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Un passeport pour l'immigration
M
2 décembre 2004 10:18
Après l'assassinat de Theo Van Gogh, l'Europe face à ses minorités


Par Esther BENBASSA
mardi 30 novembre 2004

Par
Esther Benbassa directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études et chercheur invité au Netherlands Institute for Advanced Study.

L'assassinat de Theo Van Gogh le 2 novembre dernier par un Néerlandais d'origine marocaine âgé de 26 ans, l'émoi qu'il a suscité aux Pays-Bas, suivi de son cortège d'incendies de mosquées, d'écoles musulmanes et d'églises ainsi que d'une chasse aux terroristes interpellent l'Europe tout entière. Sauf à céder à la facilité et à ramener cette flambée de violences au fameux «choc des civilisations». Le 6 novembre, dans son grand article à la une, le journal néerlandais Volkskrant indiquait en effet que le gouvernement considérait «le meurtre de Theo Van Gogh comme le début de la guerre sainte islamique aux Pays-Bas» et qu'il déclarait en retour la guerre aux mouvements islamiques radicaux. Guerre contre guerre... Et ensuite ?

Theo Van Gogh n'était pas un homme tout à fait recommandable. Rien ne peut cependant justifier son assassinat, et ce dans un pays à haute réputation démocratique, et tenu pour la patrie de la tolérance religieuse en Europe. Raciste et antisémite, Van Gogh incarnait pour certains la liberté d'expression. On peut certes estimer qu'il abusait de cette liberté pour offenser tous ceux qui se trouvaient dans sa ligne de mire. Que peut être une liberté d'expression sans responsabilité ? Mais dans une démocratie digne de ce nom, les cas de ce genre se règlent en principe devant un tribunal, et non par le bras armé d'un assassin. Pourquoi le jeune Mohammed B, né et élevé aux Pays-Bas, a-t-il entamé ce processus de radicalisation qui allait le mener à ce geste fatal ? En ce pays même où, deux ans plus tôt, le leader d'extrême droite Pim Fortuyn avait lui aussi été assassiné, cette fois par un autochtone. Le même Pim Fortuyn qui, quelques jours après l'assassinat de Van Gogh, allait être élu post mortem le plus grand Néerlandais de tous les temps... Ces assassinats révèlent en fait de bien des façons la crise politique qui secoue le pays, l'influence croissante de l'extrême droite, la fragilité du consensus social autour de certaines valeurs fondatrices, tout en obligeant à remettre à plat le modèle multiculturaliste néerlandais, indissociable d'une certaine indifférence et relevant plutôt d'un idéal.

L'assassin Mohammed B est un produit de nos sociétés, au même titre d'ailleurs que les extrémistes arrêtés dans la foulée ou que les incendiaires non musulmans et issus de l'extrême droite qui ont mis le feu dans les mosquées et les écoles. Certes, certains médias néerlandais et un leader libéral passé à l'extrême droite comme Geert Wilders tiennent couramment des propos que les lois françaises considéreraient comme de l'incitation à la haine raciale et réprimeraient immédiatement. En France, le recours légal permet de contrôler l'expression immodérée des instincts racistes. Ce qui ne suffit pourtant pas à faire de notre modèle d'intégration un exemple de réussite.

Ainsi, le 23 novembre, la Cour des comptes publiait un rapport qui, dénonçant les politiques de l'immigration conduites depuis trente ans en France, met l'accent sur une intégration qu'on a laissé se faire d'elle-même, et incrimine le logement, l'école et l'emploi comme responsables de l'échec constaté. La politique du logement en vigueur a créé la ségrégation urbaine. L'école, pas suffisamment adaptable, n'a su ni intégrer les immigrés, ni leur ouvrir la voie de l'ascension sociale. La probabilité pour un élève de sixième de sortir du système scolaire sans qualification varie du simple au double entre un enfant français et un enfant de famille étrangère. Ces handicaps toucheraient encore plus fortement les jeunes nés à l'étranger ou ceux dont les parents sont originaires du Maghreb. A cela s'ajoutent les rigueurs d'une carte scolaire qui ne peut qu'alimenter un parcours d'échec entamé en amont. Quant à l'accès à l'emploi, le manque de qualification des demandeurs conjugué avec les discriminations qui les frappent les a amplement desservis. Aussi bien la droite que la gauche sont responsables de la dérive observée en la matière.

Aux Pays-Bas, ceux qui se refusent à agiter l'épouvantail du djihad pour masquer les maux profonds de la société néerlandaise arrivent à des conclusions similaires aux nôtres en France au sujet de l'intégration. Modèle multiculturel contre modèle républicain ? Ni l'un ni l'autre ne semblent avoir donné des résultats qui justifieraient de les mettre en concurrence. Tout d'abord parce qu'ils n'ont tout simplement pas fonctionné comme modèle pour certaines populations. En France, il existe la légende dorée de l'intégration harmonieuse des juifs. Population munie d'une grande expérience diasporique avec des stratégies d'organisation interne en matière d'éducation et d'aide sociale, et alors sans revendication identitaire patente, les juifs ont en effet pu s'intégrer à l'ère contemporaine avec moins d'accrocs, et ceci en des temps où les valeurs de la République s'imposaient avec panache. Mais il serait erroné de penser que cela s'est fait par un coup de baguette magique et du jour au lendemain. Quant à l'immigration des juifs en provenance du Maghreb dans les années 1960, dans la majorité des cas, il s'agissait plutôt du rapatriement de citoyens français. Les autres immigrés, d'origine européenne, avaient eux en partage le christianisme, point de rencontre possible avec le pays d'accueil. En fait, ces populations s'intégrèrent par elles-mêmes, quoique non sans mal, disposant de quelques outils et avantages dont seraient privés les Arabo-musulmans. S'il faut trouver un modèle multiculturel et intégrateur un tant soit peu efficace, c'est peut-être encore paradoxalement aux Etats-Unis qu'il faut le chercher, parce qu'il puise son énergie dans un rêve, ce «rêve américain» que les immigrés ont en tête avant même de partir, et dans une culture américaine que ceux-ci ont plus de facilités à assimiler que celle d'une Europe dotée de traditions ancrées, d'un patrimoine imposant et de codes figés laissant peu de place à l'illusion d'une réussite possible. Peut-être n'y a-t-il plus de rêve français, ni de rêve néerlandais, évaporés avec la fin de l'ère coloniale. On émigre là pour échapper à la misère de son pays d'origine. Sans plus.

Avant de chercher des remèdes, tâchons de regarder la réalité en face. Celle de ces sociétés en lisière que nous avons produites en Europe avec leur contre-culture et leurs «territoires» et qui, en ces temps de revendications identitaires appuyées, peuvent être tentées de se construire contre le centre auquel elles se sentent étrangères ou par lequel elles se sentent exclues. Certaines issues suggérées par l'islam politique radical exercent sur elles un réel attrait, comme d'ailleurs toutes les formes de repli, susceptibles d'activer des attentes apocalyptiques, elles-mêmes encouragées par des mouvements de type terroriste chez des individus à l'identité fragile, dans un environnement qui les a lui-même fragilisés de par le statut qu'il leur octroie. Aurions-nous en fait créé en Europe même des populations tiers-mondisées sur lesquelles tous les extrémismes peuvent se greffer, en leur donnant l'espoir d'une vie meilleure ?

Il est clair que la situation n'ira pas en s'améliorant si nous continuons à promouvoir l'idée d'un choc des cultures et une civilisation de guerre permanente et tous azimuts. Nous ne pourrons qu'accentuer la mise à l'écart de ces populations, que les acculer à une sorte de résistance généralisée condamnant en retour à l'échec tous les efforts d'intégration. C'est que l'Occident européen construit lui aussi son identité dans un contexte de mondialisation et d'affaiblissement de l'Etat-Providence qui l'effraie, en s'opposant à l'ennemi des temps modernes, de plus en plus désigné comme le musulman. L'Amérique donne le ton. Et les puissances européennes, pourtant largement sécularisées, la suivent <caron> dans ce qui nous est trop souvent présenté, depuis la révolution copernicienne du 11 septembre 2001, comme une guerre de religions.

Pourtant, l'Europe pourrait être une chance en nous incitant à mettre en sourdine nos nationalismes, voire nos chauvinismes respectifs. L'Union européenne possède un potentiel pour se saisir globalement de la question de l'immigration et de l'intégration et appliquer en ce domaine une politique suivie et concertée, avec l'appui des élites issues de l'immigration. Notamment, une répartition rationnelle et contrôlée de fonds en vue de leur investissement dans l'éducation, la formation professionnelle, la discrimination positive, l'inclusion du logement immigré dans le tissu urbain, la mise en place de structures au sein des groupes immigrés, en accord avec leur profil, capables dans la moyenne durée de prendre le relais de l'intégration.

Et l'Europe, qui s'est élargie à 25 membres, en sortirait véritablement renforcée, avant que ne se pérennisent en son propre sein les frontières entre «autochtones» et «allochtones», et qu'elle ne devienne le théâtre d'une guerre lente et sourde, mais sans issue, d'où seuls l'extrême droite, le populisme et les communautarismes tireraient des bénéfices.




Dernier ouvrage paru : La République face à ses minorités. Les juifs hier, les musulmans aujourd'hui. Mille Et Une Nuits, Fayard, 2004.

[www.liberation.fr]

 

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