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le Monde" Casablanca sous l'emprise du Karkoubi"
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26 février 2018 19:32
Casablanca sous l’emprise du « karkoubi », la drogue de la violence

Au Maroc, des jeunes démunis sombrent dans ce cocktail de médicaments qui donne un sentiment de toute-puissance et peut pousser aux actes les plus extrêmes.

Par Ghalia Kadiri Casablanca, Salé, envoyée spéciale
Temps de lecture : 6 min
Dans un bidonville de Casablanca, au Maroc, en 2007. Rafael Marchante / REUTERS

Invincible. Depuis quelques instants, Hicham ne craint plus rien – pas même la police. Sur une moto volée, il slalome dangereusement dans les rues de Casablanca, couteau en poche. Les passants lui paraissent « aussi petits que des fourmis ». Comme dans un jeu vidéo, où le danger n’est que virtuel, il s’amuse à leur arracher sacs et téléphones, comme on acquiert des points pour passer au niveau suivant.

« Ouvre les yeux, sale crapule ! » La partie est finie. Au commissariat de Hay Mohammadi, Hicham ne se souvient de rien. Les effets de la drogue se sont estompés, les fourmis sont redevenues des hommes. Il tremble, parle trop vite pour être compris. Une épaisse couche de salive s’est formée autour de sa bouche pâteuse.
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La veille, lui et d’autres gamins du « derb » ont semé la terreur dans ce quartier populaire de Casablanca, tels des zombies, sous l’effet du « karkoubi ». Une drogue d’une telle intensité qu’elle provoquerait un sentiment d’invincibilité et, parfois, des envies de meurtre.

Réveillés par des séries de claques par les policiers, ils sont interrogés un par un. Hicham, Ayoub, Hassan, Mounir. Car ce soir-là, le pire est arrivé. « Tu as tué ta mère ! Tu es damné ! », apprend un agent à Mounir. Incontrôlable sous l’impulsion des psychotropes, le jeune homme a porté le couteau dans la chair de sa propre mère. Il ne se souvient de rien.
« Effet Rambo »

« Quand j’ai vu de quoi mon pote était capable avec cette drogue, je me suis juré d’arrêter », confie aujourd’hui Hicham, quelques mois après le drame. Assis à une terrasse de café de Hay Mohammadi, le Marocain de 31 ans n’a pas tenu sa promesse. « Sans le karkoubi, je ne peux pas voler. Comment vais-je faire pour survivre ? »

Le jour, Hicham est vendeur ambulant de fruits. « Mais mon vrai métier, c’est voleur. » Il transpire sous son bonnet griffé « Real Madrid », ses mains sales et écorchées tremblent. « Quand tu prends du karkoubi, tu te transformes en surhomme. » Dans la rue, on appelle ça « l’effet Rambo ». « Je peux voler n’importe quoi, c’est facile. Mais si je n’en prends pas, je finis ma journée sans un dirham. Quand j’étais plus jeune, mes parents me demandaient d’aller chercher de l’argent dehors, mais je ne sais rien faire de mes dix doigts ni de ma tête. A l’école, le prof me faisait balayer la classe et m’insultait. J’ai quitté les cours à 12 ans. »
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Dans cette banlieue de Casablanca, comme dans d’autres quartiers populaires des grandes villes marocaines, les espoirs de la jeunesse sont minces. Le chômage des jeunes (plus de 42 % en milieu urbain), l’inflation, la misère, le sentiment d’être tenu à l’écart du développement dans un pays pourtant en pleine croissance, ainsi que l’absence de perspectives apportées par l’éducation, entraînent les plus vulnérables dans la spirale de la drogue et de la violence, qu’ils légitiment comme « un moyen de survie ».

Surnommé « bola hamra » (« lanterne rouge », en arabe marocain) ou « Roche », du nom du laboratoire pharmaceutique suisse qui produit ses composants, le karkoubi est la drogue de rue la plus répandue. Il s’agit d’un mélange de plusieurs familles de tranquillisants, d’anxiolytiques et d’hypnotiques, essentiellement des benzodiazépines, dont les plus vendus sur le marché noir sont le clonazépam (Rivotril), le diazépam (Valium) et l’alprazolam (Xanax).


Détournés de leur usage médical et mélangés à du cannabis, à de l’alcool voire à d’autres drogues, ces comprimés au très fort potentiel addictif provoquent une désinhibition totale et altèrent la mémoire, entraînant des épisodes de violence dont les usagers n’ont pas toujours le souvenir. « Ces molécules ont normalement un effet de relaxation et de sédation. Mais sur certaines personnalités de type antisocial ayant déjà un terrain de vulnérabilité, il y a ce qu’on appelle un effet paradoxal qui rend l’usager agressif et favorise le passage à l’acte », explique la psychiatre Maria Sabir.

En trouver est une formalité – sauf pendant le ramadan, où les prix flambent et l’accès aux cachets est plus compliqué. « Il y a quatre ou cinq dealers postés rien que dans ma rue, confie Hicham. Beaucoup traînent autour des écoles. On les dénonce rarement. » Au Maroc, l’achat des anxiolytiques est réservé aux pharmacies, mais des failles existent. « C’est possible de se procurer une fausse ordonnance », dit Hicham. Mais la plupart du trafic se fait dans la rue.



Modifié 2 fois. Dernière modification le 26/02/18 19:43 par axis7.
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26 février 2018 19:33
Suite de l'article du Monde du 26 fev. 2018 :



« On pense que c’est un problème de déviance et qu’il faut un correcteur moral, donc la religion. Or on oublie la composante médicale de l’addiction, analyse Jallal Toufiq, directeur de l’Observatoire national des drogues et des addictions, qu’il a créé en 2011. La misère ne peut pas tout expliquer. Tous les gens des quartiers populaires ne sont pas toxicomanes. L’addiction est liée à un ensemble de facteurs de risques neurobiologiques, génétiques et environnementaux qui créent une vulnérabilité »

Le professeur Toufiq est chef du service de psychiatrie de l’hôpital Ar-Razi, à Salé, où a été ouvert le premier centre d’addictologie en 2000. On compte désormais treize structures publiques de ce type à travers le royaume, mais avec seize lits pour les hommes et six pour les femmes dans le centre de Salé, la liste d’attente est longue. « Le Maroc ne cesse de faire des efforts dans ce sens. Regardez l’évolution des dix dernières années. Mais on ne peut pas tout régler d’un coup », se défend le psychiatre.
Injustice et humiliation

A Hay Mohammadi, un mot revient sans arrêt : « hogra ». En arabe, cette expression désigne l’oppression, l’abus de pouvoir, l’injustice et l’humiliation. En 2011, lorsque le printemps arabe a frappé aux portes du royaume, des milliers de Marocains ont manifesté pour une plus grande justice sociale. Sept après le mouvement du 20-Février, l’espoir de mettre fin à la corruption et aux privilèges s’est évanoui. « Quand tu n’as pas d’argent, tu ne peux rien faire », lance Hicham.

Le gouvernement vient d’annoncer la construction de 800 terrains de football de proximité. Pour le moment, l’accès au sport et à la culture est réservé aux privilégiés. Les jeunes démunis n’ont d’autre exutoire que d’assister aux matchs de foot dans les stades – et celui de Casablanca se transforme souvent en théâtre d’affrontements entre groupes ultras. « Si j’étais né dans un autre quartier, rien de tout ça ne me serait arrivé », conclut Hicham.

Par Ghalia Kadiri Casablanca, Salé, envoyée spéciale
 
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