, L'Homme dominé, Le Racisme, Le Pharaon…) et des textes souvent remarquables, dont un magnifique Eloge de la sieste. Entre les cultures de la Méditerranée, à mi-chemin du Nord et du Sud, Albert Memmi nous fait ici partager sa sagesse, mélange de pessimisme et d'espoir.

Pourquoi publiez-vous aujourd'hui Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, cinquante après Portrait du colonisé, portrait du colonisateur?

D'abord, pour une raison éminemment personnelle. J'ai été professeur à Nanterre pendant plus de vingt ans et j'ai rencontré de nombreux étudiants issus du tiers-monde, qui m'ont souvent demandé conseil. Ensuite, on m'a demandé à plusieurs reprises si j'avais changé d'avis par rapport à la publication de Portrait du colonisé, portrait du colonisateur (Gallimard). De fil en aiguille, j'ai réuni une grande masse d'informations, de rapports, de notes, et l'idée d'en faire un livre m'est venue peu à peu. J'ai écrit 25 livres, sans compter les articles et différentes contributions, selon la même méthode de travail, fondée sur une base autobiographique: je ne parle que de ce que j'ai vécu ou ressenti. C'est le contraire de la démarche rhétorique, qui, soit dit en passant, submerge tous les médias et n'éclaire pas nos contemporains. Je pars du concret pour aborder, par le travail, la généralisation philosophique dans un va-et-vient constant.

Donnez-nous un exemple.

Si je dis que le corps des femmes me trouble, ce n'est pas simplement une idée, c'est une réalité. Dans un livre précédent, Nomade immobile (Arlea), j'ai écrit: «Celui qui n'a pas réglé son problème avec la féminité, c'est-à-dire avec l'autre à la fois immédiat et différent, n'a pas réglé le problème philosophique de fond.» Autre exemple: lorsque j'ai publié Le Racisme (Gallimard), en 1992, je suis parti de situations que j'ai connues, dans lesquelles la relation à l'autre se trouve gravement perturbée par la donnée ethnique. Je me suis demandé pourquoi et j'en ai déduit que les relations avec l'autre étaient souvent modifiées par notre agressivité. Laquelle découle de notre besoin de nous affirmer pour en tirer avantage. Le racisme n'est qu'une variété de cette agressivité générique. J'ai d'ailleurs proposé un mot nouveau, «hétérophobie», ou peur agressive du différent, qui n'a pas été retenu par les dictionnaires, contrairement au mot «judéité», que j'ai également forgé. Finalement, l'Encyclopaedia Universalis a retenu ma définition: «Le racisme est une dévalorisation d'autrui afin d'en tirer quelque avantage.»


Vous avez procédé de même avec le concept de dépendance…

C'est vrai. J'ai consacré plusieurs livres à la domination, la colonisation, la situation des Noirs américains, la condition des juifs. Mais, là encore, ce n'était pas suffisant, puisqu'il est évident que, malgré nos conflits, nous avons besoin des autres. C'est alors mon expérience personnelle qui m'a de nouveau montré le chemin. Un jour, après une opération, je me suis trouvé dépendant du corps médical. J'avais, temporairement, presque perdu la vue; j'étais fâché contre les infirmières et les médecins, car mon état engendrait du ressentiment, mais en même temps je cherchais à être tenu par la main pour pouvoir me déplacer. Rien ne m'a autant fait comprendre ce qu'est la dépendance.

Justement, de quel vécu part Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres?

Je n'ai acquis la nationalité française qu'en 1967, à 47 ans, et ne suis arrivé en France qu'après l'indépendance de la Tunisie, à la fin des années 1950. C'est dire si j'ai connu de près les sentiments du décolonisé, ses difficultés et ses espoirs, ses hésitations, son ambivalence entre son pays d'origine et son pays d'accueil. J'ai ainsi vécu les problèmes d'intégration, une certaine précarité, une sorte de distance par rapport au monde intellectuel français, que, du reste, j'éprouve encore en partie aujourd'hui, mais je suis devenu, avec bonheur et reconnaissance, un écrivain francophone.

Vous ne vous considérez pas comme un «intellectuel juif»?

Je suis un juif de condition, pas de conviction, un juif sociologique mais critique; je ne suis résolument pas un juif à kippa. Je ne récuse pas mon appartenance mais je crois qu'il faut s'en tenir à distance, qu'il faut considérer ses racines avec une certaine dose d'ironie. Il est plus facile de condamner les autres que de condamner les siens. Or la meilleure preuve d'indépendance est justement là, vis-à-vis des siens. Je ne vois pas pourquoi je m'interdirais de lire les Evangiles ou le Coran: le Sermon sur la Montagne est un texte admirable, et certaines paroles du Coran me parlent tout particulièrement. Pourquoi rejetterais-je ces acquis? Cela dit, c'est ainsi que vous devenez un empêcheur de tourner en rond, rôle parfois difficile. C'est inconfortable, mais je crois que tel devrait être l'honnête homme moderne.

Avec Portrait du décolonisé…, vous persistez et signez. Et vous avez la dent dure!

Ce n'est pas mon but. Je suis obligé de constater l'énorme, l'immense échec de la décolonisation. Partout. En Asie, en Amérique du Sud, en Afrique du Nord et, plus qu'ailleurs, en Afrique noire. Même dans les pays qui étaient a priori armés pour ne pas échouer. Prenez le cas du Nigeria, grand producteur de pétrole, où le niveau de vie moyen ne dépasse pas le niveau de survie. Regardez le Mexique, pays assez occidentalisé, qui s'est déclaré en faillite trois ou quatre fois. Pourquoi tant d'échecs? Parce que l'on considère, si l'on en croit les experts, que de 40 à 80% des revenus nationaux des pays du tiers-monde ne sont pas réinvestis sur place. Or, si vous ne dépensez pas d'argent dans votre pays, vous n'alimentez pas l'investissement, vous encouragez la corruption et les détournements, vous empêchez la création d'industries nationales et vous obtenez le chômage. Lequel entraîne la violence. Le triptyque destructeur s'installe: pauvreté, chômage, violence. Et, pour répondre à la violence, il n'y a plus que la contre-violence ou la tyrannie. D'une certaine manière, mes amis arabes ont raison de dire qu'aucun pays du tiers-monde ne peut s'en sortir sans un régime fort, car, sans l'usage de la force, c'est le désordre total. Le problème, c'est que la tyrannie produit à son tour une réaction populaire encore plus violente, ce qui crée un climat d'instabilité permanente et décourage les investissements internationaux. C'est un cercle vicieux dont il semble impossible de sortir.

Est-ce une fatalité absolue?

Les situations sont diverses. Les pays d'Afrique n'ont pas connu l'Etat-nation et conservent encore des structures tribales. L'Afrique ne dispose pas d'institutions suffisamment puissantes pour transformer la condition générale des populations. L'Amérique latine est encore, globalement, un échec. A entendre certains experts, le poids des populations autochtones est lourd à porter pour des économies toujours fragiles. Malgré le mythe, très en vogue, qui veut que les peuples primitifs soient parés de toutes les vertus. Et que la culture occidentale soit responsable de tous les maux. En ce qui concerne le monde arabe, il en va différemment. Il existe à l'origine une forte culture; mais elle est fossilisée. Chaque fois que vous parlez avec un intellectuel arabe, il vous cite Averroès, qui est du XIIe siècle! Alors qu'il faudrait aborder courageusement la modernité; alors qu'il y a, au contraire, des ruptures à réaliser. Observez la condition des femmes ou la place de la religion dans la conduite des affaires civiles: les intellectuels arabes n'ont pas su, ou pas voulu, prendre radicalement leurs distances avec le système.

N'est-ce pas une simple question de temps?

Rien n'est moins sûr. De ce point de vue, on a tort de considérer qu'il suffirait d'une évolution religieuse, sur le modèle de la Réforme entreprise par Luther en Europe, pour que les pays musulmans sortent de l'ornière. C'est une illusion de plus. Ce n'est pas parce qu'une partie de l'Europe est devenue protestante que nous avons pu avancer. Du reste, les régimes politiques protestants se sont parfois montrés aussi tyranniques que ceux des pays d'influence catholique. Il a fallu une séparation nette de la religion et de l'Etat. Or, en terre d'islam, nous en sommes très loin.

Cette rupture est-elle possible dans un avenir plus ou moins proche?

Je suis sceptique. Car le lien entre la religion et la société est ancré dans les mentalités et l'inconscient arabes. C'est une philosophie dans laquelle le religieux et le profane coïncident, ce qui s'oppose à l'exercice de l'esprit critique. Sans esprit critique, vous ne pouvez pas avoir devant la nature la liberté de pensée indispensable pour pouvoir la maîtriser. Or la critique est interdite dans la plupart des pays arabes, sous peine de prison ou d'exil. Le grand acquis de l'Europe est d'avoir libéré l'esprit critique. Ainsi a pu se produire le développement des sciences et de la philosophie. Dans les systèmes arabo-musulmans, la discussion consiste encore à savoir comment concilier la raison et la foi. Il n'y a plus aucun savant occidental sérieux pour concevoir les choses de cette manière. Certes, il existe de grands scientifiques qui s'affirment fondamentalement catholiques. Mais ils ne mélangent pas les deux. Vous connaissez la fameuse phrase de Pasteur, grand catholique: «Quand j'entre dans mon laboratoire, je laisse mes convictions au vestiaire.» Rien de tel n'existe dans l'islam, en dehors de quelques rares individualités. C'est pourquoi il faut défendre la laïcité avec ferveur. Non pas parce qu'elle représente une valeur en soi, mais parce qu'elle est la seule manière de séparer les activités politiques, intellectuelles et scientifiques des croyances religieuses.

L'absence d'esprit critique est-elle vraiment inhérente à l'islam?

A ce qu'il est devenu, oui, franchement, je le crains. Ainsi, les penseurs juifs ont connu le même obstacle. Seuls ceux qui ont osé contourner la tradition religieuse sont devenus grands; Spinoza et Freud furent des juifs laïques. Bien entendu, pour cela, ils furent soupçonnés et rejetés par leur communauté. Levinas, au contraire, qui ne s'est pas débarrassé des entraves de la tradition, fait toujours partie de l'héritage religieux juif. C'est cette liberté qui a permis l'émergence d'une pléiade de grands philosophes juifs contemporains, et pourtant les juifs n'avaient ni Etat ni pouvoir politique tandis que les Arabes disposaient des deux. Il est évident qu'il n'y a pas une pléiade de grands philosophes arabo-musulmans contemporains. Et cela, parce qu'ils se refusent à toucher à une virgule des textes sacrés. Je récuse, pour ma part, la notion de texte intangible! Cela n'existe pas. Les textes sont faits pour que nous les repensions constamment. Au cours de l'Histoire, nous ajoutons, nous retranchons, nous choisissons. La pensée libre se nourrit de cela.


L'islam a pourtant connu une vie intellectuelle très riche. Il est vrai que c'était au Moyen Age… Que s'est-il donc passé ensuite?

Sur ce sujet, on devient rapidement suspect. Mais j'en prends le risque. Au fil des recherches, il m'est apparu que ce que l'on appelle la civilisation et les inventions arabes sont en fait le fruit d'une expansion militaire. Quand les nomades arabes - qui n'étaient ni pires ni meilleurs que les autres vagues de peuplement et qui, en tout cas, n'étaient pas nécessairement parmi les plus cultivés - sont arrivés en Perse, ils ont emprunté les savoirs qui y existaient. C'est vrai de l'enluminure, de l'art de la faïence ou du café. On verse au compte de la civilisation arabe ce qui fut en réalité une symbiose réussie entre conquérants et conquis. Cette donnée explique en partie pourquoi cette culture a culminé en un «âge d'or» mais n'a pas pu durer. Toujours est-il que ce passé, aussi bref que lointain, est devenu une dangereuse utopie. Puisqu'il y a eu deux sociétés mythiques, l'Andalousie et Bagdad, dans lesquelles tout est, rétrospectivement, supposé parfait, il suffit de s'en réclamer. Mais comme on ne peut pas faire resurgir le passé d'un coup de baguette magique, où retrouver ces sociétés parfaites? Dans le Coran, évidemment.

D'autant plus que ce texte est dit «incréé», c'est-à-dire émanation directe de Dieu…

Je vais encore me faire des ennemis. Lorsque j'ai écrit le Dictionnaire critique à l'usage des Incrédules (éd. du Félin), j'ai précisé, au sujet du Coran, que sa constitution soulevait un grand nombre de problèmes. D'abord il a été élaboré sur vingt ans par un homme que la tradition présente comme analphabète, c'est-à-dire que ses propos ont été transcrits ou retranscrits. La transcription se faisait sur des morceaux de poteries cassées. Et, quand il a fallu mettre de l'ordre dans tous ces fragments, on n'a jamais retrouvé le bon ordre. Pas plus que dans les Pensées de Pascal. Ajoutons à tout cela qu'il existe sept interprétations traditionnelles du Coran, je dis bien sept, plus beaucoup d'autres non officielles. Après quoi on nous dit que chaque virgule compte et qu'il n'y a pas lieu d'en discuter. Les meilleurs spécialistes, comme Régis Blachère ou Maxime Rodinson, le prétendent aussi. Comme tout texte sacré, le Coran a nécessairement subi des modifications successives. Cela ne l'empêche pas de contenir de vraies leçons de grande sagesse, intéressantes, mais le problème vient de ce que l'on nous demande de tenir ce texte comme parfait, intangible, universel. Or le Coran n'aide guère à résoudre les problèmes de transports publics ou de Sécurité sociale! D'où une impasse, un désespoir qui provoque le fanatisme. Je prétends que les fanatiques sont des gens désespérés. Ils sont perdus, dans l'impasse, et ne voient pas de solution sinon dans la violence.

Afrique, Amérique du Sud, monde arabe… N'y a-t-il pas une cause commune à ces échecs? L'Europe a réussi parce qu'elle s'est appuyée sur l'individu. N'est-ce pas ce déni de l'individu qui caractérise avant tout le tiers-monde?

C'est vrai. Les gens se crèvent au travail, mais les individus ne s'appartiennent pas et toutes leurs ressources, leurs capacités personnelles n'ont aucune possibilité d'améliorer le sort collectif. Mais, au risque de choquer encore, je pense qu'il existe un autre facteur, déterminant: je ne crois pas que toutes les cultures se valent. L'Europe a reçu de la culture grecque l'héritage de la rationalité et de la logique. Ce qui a entraîné l'esprit critique et ce que Descartes a appelé plus tard la maîtrise de la nature. Si vous en restez au stade religieux ou magique, vous vous heurtez rapidement à des limites dans cette conquête. L'émergence de l'individu dépend elle aussi de la possibilité offerte au développement de l'esprit critique. Sans esprit critique, il n'y a pas non plus d'individu. L'aventure de l'Europe n'a pas été commode: elle est passée par les bûchers et la condamnation de Galilée. Mais, en fin de compte, l'Europe a triomphé de ses propres démons. D'où mon dernier blasphème: même si la colonisation a constitué un scandale économique, politique et culturel, les peuples du tiers-monde, y compris les peuples arabes, n'ont pas d'autre choix que d'accepter les valeurs de l'Occident. S'ils veulent devenir concurrentiels sur le plan de la civilisation, ils ne peuvent faire autrement que d'adhérer, à leur tour, à la tradition grecque.

Comment faire quand on sait que les valeurs provenant de l'Occident sont rejetées parce qu'elles sont perçues comme une forme de néocolonialisme?

C'est encore un cliché pour ne pas avancer, pour faire appel au passéisme intégriste. Et le terrorisme islamiste est la forme la plus violente de ce rejet. Nous n'avons pas le choix: il faut combattre le terrorisme, sans quoi la modernité sera vaincue par l'obscurantisme. Ce n'est évidemment pas contre l'islam qu'il faut se dresser, c'est contre ceux qui en font une doctrine politique. La civilisation occidentale sera-t-elle capable de relever, avec intelligence et persuasion, ce nouveau défi? Le véritable enjeu est là, pour nous et pour les arabo-musulmans eux-mêmes. La victoire ou la défaite des valeurs démocratiques de liberté.
 
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