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Le pouvoir au bout du fusain
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15 janvier 2007 13:09
Portraits


Alexei Kallima, 37 ans, artiste russe. Né à Grozny, il dessine et vend des portraits de guerriers tchétchènes, auxquels il voue une admiration mal vue à Moscou.
Le pouvoir au bout du fusain


Par Lorraine MILLOT
QUOTIDIEN : samedi 13 janvier 2007

Rendez-vous est donné «en France». A l'est de Moscou, sous une barre d'immeuble, quelques marches descendent vers une cave tapissée de dessins d'enfants : voici la France, telle du moins que l'imagine Alexei Kallima, un des artistes les plus en vue de la bouillonnante scène moscovite. Dans les galeries de Moscou, entre écrans vidéo et sculptures en éponge, Kallima fait rentrer ce qui est peut-être le plus odieux et le plus douloureux aujourd'hui en Russie : des boeviki, guerriers tchétchènes qui, sous son fusain, semblent tout droit venus du front, traversent des flaques de sang ou fument tranquillement leurs Marlboro parmi nous, enfants eux aussi de la globalisation, habillés en survêts Adidas. Dans l'une de ses oeuvres, tracée à l'encre magique, les Tchétchènes n'apparaissent même qu'à l'improviste, lorsque la lumière s'éteint : les boeviki surgissent alors, phosphorescents, au milieu de la fête et des verres de vodka. A sa façon, Kallima se veut disciple de Guy Debord et continue son combat contre la «société du spectacle». C'est aussi en son honneur que la galerie s'appelle «France».
De sous les voûtes de «France» surgit justement un boevik, visage couvert de poils qui grimpent sur ses joues : c'est l'artiste, Alexei Kallima, qui pousse l'identification à son oeuvre jusqu'à porter la barbe des moudjahidin. «Disons que le problème tchétchène me préoccupe pas mal, euphémise une petite voix à travers les poils. Depuis que je vis à Moscou, je me sens tchétchène.» Cette guerre l'inspire, comme celle de Troie avait inspiré les Grecs anciens, dit-il. «Liocha [diminutif d'Alexei, ndlr] est un Goya tchétchène», assure le célèbre galeriste moscovite Marat Guelman, qui l'a fait connaître jusqu'à Londres et New York. «Moi-même, je ne suis pas passionné par son sujet, avoue le galeriste. Mais il est le meilleur dessinateur de Russie. Avec lui, on voit la guerre comme à travers le viseur d'un fusil.»
L'histoire d'Alexei Kallima est un bon condensé du drame russo-tchétchène : russe, grandi à Grozny, chassé de la terre de ses ancêtres par la première guerre d'indépendance tchétchène en 1994, il s'est pris d'amour pour le peuple tchétchène une fois au loin. «Ma famille était russe, cosaque ou khazare [peuple eurasien très ancien, ndlr], installée en Tchétchénie depuis au moins quatre générations, raconte-t-il. J'ai vu une photographie de mon arrière-arrière-grand-père en papakha [chapeau caucasien, ndlr], qui laisse penser qu'il était déjà bien enraciné dans la région.» Plus tard, l'artiste s'est choisi un nom, Kallima, dont personne ne peut très bien dire s'il est juif, russe, caucasien ou ostrogoth, et qui désigne aussi un papillon. A l'école soviétique, le petit Aliocha a appris qu'il est «russe». «C'est triste à dire, mais je n'avais pas vraiment d'ami tchétchène tant que je vivais en Tchétchénie, regrette-t-il aujourd'hui. Russes et Tchétchènes jouaient chacun dans leur coin. A part quelques gros mots, je n'ai même pas appris le tchétchène.»
Sa mère, aide-médecin, qui élève seule ses trois enfants après la mort précoce du père, l'aurait bien vu traducteur de français. Lui s'imaginait architecte. Mais le frère aîné, son «héros», est parti étudier l'art à Krasnodar. Aliocha marche sur ses traces, apprend l'abc du réalisme socialiste, et découvre son talent. Puis c'est l'armée soviétique, en Lettonie, dans le bouillonnement nationaliste de la fin des années 80. «On voyait des graffitis devant la caserne, intimant aux soldats russes : "Prends ton manteau et rentre chez toi !", se souvient-il. Moi, comme tout soldat, je haïssais l'armée. J'étais plutôt enthousiasmé par la culture et l'architecture baltes. Je voyais bien que, pour les Lettons, un soldat russe en uniforme qui assistait à un concert à l'église était comme un non-sens. Mais je n'avais rien d'autre à me mettre.»
De retour à Grozny, comme prof de dessin, Alexei est rattrapé par le pourrissement du pays. «Les dernières années en Tchétchénie, on voyait de plus en plus de gens armés, ça tirait de partout. En tant qu'artiste, je respecte beaucoup l'anarchie. Mais là j'avais peur. On pouvait me tuer à tout moment. Pour rester, il aurait fallu que je m'engage aux côtés des Tchétchènes contre la Russie.» Alexei se réfugie avec sa famille près de Moscou. C'est là qu'il a rencontré sa femme, Inna, créatrice de bijoux originaire de Sibérie, qui lui a donné une petite fille, qui a 3 ans aujourd'hui. «Au début, toutes ses histoires de Tchétchénie me semblaient un peu éloignées, avoue Inna. Puis je me suis habituée.»
Avant de le déraciner, la Tchétchénie lui a fait pourtant cadeau de son premier ami tchétchène, Islam. «Nous nous sommes connus juste au moment où il quittait Grozny, raconte l'intéressé, ancien danseur, lui aussi finalement réfugié près de Moscou. Nous sommes tous les deux obsédés par la Tchétchénie. Je ne connais pas bien son oeuvre, mais je sais qu'il y met toute la douleur de notre peuple.» Kallima reprend son fil : «Ce n'est qu'une fois sorti de Tchétchénie et en discutant avec Islam que j'ai compris que les Tchétchènes sont meilleurs que nous. Ici seulement j'ai compris toute la dégueulasserie de cette guerre, toute l'injustice qui est créée ici, en Russie.» Avec Islam, Alexei parle beaucoup de religion, mais ne s'est pas converti. «J'ai été élevé dans l'athéisme et je m'y tiens. Ma barbe de moudjahid, c'est surtout parce que j'aime bien observer les réactions qu'elle provoque. Souvent, j'effraie les gens quand je monte dans le métro. Cette barbe me vaut aussi de longs contrôles dans les aéroports. Mais pour moi, c'est une tentative de briser l'image de l'ennemi.» Le calme apparent aujourd'hui rétabli en Tchétchénie ne veut pas dire que les problèmes soient réglés, rappelle-t-il : «Les Russes y sont allés avec des tanks pour forcer les Tchétchènes à les aimer. Maintenant, on essaie de les étouffer sous l'argent. Je ne veux pas pronostiquer de nouvelles tragédies. Mais je ne vois pas comment toute cette haine peut produire autre chose que de la haine.»
Ce qu'il pense de Poutine et de sa politique, Kallima l'a exprimé dès le jour de sa première élection, en mars 2000, dans une de ses «actions non spectaculaires». Avec quelques amis, il s'était muni de craie spéciale anticafards et avait tracé un cercle autour du Kremlin, pour y confiner les sales insectes. Une autre de ses oeuvres reproduit Poutine, langue tirée et percée par un gros clou. «C'est après qu'il avait dit qu'il voulait buter les Tchétchènes dans les chiottes. La langue de Poutine est sale», explique l'artiste. N'est-ce pas tout de même le signe que dans la Russie de Poutine une belle liberté d'expression est encore possible ? «Oui, l'Etat se fiche pas mal de ce que nous faisons, admet Alexei, et c'est bien pour les artistes. Moi-même, je vis ici un peu encore en communiste : je donne des cours de dessin à des enfants une fois par semaine et en échange la ville met à notre disposition ce sous-sol.»
Et la Tchétchénie ? Depuis le départ dans la peur en 1994, Kallima n'y est jamais retourné. «C'est devenu un peu un rêve, avoue-t-il. Un jour, quand la Tchétchénie sera libre et pacifiée, je voudrais y retourner, construire une tour dans le style traditionnel caucasien, et y passer mes vieux jours.»



Alexei Kallima en 7 dates 18 juillet 1969 Naissance à Grozny. 1988 Termine l'école d'art de Krasnodar. 1988-1990 Service militaire en Lettonie. 1994 Départ de Tchétchénie. 1999 Mariage. 2001 Ouverture de la galerie France. 2003 Naissance de sa fille.



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