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Marrakech ville ouverte
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28 janvier 2005 14:33
LE MONDE | 28.01.05 | 13h54

<b>Dans le sillage de la jet-set et des amateurs de riads, des Français de toutes conditions s'installent maintenant dans la ville du Sud marocain. Au risque parfois de déchanter.</b>

Personne ne porte le béret, à Marrakech. Mais la baguette de pain s'y vend bien - la baguette française, s'entend ! Autant que l'éclair et la religieuse. Plantées devant l'éventaire des gâteaux, deux clientes marocaines, hijab chic sur la tête, hésitent.

Derrière elles, une queue se forme, mêlant Marocains et Français. Depuis que les Delenclos, des anciens boulangers de Colombes (Hauts- de-Seine), ont ouvert leur boulangerie- pâtisserie, il y a moins d'un an, le tout- Marrakech s'y bouscule. Baptisé Les Maîtres du pain, le magasin, situé juste en face du Lycée français, est devenu un must de la capitale du Sud. Dès que Mohammed VI et sa suite viennent passer quelques jours au pied de l'Atlas, c'est là que le Palais royal commande ses petits fours.

"<i>Les affaires marchent du feu de Dieu !</i>", résume hardiment Aurore, l'une des filles Delenclos, une grande rousse de 25 ans qui ne mâche pas ses mots. Le succès est tel que la petite tribu de Colombes songe à ouvrir une nouvelle boulangerie. "<i>On a beau être dix-sept personnes à travailler ici - dont douze Marocains -, cela ne suffit pas. On sature !</i>", souligne la jeune femme.

Question de mode assurément. De nombre, aussi. Celui des Français de Marrakech est en augmentation constante, quoique irrégulière. Selon le consulat, on comptait, au 1er janvier 2005, "<i>3 154 Français immatriculés, soit environ 250 de plus qu'un an plus tôt</i>". En 1999, les nouveaux venus étaient à peine une quarantaine. Même les plus diplomates parlent d'"<i>explosion</i>".

Joseph-Pierre Garcia, qui dirige l'Union des Français de l'étranger (UFE, classée à droite) et vit à Marrakech depuis 1949, se réjouit de ce "<i>boom</i>" tricolore. Dans son bureau, orné d'une grande photo de feu Hassan II devisant avec l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing, le patron de l'UFE ne cesse de recevoir des compatriotes désireux de s'installer. "<i>Dans la seule journée de mercredi, j'en ai vu passer quinze</i>", fait-il mine de se plaindre. En fait, il est ravi. "<i>Les Français investissent, c'est positif</i>", dit-il.

Joseph-Pierre Garcia a fait ses comptes : "<i>A l'indépendance du Maroc -3 mars 1956-, nous étions environ 12 000 à Marrakech. Dans les années qui ont suivi, on est tombés à 1 200. Aujourd'hui, entre les immatriculés et ceux qui ne sont pas inscrits au consulat, on est 5 000 Français, bon poids !</i>" Est-ce, comme il le dit en riant, parce que "<i>dans chaque Français il y a un pacha qui sommeille</i>" que Marrakech est devenue, en ce début du XXIe siècle, l'une des escales les plus prisées des petits-enfants de Lyautey ? Et, parfois, leur second pays ?

S'il venait y flâner aujourd'hui, le commissaire-résident général de la France au Maroc - à qui Marrakech doit la ville nouvelle du Guéliz créée dans les années 1920, à côté de la médina, afin que les populations française et marocaine ne se mélangent pas - ne reconnaîtrait plus "<i>sa</i>" ville. Pas plus que le sultan almoravide Youssef Ibn Tachfin et son épouse mythique -à laquelle le livre Zeinab, reine de Marrakech, roman de Zakya Daoud (L'Aube, 2004), est consacré - ne reconnaîtraient la cité qu'ils fondèrent en l'an 1062. Ni son immense palmeraie, aujourd'hui presque totalement lotie et privatisée. "<i>Les Européens rêvent d'un retour aux sources : ils achètent dans la médina. Les Marocains, eux, veulent faire un pas vers la modernité : ils vendent ce qu'ils ont dans la vieille ville et s'installent en banlieue, dans des appartements neufs, avec tout le confort</i>", remarque Manuel Freitas, qui s'est improvisé agent immobilier.

La flambée des prix du foncier, qui fait de Marrakech une des villes les plus chères du Maroc, a précipité ce mouvement et creusé de nouveaux écarts. Pour les très riches, les choses n'ont guère changé. Après Bernard-Henri Lévy, Pierre Bergé ou Jean-René Fourtou, le financier belge Albert Frère vient lui aussi d'acheter une propriété à Marrakech. Le quartier de la Palmeraie, "<i>accessible en Mercedes</i>", abrite "<i>le top du top</i>", et on y trouve, ajoute Manuel Freitas, "<i>presque autant de Marocains que d'étrangers</i>". Pour les plus pauvres, petits artisans, domestiques, maçons à la journée, l'embellie de Marrakech est une aubaine. La rénovation des riads, ces maisons anciennes bâties autour d'un patio-jardin, dont raffolent les Européens, a donné un nouveau souffle au kitch néo-orientaliste, mais aussi à l'artisanat de qualité - qu'il s'agisse du fameux tadelakt, avec lequel on chaule les murs, des tissus brodés, des zelliges ou des plafonds en bois sculpté. La médina, avec ses entrelacs de ruelles et d'impasses, ses étals de fruits, d'épices, de quincailleries diverses, connaît un regain d'activité. "<i>Depuis trois ou quatre ans, on a le plein emploi. On fait même venir des gens de Safi ou de Ouarzazate ! Sans parler des incidences bénéfiques sur l'agriculture et le maraîchage</i>", souligne le maire de Marrakech, Omar El Jazouli, ex-député de l'Union constitutionnelle, à la tête de la ville depuis 1996.

L'arrivée conjuguée des étrangers et des ruraux a fait exploser Marrakech, qui compte désormais près de 1 million d'habitants. Omar El Jazouli applaudit. C'est lui qui, lors de l'émission télévisée "<i>Capital</i>", en 1998, avait fait fantasmer la France, en jurant que tout un chacun "<i>pouvait s'offrir un palais oriental pour 300 000 dirhams -environ 30 000 euros-</i>", propos qu'aujourd'hui il "ne regrette pas, au contraire !". N'a-t-il pas pu, grâce à cette manne, développer l'éclairage électrique, améliorer l'assainissement de la ville et faire paver la médina ? L'heureux édile rêve de créer un circuit automobile - "Les gens pourront faire de la voiture de course le matin et du golf l'après-midi" - et parle avec entrain de la création d'une ville nouvelle, la future Tamansourt, se loger devenant, le maire le reconnaît, un exercice "un peu compliqué" pour les Marrakchis des classes moyennes. Quant à ceux, Marocains mais aussi Français, qui dénoncent une nouvelle "colonisation", le wali (préfet) en personne les renvoie dans les cordes. "La médina compte environ 160 000 habitants, dont moins de 400 résidents étrangers. Parler d'invasion ou de colonisation, ce n'est pas sérieux. On est à Marrakech, pas à Palma de Majorque", remarque Mohamed Hassad en souriant. "On n'encourage ni on n'empêche ces nouveaux flux, ajoute-t-il. C'est un marché : nous restons souples. Le Maroc a choisi la voie de l'ouverture, il faut y aller !"

Et Marrakech "y va". A bride abattue. Hypnotisant les foules françaises. Selon les estimations marocaines, les touristes français ont été 600 000 en 2004, "soit une augmentation de 20 %"par rapport à l'année 2003. "Au début, les premiers arrivants, c'était, pour prendre une image, le gratin des bourgeois de Saint-Tropez. Aujourd'hui, c'est tout Saint-Tropez qui débarque : le riche, le chic, mais aussi le boucher, le facteur ou le retraité !", résume Omar El Jazouli.

Les uns misent sur l'artisanat et les ventes à l'exportation, les autres parient sur les riads, exploités en chambres d'hôtes. Mais le maire pourrait ajouter qu'arrivent aussi, dans le sillage de ces nouveaux migrants, des nuées d'escrocs, de spéculateurs, de proxénètes, sans oublier ceux qui souhaitent échapper à la justice de leur pays et que l'humour local a baptisés les "émigrés judiciaires".

Marrakech, ville ouverte ? "C'est le miroir aux alouettes", corrige Jean Dezombre, qui préside la section locale de l'Association des Français de l'étranger (ADFE, classée à gauche). "On connaît pas mal de Français, venus ici sur un coup de tête et qui se retrouvent le bec dans l'eau, ajoute-t-il. Ils vivotent, ils survivent. Faire ce grand pas dans l'inconnu, ce n'est pas évident, surtout si l'on n'a jamais vécu à l'étranger. Les avantages fiscaux et le soleil ne font pas tout !"

Emilie B., elle, est une résidente atypique. Sa retraite d'aide-soignante représente tout son capital. Cette divorcée de 61 ans, mère de deux (grands) enfants, n'a pas le profil du Français moyen ou aisé. Aucun pacha ne sommeille en elle. Le seul riad où elle ait jamais mis les pieds, c'est celui que son guide marocain lui a fait visiter lors de vacances à Marrakech. "Le soleil, la chaleur des gens" l'ont touchée, elle qui a passé toute sa vie en Bretagne. Le poids de la solitude a fait le reste. Elle est venue deux années de suite, en 2003 et 2004. La troisième fois, elle s'est installée. En cela, elle ressemble à la plupart des expatriés, qu'un simple séjour de vacances décide à sauter le pas. "J'avais envie de changer de vie, de provoquer quelque chose", dit-elle, comme étonnée de son audace.

L'idée d'acheter dans la médina - qu'elle trouve "un peu trop populaire" - ne lui est pas venue. Emilie B. habite donc en banlieue, dans un quartier "tranquille", au deuxième étage d'un petit immeuble. Elle s'est acheté une mobylette. "En Bretagne, je ne connaissais pas d'étrangers. Ici, il n'y a que des Marocains, je suis la seule Française", précise-t-elle. Certaines habitudes locales l'ont choquée : "Chez eux, à l'intérieur, c'est propre. Mais dehors !... Par exemple les poubelles : au début, je les ramassais, c'est tellement dégoûtant. J'ai vite compris que ça ne servait à rien. La saleté, tout le monde s'en fiche." Les premiers temps, les gamins du quartier lançaient des pierres contre ses deux petits chiens. "Heureusement, ça s'est calmé. Les gens du quartier ont fini par m'assimiler", dit-elle joliment.

Emilie s'est inscrite au club de Scrabble et apprend l'arabe dialectal à l'Institut culturel français. Elle a aussi pris contact avec une association d'aide pour les enfants des rues. Emilie se donne encore un an "pour voir". Elle admet s'être "trompée" sur les Marocains : "Ils pensent que, si l'on est français, on est forcément plein d'argent. Leur gentillesse, c'est de la surface. Ils sont surtout intéressés. Et puis, comme travailleurs, les Européens ont meilleure réputation... Quand même, conclut-elle, il y a plus de contacts qu'en Bretagne. Je veux aller jusqu'au bout. Si je me sens mieux, je resterai."

Les "contacts" avec les Français, ce n'est pas forcément ce que les Marrakchis recherchent. Ceux des classes moyennes ont du mal à cacher leur rejet de ces "Gaulois en mal d'Orient" qui, à statut social équivalent, disposent d'un pouvoir d'achat supérieur. C'est le cas de la plupart des Européens, propriétaires de riads - recensés ou non - dans la médina. "Beaucoup de nos voisins marocains ont vendu aux Français. Ceux qui n'avaient qu'un gourbi ont gagné au change. Les autres, pas forcément. Certains regrettent d'être partis", constate l'universitaire Ouissad Tebbaa, dont la famille occupe, depuis des décennies, la charge de gardienne et de protectrice de la zaouia de Sidi Bel Abbes, l'un des sept saints de Marrakech. "En 1991, pendant la première guerre du Golfe, Marrakech était vide, c'était affreux. Mais là, c'est trop. On regretterait presque, je souffre à le dire, l'époque de Lyautey, quand chacun se sentait chez soi, que les espaces communautaires étaient respectés. Aujourd'hui, Marrakech explose. On ne peut pas continuer à ce rythme", prédit la jeune femme.

Le professeur Mohamed El Faïz, qui enseigne l'histoire des jardins à l'université Cadi Ayyad, dénonce, lui, le "cycle de prédation" et la "rage d'autodestruction", où serait désormais plongée la cité. A titre d'exemple, l'auteur de Marrakech, patrimoine en péril (Actes Sud, 2002) rappelle le "scandale" que constitue, à ses yeux, la disparition de la Palmeraie et le mauvais sort fait aux jardins de la Menara, où "des dizaines d'oliviers vieux de cinq ou six siècles" ont été arrachées, afin de construire une esplanade goudronnée destinée aux touristes. "Les investissements étrangers sont une bonne chose. Mais il ne faut pas perdre la tête, prévient-il. Aujourd'hui, il n'y a plus que les bâtiments religieux qui résistent. Demain, si un entrepreneur fortuné décide de transformer la Koutoubia en chambres d'hôtes, je ne suis pas sûr qu'on lui dise non."Non loin du Lycée français, à quelques centaines de mètres des Maîtres du pain,un charcutier-traiteur vient, lui aussi, d'ouvrir ses portes. Son enseigne ? Bouchées doubles.

<b>Catherine Simon</b>
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.01.05
 
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