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Des Marocaines dans les années de plomb
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27 septembre 2004 14:13
Des Marocaines dans les années de plomb : quand la détention politique se conjugue au féminin

Cette phrase, désormais épitaphe, porte le combat d’une jeune femme morte à 25 ans, pour avoir rêvé d’un avenir radieux et, surtout, défendu une certaine idée de la liberté, de la démocratie et de la citoyenneté.
La jeunesse marocaine, celle rebelle et insoumise, en a fait jusqu’à aujourd’hui encore où l’image de héros et modèles est plus brouillée que jamais, l’emblème du militantisme. Héroïne Saïda, morte au combat le 11 décembre 1977, après une grève illimitée de la faim.
En ce millénaire nouveau, il n’y a pas de réunions estudiantines, qui ne s’achèvent, sans que son nom ne soit évoqué. Jamais le souvenir de Saïda Menebhi n’a été aussi vivace en ces temps de devoir de mémoire et de catharsis sur le chemin d’années qui ont senti le plomb, la répression et l’arbitraire.
A l’évocation de Saida, c’est tout un passé militant qui ressurgit et que s’applique à explorer aujourd’hui avec sérénité et minutie la commission nationale pour la vérité que préside l’ancien détenu politique Driss Benzekri. Un passé, donc, où cumulaient les condamnations pour des complots imaginaires et de solides convictions s’élevaient à des siècles de prison, prononcées contre ceux et celles, qui comme le Che, ont choisi de se faire réaliste et de rêver à l’impossible. En cette année, Saïda Menebhi n’était pas seule en prison.
Six autres femmes étaient de ce voyage au bout de l’enfer carcéral, dont deux partageaient la même cellule qu’elle. En ces années de répression et du tout-sécuritaire, la torture s’est également conjuguée au féminin. Un voile de pudeur et de silence a couvert la douleur de ces Marocaines qui s’étaient investies corps et âme dans la militance. En 2001, une ancienne détenue politique, Fatna El Bouih, a brisé avec un courage inouï ce silence qui s’est abattu comme une chape de plomb en publiant, aux éditions Le Fennec, un livre-témoignage, suintant d’émotion, « Une très longue nuit noire ».
« Hommes et femmes, nous étions égaux devant la torture. Nous subissions les mêmes sévices, le même avilissement, avec en prime les menaces de viol », se souvient Fatna El Bouih, aujourd’hui entièrement vouée à la défense des droits des prisonniers au sein de l’Observatoire marocain des prisons.
Les mémoires rétives ont bien du mal à imaginer que les femmes de ce pays ont, elles aussi, connu les affres du non droit, de la détention secrète et de la réclusion politique. Fatima Mernissi, qui a interviewé F. El Bouih, dans un fascicule publié sous le titre du « tortionnaire en déroute » a les mots justes pour évoquer la présence féminine dans cette longue nuit noire où hommes et femmes n’étaient plus que des ombres.
« Comment imaginez-vous une ex-prisonnière politique ? ai-je demandé autour de moi, dans les cercles de la mégapolis Rabat-Casablanca que je fréquente. A ma grande surprise, la majorité des collègues interviewés ont répondu qu’ils ne savaient pas que parmi nos prisonniers politiques il y avait des femmes. Certains se souvenaient de Saïda Menebhi, morte en prison en décembre 1977, alors qu’elle menait une grève de la faim qui a révélé au monde un phénomène nouveau : l’apparition de jeunes femmes dans un théâtre politique arabe, jusque-là exclusivement masculin ”, écrit la célèbre sociologue, auteur entre autres, du “ Harem politique ».
Elles étaient jeunes et portaient leur engagement chevillé au corps de leurs convictions. La plupart d’entre elles étaient étudiantes et militantes dans des cellules clandestines car décrétées interdites. En ce temps-là, le Jean’s et le large pull over étaient de rigueur. Comme s’il s’agissait de faire oublier sa féminité auprès de camarades aux discours enflammés sur la démocratie, qui duraient des soirées entières. « Nous étions constamment prises dans un dilemme, celui de prouver à la société, à nos familles et à nos camardes que nous étions nous aussi des militantes qui se battaient pour un Maroc meilleur et non des femmes à draguer », affirme une ancienne du mouvement « 23 Mars ».
Par la force de leur engagement, ces Marocaines ont milité jusqu’à en perdre leur liberté et connaître le même sort que leurs camarades de l’autre sexe. Elles s’appelaient Latéfa, Fatna, Nezha, Rabéa, Hayat, Saïda, Khadija, Nezha, Amina... Elles ont été enlevées, détenues au secret, torturées. « Nous étions à Derb Moulay Chrif, parquées dans un long couloir, les yeux bandés, une lumière blafarde au-dessus de nos têtes et avec l’interdiction de communiquer, de bouger et même de pouvoir tuer les poux qui nous infestaient », rapporte Latéfa Jbabdi -aujourd’hui membre de l’Instance Equité et Réconciliation- dans le livre témoignage de Fatna El Bouih.
A Derb Moulay Chrif, dans ce haut lieu de torture, elles n’étaient plus des femmes. Leur identité féminine a été soigneusement niée, effacée, gommée. Leurs geôliers leur avaient donné des noms d’hommes, suivis de numéro. C’est ainsi que Fatna El Bouih n’était plus qu’un « Rachid n° 45 » tandis que Latéfa Jbabdi ne devait plus répondre qu’aux noms de Saïd, Touil ou encore Doukkali. Là-bas, dans cette longue nuit, « une nuit blanche, une nuit noire, une nuit sans nuit et pleine de nuit », les femmes n’étaient plus des femmes. Juste des corps blessés, des plaies béantes, surveillées par des hommes. Exclusivement.
L’histoire leur rendra sûrement un jour justice. Ces militantes, au secret, ne lâcheront jamais prise. Déterminées à rester debout, l’échine bien droite, malgré l’avilissement et les tortures infligées. Dès Derb Moulay Chrif, la solidarité féminine s’est organisée. Dans l’enfer de la nuit, ces femmes puisaient, les unes des autres, des forces insoupçonnées et des raisons de résister encore et encore. Dans la longue file, qui devait conduire aux séances musclées d’interrogatoire, le serrement d’une main pouvait suffire pour donner du courage à une camarade de galère d’affronter l’indicible.« Est-ce que tu crois qu’ils vont nous raser les cheveux ? », souffle l’une d’entre elles. Une question qui, à elle seule, dit toute la détresse de ces femmes à la dignité bafouée.
“Interdiction de communiquer, sinon... ”, avaient menacé les bourreaux. Ruses de femmes : l’interdiction sera pourtant bravée de mille et une façons. Elles communiquaient, se transmettant des messages à travers des gestes, allant même parfois jusqu’à écrire sur le corps de la voisine. “ Ce jour-là, nous devions, en file, par la main (...) Quand Khadija me serra très fort la main, je répondis avec la même force et un grand plaisir. Cela réconforta mon âme. En cet instant, il me semblait que toute distance avait disparu, que nous étions ensemble unies. Depuis cet instant, j’ai juré de tenir bon jusqu’à la fin de cette épreuve ”, confie Fatna El Bouih dans « le tortionnaire en déroute ».
C’est cette même solidarité qui a scellé la vie de ces militantes derrière les barreaux, s’attelant à reconstruire une vie, détruite et en mille morceaux, en prison. Elles reprendront leurs études. Feront des grèves de la faim pour revendiquer les droits les plus élémentaires. Droit à l’éducation, droit à l’information, droit à la lumière au-delà de 20 heures 30... les jours, les semaines, les mois, les années passaient. Du rire aux larmes, lorsque l’une d’entre elles était libérée, lorsqu’un plat concocté dans une cellule fleurait bon la maison et le monde du dehors ou qu’un examen était passé avec succès. Pour tenir et résister, elles vivaient en groupe, presque en famille reconstituée.
De ce passé meurtri et de ce combat qu’elles ont en partage avec les hommes, les femmes parlent avec pudeur. « Les militantes rechignaient à tirer gloire de leurs actes et préféraient plutôt se demander ce qu’il restait encore à faire et à entreprendre. C’est probablement dû à ce sentiment étrange fait de h’chouma, qu’on nous inculque dès le plus jeune âge. On nous a toujours appris qu’une femme, ça reste toujours en retrait, ça ne se met jamais en avant », tente d’expliquer l’une d’entre elles. Alors, de ce silence est né l’oubli. Presque une sorte d’omerta sur ces Marocaines qui ont fait de la prison pour des raisons politiques.
Un travail de recherche sur ces femmes, détenues politiques des années 1970, est revendiqué par les unes et les autres. Une page d’histoire exclusivement au féminin, qu’il faudra aussi lire avant que ne soit tournée celle des violations et des exactions. « Personne ne parle de toutes ces femmes et de toutes les autres qui ont été des montagnes de résistance. Et ce sont elles qui doivent revendiquer leur propre histoire. Personne d’autre ne le fera à leur place », soutient F. El Bouih. L’exercice est douloureux.
Difficile aussi, surtout lorsque l’on sait que la violence contre les femmes continue d’être un sujet tabou. « Des étapes ont certes été franchies. On parle de plus en plus de violence conjugale. Le harcèlement est aujourd’hui sanctionné. Peut-être que bientôt on évoquera plus clairement la torture au féminin », déclare une rescapée du Derb, commissariat de sinistre mémoire.
20 ans après -un peu plus pour les unes et un peu moins pour les autres- elles sont, comme écrivait le poète, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait d’autres. Certaines d’entre elles parlent d’une expérience, à la fois forte et terrifiante, qu’elles ne voudraient pour rien au monde voir leurs filles la vivre à leur tour. « Au Maroc, on avait déjà du mal à accepter qu’un homme soit dans l’opposition, que dire d’une femme ? », s’exclame Fatna, qui s’empresse de comparer la prison à ces chaussures de la mythologie chinoise, destinées à empêcher le développement des pieds des promises. Cris et chuchotements.
« Le plus dur a été aussi le silence des proches, de la famille, des amis, qui par pudeur ont d’abord occulté ce que nous avions vécu. Comme s’ils voulaient oublier notre passé, alors que nous voulions, nous, en parler, comme dans une thérapie », renchérit une ancienne détenue politique avant de dire dans un long soupir que « la liberté est parfois encore plus dure que la prison ».
Ces militantes pourront-elles un jour oublier ce ciel bas et lourd, ces bandes noires, ces geôliers mais aussi ces relations fortes et belles, nouées derrière les barreaux et dans l’enfermement ? Probablement pas. Leur parcours et ce qu’elles sont aujourd’hui devenues en témoignent.
Présidente d’association féminine, membre de la commission nationale pour la vérité, écoutante dans un centre pour femmes battues, visiteuses de prison, activiste dans une association de défense des droits humains, ces femmes des années de plomb n’en finissent pas de se battre, militer et s’investir pour le respect de la dignité et des droits. Pour que leurs filles soient véritablement citoyennes en terre marocaine.
par Narjiss Rerhaye
S'il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé, il y a du malheur à ne point aimer.
 
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