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«Ici, on n'accorde pas de noblesse à la migration»
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10 décembre 2004 10:57
Immigration : Gérard Noiriel, l'un des premiers à s'intéresser à «cette histoire française», auteur de «Gens d'ici venus d'ailleurs»:
«Ici, on n'accorde pas de noblesse à la migration»


Par Charlotte ROTMAN
vendredi 10 décembre 2004

(1) Editions du Chêne, 296 pp., 45,50 euros.



érard Noiriel est directeur de recherche à l'Ehess (Ecole des hautes études en sciences sociales). Cet historien fut l'un des premiers à s'intéresser à l'immigration et se fit connaître en publiant le Creuset français. Il fait partie de l'équipe scientifique du futur musée de l'Immigration et intervient au colloque de la BNF. Ses livres racontent les difficultés et les réussites des différentes vagues de migrants. Dans son nouveau livre, Gens d'ici venus d'ailleurs, la France de l'immigration, de 1800 à nos jours (1), il retrace en photos cette histoire française, dont nous publions quatre images.

Pourquoi l'immigration n'est-elle pas (encore) une dimension légitime de l'histoire nationale ?

Cela s'explique par la façon dont s'est construite la mythologie de la nation. Aux Etats-Unis, au moment de l'indépendance, on utilise déjà le mot d'immigrant. Il est un facteur de la formation du pays, on le voit très bien dans le musée d'Ellis Island, à New York . En France, l'immigration de masse n'existe qu'après la Révolution, c'est-à-dire une fois le cadre de la nation fixé. Les lieux de mémoire de l'immigration n'ont donc pas été conservés. Comme le centre de Toul (Lorraine), par où sont passés la plupart des travailleurs d'Europe centrale et orientale et où étaient regroupées jusque dans les années 30 les opérations de contrôle de police et sanitaire. Il fallait au contraire éradiquer les traces.

Pourquoi parlez-vous «d'immigrant» ?

Le terme d'immigré a une connotation péjorative. Les manuels scolaires parlent d'immigrants s'agissant des Etats-Unis, et d'immigrés dès qu'ils évoquent la France. Les manuels montrent qu'aux Etats-Unis les immigrants ont fait souche. Sur la France, ils évoquent d'abord les problèmes. Ici, on n'accorde pas de noblesse à la migration.

Vous datez la naissance de l'immigration moderne à 1889, date à partir de laquelle les étrangers doivent avoir une autorisation de travail.

Oui, car le modèle français est celui d'une immigration de travail. Il y a eu trois phases d'immigration liées aux besoins de l'économie, au XIXe, dans l'entre-deux-guerres, et au début des Trente Glorieuses. Chaque période voit se succéder un afflux massif d'arrivants, puis une stabilisation. Les nouveaux venus occupent les emplois les plus bas et permettent aux anciens de monter un échelon de la pyramide sociale. On le voit dans le bâtiment qui a recruté les Italiens, puis les Portugais, puis les Algériens. Les plus entreprenants ont pu monter leur petite entreprise. Sur la longue durée, on voit leur ascension sociale. Même si souvent il s'agit juste de passer d'ouvrier non qualifié à ouvrier qualifié.

Cette ascension est encore possible aujourd'hui ?

Les difficultés de la deuxième génération de l'immigration maghrébine ne tiennent pas à la population elle-même mais à la restructuration de nos sociétés. La mobilité sociale est mise à mal à cause du chômage structurel. Ceux qui sont issus de la seconde génération et dont les parents occupent les échelons les plus bas du marché du travail en souffrent... comme les classes populaires. Seulement, ils y sont surreprésentés. Toutefois, il y a de nombreuses réussites : on le voit à Normale sup, dans les écoles de médecine... Une étude de l'Insee a montré que les immigrations marocaines et algériennes étaient très éclatées. Une fraction s'en sort très bien, une autre est à la dérive. Une autre étude de l'Insee, en 1990, souligne que les enfants des immigrants venus pendant les Trente Glorieuses sont proportionnellement plus nombreux que leurs parents à occuper des postes de cols blancs. Une autre différence par rapport à avant, c'est l'existence des cités à l'abandon.

Vous refusez la vision misérabiliste de l'immigration...

Certains collègues mettent en avant la souffrance, l'exclusion... c'est une réalité indéniable. Mais c'est un tort d'enfermer l'immigration dans un statut de victime. Car alors il n'y a pas de moyens pour se mobiliser. A l'aune de l'histoire, on voit la combativité des Algériens, des Marocains dans les luttes ouvrières, comme les Italiens dans l'entre-deux- guerres et les Belges avant 1914. C'est une vision plus dynamique. Je ne nie pas les difficultés, mais je dis qu'elles ne sont pas nouvelles.

La mémoire nationale a peu retenu les épisodes de xénophobie.

A Aigues-Mortes en 1893, près d'une cinquantaine (les chiffres sont discutés) d'Italiens ont été assassinés par les paysans partis les chasser avec des fourches. Cet épisode a été complètement refoulé. Cet aspect de la mémoire a été gommé par le discours mythique sur la France terre d'accueil. On a occulté ces formes d'exclusion. L'idée que les Italiens étaient bien acceptés est fausse. Autre exemple : dans le livre, on voit des étudiants en médecine manifester «contre l'invasion métèque», dans les années 30. Ces épisodes donnent des raisons d'espérer, car on voit que le combat a porté ces fruits. Aujourd'hui, le seuil de la tolérance à la violence a reculé. Une rixe en banlieue prend des proportions dramatiques. Mais la société est plus ouverte qu'avant. Même si les discriminations relatives au travail, notamment, restent très importantes.

Comment se fait la transmission de la culture d'origine ?

Des éléments matériels comme la langue s'effacent. Ainsi les Polonais de la troisième génération ne sont plus que 10 % à connaître la langue de leurs ancêtres. C'est ainsi aux Etats-Unis comme en France. Cela montre bien que les processus d'intégration-assimilation passent par d'autres biais que les politiques, par l'identification à un modèle, par les mariages mixtes, etc. Souvent la première génération reste dans son entre soi, peu visible. La deuxième veut ressembler aux autres et prend de la distance avec à sa culture d'origine. La troisième est souvent dans la réappropriation.

La création du musée de l'immigration marque-t-elle un changement dans la façon d'appréhender cette histoire ?

Oui, j'ai beaucoup plaidé pour son existence. Cela prouve que l'Etat-nation n'est plus dans un étau comme avant. Qu'on reconnaisse officiellement que la construction du peuple français s'est faite grâce à l'apport des populations immigrées, c'est inouï, inattendu. Pour moi, c'est une révolution comparable au moment où Chirac a reconnu la responsabilité de l'Etat dans la rafle du Vel d'Hiv. Qu'aujourd'hui, il puisse y avoir un bénéfice politique à le reconnaître, c'est que les choses ont progressé.

[www.liberation.fr]

 
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