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La main sur le Caire
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27 avril 2006 13:00
Livres

La main sur le Caire
On trouve tout dans «l'Immeuble Yacoubian», microcosme frénétique de la société égyptienne. Rencontre avec Alaa El Aswany, l'auteur d'un best-seller qui échappa à la censure.

Par Claude GUIBAL
jeudi 27 avril 2006



Le Caire de notre correspondante

Alaa El Aswany
L'Immeuble Yacoubian
Traduit de l'arabe (Egypte) par Gilles Gauthier. Actes Sud, 326 pp. 22,50 €.



n plein coeur du Caire, l'immeuble. Une odeur de désinfectant flotte sur le palier. Au Caire, la chose est plutôt rare. Comme au bas de l'immeuble, où se pressent les voitures et les vendeurs de fruits assis sur leur carriole, on respire d'ordinaire dans la capitale égyptienne un complexe mélange de gaz d'échappement et de poussière, d'effluves alimentaires et de pisse de chat. Mais, au troisième étage, chez Alaa El Aswany, c'est le détergent qui domine. Rien de bien étonnant : Alaa El Aswany est dentiste. Dans son cabinet au bord du Nil défile au gré du jour toute une humanité terrorisée par les caries et les abcès dentaires. Pour décontracter ses patients, le dentiste leur parle. Il les écoute beaucoup aussi, et recueille, le temps d'un détartrage, le bruit, les rires et les tourments de leurs mondes. Avec sa cravate rouge dépassant de sa blouse blanche, sa roulette à portée de main et son allure débonnaire, Alaa El Aswany a l'air de tout, sauf d'un écrivain. Et pourtant, il en est un, et pas des moindres, boxant en catégorie poids lourds, du côté des phénomènes littéraires. En publiant en 2002 l'Immeuble Yacoubian, il a lâché une vraie bombe, qui, en échappant par miracle aux fourches de la censure, a secoué l'Egypte bien au-delà de ses prétentieux cénacles littéraires. Sexe, corruption, religion, la trinité des tabous est disséquée dans cette autopsie de l'Egypte contemporaine, à la fois drôle et cruelle. Edité et immédiatement épuisé, réédité, aussitôt traduit, piraté, ses droits achetés pour le cinéma, le roman est un succès sans précédent dans le monde arabe. A travers le Proche-Orient, plus de 100 000 exemplaires du Yacoubian circulent. A New York, Harpers and Collins s'apprête à sortir une édition en livre de poche. Le film tiré du livre ­ le plus gros budget du cinéma arabe ­ sort sur les écrans, après une avant-première applaudie au Festival de Berlin. Les vedettes égyptiennes se sont battues pour y tenir un rôle. Après d'humiliantes années de manuscrits refusés, l'extraordinaire aventure du Yacoubian a bouleversé la vie d'Alaa El Aswany.

Résumons donc le cataclysme. L'époque est imprécise, probablement l'orée des années 1990. L'immeuble Yacoubian, construit dans les années 30 par le millionnaire du même nom pour héberger la crème de la société cairote, porte désormais les stigmates de la révolution nassérienne. Derrière la façade fatiguée aux moulures hellénisantes, les apparatchiks du nouveau régime et leurs femmes vulgaires ont succédé aux grands bourgeois. Sur le toit de l'immeuble de dix étages, les anciens débarras des appartements chic abritent une foule de miséreux, qui s'entassent et se disputent le moindre mètre carré. L'immeuble, jadis si luxueux, n'est plus que l'ombre de lui-même. Tout comme Zaki bey, l'un de ses derniers habitants historiques. Un vieux beau, aristo déchu et nostalgique, suceur d'opium érotomane, qui n'a pour seul plaisir que les coïts ­ rarement gratuits ­ qu'il réussit encore à mener à bien à l'aide des piqûres de fortifiant que son serviteur, Abaskharoun, un copte infirme, lui inflige dans le postérieur. Lequel Abaskharoun, associé à son frère Malak, cherche par tous les moyens ­ souvent peu scrupuleux Ñ à obtenir une chambre sur le toit du Yacoubian. Dans l'immeuble vivent aussi le bawab (portier) et son fils, Taha, étudiant méritant dont le plus grand rêve est d'intégrer l'académie de police. Sur le toit habite sa tendre amie Boussaïna, qui tente tant bien que mal de subvenir aux besoins de sa famille. Dans le Yacoubian, on croise aussi Hatem, l'intellectuel homo en quête du grand amour, ou encore Hagg Azzam, le businessman parvenu, cul-bénit magouilleur, qui tente de s'acheter un siège de parlementaire après avoir fait fortune dans le vêtement pour femme voilée.

La galerie de portraits est truculente, elle est ­ on s'en doute ­ le reflet même des strates et de l'évolution de la société égyptienne. Et, sans surprise, tout comme l'Egypte des années 90, les habitants du Yacoubian vont foncer tout droit dans le précipice. Zaki se fait dépouiller, Taha, interdit d'académie de police pour cause d'ascendance pas assez reluisante, vire islamiste armé, Boussaïna découvre qu'il est plus facile de lever la cuisse pour gagner sa vie que de trop préserver sa pudeur, etc.

L'écriture est efficace, mais pas exceptionnelle, les rebondissements sont soigneusement travaillés, et la chute du livre, tourne, sans surprise, au happy-end cinématographique. Pas de quoi faire une révolution littéraire, c'est vrai. Et pourtant. Etaler aussi crûment les turpitudes et les hypocrisies de la société égyptienne est certainement la première clé du succès du Yacoubian. On y parle sexe, on y parle vice, corruption et petits arrangements avec la morale. Tout ce qui fait l'Egypte contemporaine y est dit, dénoncé, moqué. Une liberté de ton que ce pays, rongé par la censure et la bigoterie, ne connaissait pas. D'autant que les ressemblances avec des personnages existants ou ayant existé ne sont peut-être pas si fortuites que l'auteur veut bien l'assurer. Certains noms, à peine modifiés, ne trompent personne, et les lecteurs égyptiens, effarés de tant d'audace, se sont délectés à mettre un visage connu derrière tel personnage de politicien véreux ou d'homme d'affaires pourri. Dans les hautes sphères de l'Etat, certains, paraît-il, s'en seraient étranglés de rage. «Tous les détails sont imaginaires», jure pourtant El Aswany, imperturbable. «Ce qui s'est passé avec ce livre est incroyable. Aucun éditeur ne voulait le publier, on me disait que c'était trop risqué. Puis une maison d'édition a osé, et le succès a été immédiat, dès que Gamal al Ghitany (écrivain et directeur d'Akhbar al-Adab, les Nouvelles littéraires, ndlr) a décidé d'en publier des extraits. Mon livre est devenu célèbre si vite que la censure ne pouvait plus prendre le risque de créer des problèmes.» Un petit vent de liberté soufflerait-il sur l'Egypte ? Rire jaune : «Il ne faut pas se leurrer. Ça ne signifie pas que la liberté d'expression existe. Ce qu'on a ici, c'est la liberté de bavarder. En gros, ce que nous dit le pouvoir, c'est vous écrivez ce que vous voulez, et moi, je fais ce que je veux.»

En ces temps de fin de règne en Egypte, Alaa El Aswany n'a d'ailleurs pas l'intention de se taire. Chaque mois, il balance dans la presse de gauche tout son mépris du régime. On le croise en marge des manifestations anti-Moubarak aux côtés de son ami, l'acide Sonallah Ibrahim, figure marquante de la littérature égyptienne, auteur, notamment, du fantastique Charaf (1), roman hallucinatoire sur l'état de l'Egypte. «Certains nous reprochent d'écrire et de faire de la politique, mais ça n'a rien de contradictoire. Le romancier est un citoyen, et moi je suis homogène.» Pour cet ancien élève du lycée français de Bab el-Louq, la chose a même une résonance toute particulière. «C'est avec la littérature française que j'ai connu ma première expérience démocratique. Et, à bien y réfléchir, la seule véritable, ajoute-il. En cours de français, nous avions comme profs de jeunes coopérants, Mai 68 n'était pas très loin, leurs méthodes d'enseignement étaient très novatrices. En début d'année, notre prof nous a proposé de voter pour les textes que nous avions envie d'étudier. C'était une expérience inimaginable. Nous sommes rentrés chez nous jeter un oeil aux textes, et le lendemain, nous avons procédé à un véritable scrutin, et le prof a respecté notre choix. Toute cette année-là, il n'y a pas eu le moindre problème de discipline dans cette classe.»

A cette époque, chez les Aswany, le salon ne désemplit pas. El Aswany père est écrivain, et chez lui se pressent tous les intellectuels du moment. Sur les rayonnages, les romans s'ajoutent aux poèmes. Le jeune Alaa, fils unique, se voit gratifier de listes de titres à lire. «J'ai dû attendre pour lire les auteurs russes. Mon père me trouvait trop jeune pour saisir toute leur complexité.» Depuis, dans son panthéon personnel, se mêlent Tchekhov, Hemingway et Garcia Marquez. Et La Bruyère, pour ses portraits, tout à côté des maîtres arabes, à commencer par Naguib Mahfouz. Avec le prix Nobel de littérature égyptien, Alaa El Aswany partage une profonde humanité pour ses personnages, victimes d'une société en déroute, d'un monde en faux-semblant, pourri sous son badigeon de respectabilité, tout comme la façade du Yacoubian. Du choix impossible de la jeunesse, qui se jette dans l'islamisme faute d'avenir, à la peinture sans anathème de la sexualité embrouillée des Egyptiens, Alaa El Aswany touche juste, là où d'autres préfèrent hurler avec les loups. «Je ne vais pas me mettre des limites. Des islamistes m'ont reproché d'avoir portraituré gentiment les homosexuels, et des marxistes m'en veulent d'avoir donné une image trop douce des fanatiques. Je suis nostalgique, car l'Egypte que j'ai connue enfant était plus ouverte et tolérante. Puis il y a eu la catastrophe.»

La catastrophe, pour Alaa El Aswany, c'est 1973, et le choc pétrolier qui va changer la face du Proche-Orient. Des millions d'Egyptiens sans le sou et souvent analphabètes partent travailler en Arabie Saoudite, noyée sous les pétrodollars, puis reviennent, riches mais pétris des rigoureuses normes de l'islam wahhabite. «Une interprétation intolérante et fermée, cingle El Aswany. En Egypte, avant, on faisait ce qu'on voulait, face à sa conscience. On pouvait boire ou aller à la mosquée, ou avoir une petite amie sans être marié. Mais le régime a laissé faire cette dérive intégriste, car c'était dans son intérêt. Avec ce courant-là, ce n'est pas la démocratie qui importe, mais plutôt de couvrir le corps de la femme, de lui interdire de conduire, d'interdire la bière. Mais, quand on est prince, bien sûr, on fait ce qu'on veut. Regardez où ça nous mène, tout ce manque de démocratie. Ici; on n'a pas le droit de faire de la politique, mais on ne peut pas fermer les mosquées. Et c'est là que certains jeunes se font embrigader. Alors que, s'ils pouvaient s'exprimer librement, ils débattraient sur la place publique et pourraient être confrontés à d'autres idées.» Gros soupir : Alaa El Aswany est de plus en plus fatigué de cette Egypte qui va mal. Le dentiste est tout sourire, mais l'écrivain montre les dents. Il déplaît aux plus puissants, et le sait. Avec le succès du Yacoubian, il est régulièrement l'objet d'attaques dans la presse, lui reprochant son manque d'inventivité ou sa supposée fortune. Certains, flairant la poule aux oeufs d'or, n'ont pas hésité à le poursuivre en diffamation, tels ces héritiers d'un tailleur voisin de la famille El Aswany, qui ont cru reconnaître leur géniteur sous des traits peu flatteurs dans le livre. Ça le vexe. Ça l'énerve. «Et en plus, je n'ai pas gagné tant d'argent que cela, avec le Yacoubian !» se défend-il, se perdant dans les méandres du droit d'auteur, des coûts d'adaptation au cinéma, auxquels, dit-il, il ne connaît rien, incapable de négocier un contrat alors qu'il peaufine son prochain roman. L'Egypte entière attend avec impatience de voir ses personnages sur grand écran. Alaa El Aswany esquisse un petit sourire gêné, et regarde son carnet de rendez-vous. Son prochain patient ne devrait plus tarder. Encore une bouche à explorer, encore une vie à écouter. De quoi nourrir encore cette écriture qui a giflé l'Egypte en lui tendant sans concession son reflet dans le miroir.

photos denis dailleux. VU

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