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«Les Marocains réinventent la tradition»
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24 juillet 2006 22:46
Mohamed El Ayadi : «Les Marocains réinventent la tradition»

24.07.2006 | 14h43

Sociologue et historien, il commente la récente enquête sur les valeurs nationales

Une enquête nationale sur les valeurs au Maroc révèle que 67 % des sondés trouvent que les Marocains et les Marocaines sont moins attachés à la tradition que la génération précédente. 74 % estiment, en revanche, qu'ils sont plus attachés à la tradition que la génération montante. Aux notions comme celles de «niya» (confiance dans les relations interpersonnelles), ou de «bonne foi», qui prévalaient dans la société traditionnelle, les Marocains préconisent plutôt celle de la «méfiance». Mohamed El Ayadi, sociologue et historien, commente cette nouvelle configuration du système de valeurs de la société marocaine moderne qui, selon lui, «n'est plus traditionnelle, mais pas tout à fait moderne».


Le Matin du Sahara : A la lumière des résultats de l'enquête nationale sur les valeurs au Maroc, peut-on dire que notre société est en perte de valeurs ou sommes-nous, tout simplement, face à une vision nostalgique du passé ?
Mohamed El Ayadi : Les valeurs, c'est d'abord un système vivant exposé au changement.

Elles ne sont pas des principes éternels existant depuis toujours. Les unes apparaissent, d'autres disparaissent. Certaines valeurs montent dans la hiérarchie du système, d'autres, au contraire, déclinent. L'enquête confirme tout simplement ce constat en révélant la perception de ce changement par les Marocains. Il n y a donc rien d'anormal.

La société qui observe son histoire découvre cette évolution et peut alors affirmer qu'il s'agit d'un progrès ou, au contraire, d'un déclin. Quand on parle de tradition en général c'est une valeur positive qui se dégage parce qu'on associe cette valeur générale à des valeurs particulières comme le respect, la solidarité, la responsabilité, la bravoure, etc., d'où la nostalgie qu'on peut observer dans certains milieux. Maintenant, quand on passe du général au particulier, on constate, au contraire, la dépréciation de certaines valeurs traditionnelles en faveur d'autres valeurs dites modernes.

Pensez par exemple à l'attitude des générations d'aujourd'hui par rapport aux générations passées vis-à-vis de la brutalité dans le couple, ou entre parents et enfants ou encore entre enseignants et enseignés.

D'aucuns pensent qu'il est trop tard pour rétablir les anciennes valeurs (vu que les temps ont changé) et qu'il est plus sage d'en inventer d'autres qui correspondent plus à notre époque. Qu'en pensez-vous ?

Il est certain que le changement insécurise. La résistance ou le refus du changement se comprennent aisément par la crainte de rompre avec la tradition ou la coutume. Le conformisme est une manifestation de cet immobilisme.
Il est aussi une source de quiétude et de stabilité psychologique. Mais dans les faits, la personne confrontée à une nouvelle réalité, et qui se rend compte que son système de valeurs est inopérant, est plus apte à accepter le changement.
Les éléments qui ne répondent pas aux exigences de la situation sont abandonnés au bénéfice d'autres valeurs plus appropriées.

Par exemple, une société qui aspire à se moderniser est acculée à remettre en cause certaines de ses valeurs comme la servitude, le respect des hiérarchies sociales traditionnelles ou l'acceptation de la fatalité.

En évoluant dans une société déboussolée, l'individu ne risque-t-il pas de le devenir autant et donc de reproduire le même schéma à jamais (d'où l'impression, pour beaucoup, de vivre dans un cercle vicieux) ?

Les valeurs d'une même personne peuvent être en contradiction les unes avec les autres. La contradiction survient aussi entre les principes et les actes. Les déviants par exemple partagent un grand nombre de valeurs de la société.
Ils en transgressent seulement quelques-unes. Pour les gens ordinaires, il y a aussi des écarts notables entre le dire et le faire.

Par exemple, la polygamie perd du terrain. Elle pouvait être fonctionnelle dans une société traditionnelle. Elle cesse de l'être dans une société moderne et pourtant il y a toujours des adeptes de la polygamie au nom d'une certaine conception de la tradition ou de la religion.
Ce sont ces contradictions entre les valeurs, ou entre les valeurs et les pratiques, qui donnent cette impression sur la société qui est, ne l'oublions pas, une société en changement.

On incrimine souvent la mondialisation en la rendant responsable de tous les maux de la société. Jusqu'à quel point est-ce vrai et quelle est la part de responsabilité des acteurs sociaux dans cette faillite ?

C'est tout à fait classique d'expliquer les tares internes par l'influence externe. Mais la mondialisation est aussi un facteur de propagation de valeurs positives. Une certaine sociologie positiviste considère que les valeurs s'enracinent dans leur substrat social dans la mesure où ces valeurs reflètent les conditions de vie dans une société donnée. Mais, il est possible de relativiser cette affirmation puisque l'histoire en consacre un certain nombre qui transcendent le temps et les sociétés.

Depuis le Bill of Rights anglais et les révolutions américaine et française jusqu'à la Déclaration universelle des droits de l'Homme (1948), l'humanité dispose d'une charte de valeurs dont la validité est difficilement contestable puisqu'elle constitue une force morale que personne n'ose réfuter, même si, en pratique, de nombreux Etats en piétinent les principes tous les jours. Ces valeurs ont un caractère universel. Par conséquent, l'Etat-nation n'est pas l'instance suprême du droit. L'homme et l'humanité lui sont antérieurs et supérieurs.
D'autre part, il ne faut pas oublier que ces acquis historiques s'implantent d'abord dans une aire culturelle avant de se généraliser dans d'autres.

Est-ce que nous sommes en train d'assister, au Maroc, au crépuscule des traditions ou est-ce la perception des gens qui évolue ?

Disons que nous assistons à un changement et que la perception reflète ce changement.
Dans ce changement il n'y a pas seulement le crépuscule de certaines valeurs traditionnelles et l'émergence de nouvelles valeurs, mais aussi une réinvention de la tradition. Regardez ce qui se passe dans le domaine de la gastronomie marocaine ou dans le domaine vestimentaire comme celui du caftan marocain par exemple où l'invention et la création sont en œuvre en rapport avec les valeurs du goût, de l'esthétique et de la mode. La question des valeurs ne se limite pas seulement au domaine des valeurs morales généralement mis en avant quand on évoque cette question.

Il y a aussi d'autres domaines comme celui des valeurs politiques ou des valeurs esthétiques où la perception du changement n'est pas la même que la perception des changements au niveau des conduites ou dans le domaine de la morale.

Est-ce que l'individualisme et le repli sur soi sont à l'origine de la désagrégation de la société ou le résultat de cet état des faits ?

Le système de valeurs pour une personne est une feuille de route. S'il est en accord avec le monde environnant, il est consolidé par l'expérience.
Mais dans une société en changement, les valeurs changent aussi. Nous l'observons aussi bien pour les individus qu'au niveau des acteurs collectifs et de la société globale.

Les valeurs forment un système vivant qui est régulièrement défié par un environnement social en évolution. Parfois celui-ci s'adapte, tout en gardant ses caractéristiques essentielles, parfois il est bouleversé.
Certaines valeurs sont larguées, d'autres sont adoptées. L'individualisme est l'un des aspects de la société marocaine telle qu'elle est aujourd'hui.
C'est une société qui n'est plus une société traditionnelle, mais qui n'est pas une société tout à fait moderne.
L'individu y émerge au détriment des groupes, et c'est plutôt un signe de modernité.

Mais ce signe est encore perçu à travers les valeurs de la société traditionnelle où le groupe - famille, tribu, confrérie - prévalait sur l'individu.

«Quel Maroc allons-nous laisser à nos enfants ?», se demandent la plupart des Marocains. Comment voyez-vous cet avenir ?

Les valeurs sont transmises par les mécanismes de la socialisation dont les agents sont bien connus : la famille, l'école, les médias, le groupe des camarades… Contrairement au passé où le processus de socialisation était largement dominé par la famille, la situation aujourd'hui est loin d'être aussi simple et unilatérale. Le rôle de l'école est aujourd'hui primordial. Les médias aussi.

La responsabilité de l'Etat est aussi importante, sinon plus importante que celle de la famille.
Votre question est éminemment politique et en tant que telle, elle interpelle plutôt les pouvoirs publics de ce pays.


Propos recueillis par Kenza Alaoui | LE MATIN
[www.lematin.ma]
 
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