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libéré de Syrie : "J'ai rencontré le pays du Mal"
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11 septembre 2013 00:12
Le journaliste Domenico Quirico, libéré de Syrie : "J'ai rencontré le pays du Mal"

LE MONDE | 10.09.2013 à 11h06 • Mis à jour le 10.09.2013 à 20h20

Domenico Quirico, journaliste à La Stampa détenu en Syrie pendant cinq mois avec le Belge Pierre Piccinin, a regagné l'Italie lundi. Il a livré à son journal le récit de sa captivité.


Nous sommes arrivés à Qoussair avec un convoi de ravitaillement de l'ASL, un long voyage de nuit tous feux éteints à travers les montagnes – le régime contrôlait les routes. Nous avons été bombardés par un Mig près d'un moulin de l'époque byzantine. Nous nous trouvions dans la vallée de l'Oronte, un endroit où, au cours de l'histoire, les empires se sont faits et défaits.

C'est là que la bataille entre Ramsès II et les Hittites a eu lieu. Ici, l'histoire est partout, dans chaque colline, dans chaque pierre. La ville était déjà dévastée et détruite par les bombardements de l'aviation alors, la nuit suivante, nous avons décidé de revenir à notre point de départ pour savoir s'il était possible de prendre la route de Damas.

L'ENLÈVEMENT

Nous avons demandé à être accompagnés par des hommes de l'ASL [Armée syrienne libre] et c'est en compagnie de deux d'entre eux, avec qui nous venions de dîner, que nous sommes partis. Nous les pensions fiables. Mais il est probable que ce soit eux qui nous aient trahis et vendus. Dès la sortie de la ville, notre voiture a été stoppée par deux pick-up remplis d'hommes masqués. Ils nous ont fait monter dans leurs véhicules, puis nous ont conduits dans une maison où ils nous ont battus.

Ils se présentaient comme des policiers du régime. Les jours suivants, cependant, nous avons découvert que c'était faux, car nos ravisseurs étaient de fervents musulmans qui priaient cinq fois par jour de façon savante et mélodieuse. Le vendredi, ils ont écouté le sermon d'un prédicateur qui soutenait le djihad contre Assad. Mais ce n'est que lorsque nous avons été bombardés par l'aviation que tout reste de doute s'est évanoui : ceux qui nous avaient pris en otage étaient des rebelles.

A son arrivée à Rome, le reporter de la "Stampa" a confié avoir été "maltraité" par ses ravisseurs.

L'ÉMIR ABOU OMAR

Le créateur et chef du groupe de nos ravisseurs était un soi-disant émir qui se fait appeler Abou Omar, vraisemblablement un surnom. Il a formé sa brigade en recrutant des gens du coin, plus bandits qu'islamistes ou révolutionnaires. Cet Abou Omar couvre ses trafics et activités illicites d'un vernis d'islamisme et collabore avec le groupe qui nous a récupérés ensuite, Al-Farouq. Cette faction très connue de la révolution syrienne fait partie du Conseil national syrien et ses représentants rencontrent les gouvernements européens. Elle a été créée par un général rebelle qui a enrôlé ses troupes parmi les gens les plus pauvres de Homs, les laissés-pour-compte du régime mafieux syrien. L'Occident leur fait confiance, mais j'ai appris à mes dépens qu'il s'agit aussi d'un groupe assez emblématique d'un phénomène nouveau et préoccupant pour la révolution : l'émergence de bandes de malfrats, comme en Somalie, qui profitent du vernis islamique et du contexte révolutionnaire pour s'emparer de pans entiers du territoire, rançonner la population, enlever des gens et se remplir les poches.

LE PREMIER LIEU DE DÉTENTION

Au début, nous avons été détenus dans une maison de campagne aux abords de Qoussair. Nous y sommes restés une vingtaine de jours. Puis est survenu le premier événement terrible de ce que j'appelle la "matriochka" de cette histoire, un événement au sein d'un autre : le Hezbollah a attaqué les positions rebelles et la bâtisse dans laquelle nous nous trouvions s'est retrouvée en première ligne. Elle a été attaquée et bombardée. Nous avons alors été déplacés dans une autre maison, à l'intérieur de la ville. Mais c'était comme si le destin s'acharnait sur nous, ouvrant sans cesse de nouveaux scénarios terribles, nous éloignant toujours plus de la perspective d'une libération.

Domenico Quirico, journaliste du quotidien "la Stampa", habitué des théâtres de guerre, avait été enlevé en Syrie début avril.

Cette maison aussi a fini par être attaquée et, durant une semaine, nous avons été confiés à une brigade djihadiste de Jabhat Al-Nosra. C'est le seul moment où nous avons été traités comme des êtres humains, et même avec une certaine sympathie : par exemple, ils nous ont nourris de ce qu'ils mangeaient eux-mêmes. Les combattants du Jabhat Al-Nosra mènent une vie très simple. Ce sont des guerriers radicaux, des islamistes fanatiques qui ont pour ambition de faire de la Syrie un Etat islamique et de transformer tout le Moyen-Orient, mais en face de leurs ennemis – parce que nous, chrétiens, occidentaux, nous sommes leurs ennemis –, ils ont le sens de l'honneur et du respect. Al-Nosra a beau être inscrite sur la liste des organisations terroristes dressée par les Américains, c'est le seul groupe qui nous ait respectés. Mais nous sommes revenus aux mains d'Abou Omar.

L'EXODE DE QOUSSAIR

La ville était assiégée et se réduisait chaque jour, détruite pierre après pierre. Au début du mois de juin, le Hezbollah était sur le point de la prendre. L'ensemble des différentes factions rebelles (dont la katiba – l'unité – d'Abou Omar) a décidé d'enfoncer les lignes ennemies avec la population pour tenter de fuir dans une autre partie de la Syrie. De façon incroyable, ils ont, nous avons, réussi. Cela a été une épopée extraordinaire et terrible, avec des hommes, des femmes, des enfants, des handicapés et des personnes âgées marchant pendant douze heures, deux nuits consécutives, à travers la campagne. Un groupe de cinq à six mille personnes.

Tout au long de cette marche sur les cailloux, un bruit sourd s'élevait de la foule, comme s'il ne s'agissait que d'un seul et même corps en mouvement. Lorsque les fusées éclairantes lancées par les soldats du régime pour permettre à l'artillerie et aux mitraillettes de les abattre illuminaient la scène, la campagne devenait éblouissante et ces milliers de gens se jetaient aussitôt à terre dans un silence incroyable. Et quand les fusées éclairantes, qui descendent tout doucement, finissaient par s'éteindre au sol, la foule se relevait comme un seul homme, reprenant sa route en laissant derrière elle son chapelet de morts.

PÊCHES VERTES

Au bout de la première nuit, l'armée est parvenue à bloquer notre avancée et tout le monde s'est dispersé dans les vergers et les champs, sans eau ni nourriture, pour attendre une autre nuit et essayer de repartir. Il n'y avait rien à manger. Juste les pêches sur les arbres, qui, en juin, étaient encore loin d'être mûres. Nous en avons écrasé pour manger le cœur et le noyau, qui étaient assez mous.

Parfois quelques vieilles figures homériques s'avançaient seules vers les lignes de l'armée de Bachar, et elles étaient fauchées par les mitraillettes. Mais la chose la plus extraordinaire s'est produite lorsque, au coucher du soleil, toute cette foule s'est arrêtée pour prier. Les hommes d'Abou Omar ont croisé deux kalachnikovs à la tête du convoi des combattants pour entonner une prière guerrière. Un chant modulé s'est élevé au-dessus des champs et des bois pour demander à Dieu la victoire et la mort de leurs ennemis. Après quoi, la foule s'est dirigée droit vers l'ennemi, a enfoncé les lignes et, de façon incroyable, a passé les soldats.

VERS HOMS

Nous sommes descendus vers Homs depuis le haut-plateau. Je me souviens avoir pensé que j'étais en train de rêver, tant la scène était irréelle. Nous avancions de nuit vers cette grande ville, là où la révolution a débuté. Une partie de la cité était déserte, déjà détruite par les bombardements. L'autre était encore habitée, en proie à d'incessants combats. Par un effet d'optique aussi étrange qu'incroyable, l'immense étendue de maisons blanches se reflétait dans le ciel : une partie de la ville, celle en ruines, avait l'immobilité et le silence d'un cimetière, quand l'autre n'était que lumières, rafales, fusées et bruits. Nous avons continué vers la plaine de Homs. Nous marchions entre deux rangées de feu, entourés d'ombres : les gens couraient en baissant la tête car les mitraillettes tiraient à hauteur d'homme, nous trébuchions sur les cadavres, jusqu'à finalement arriver dans une petite ville de ciment, l'une de ces innombrables et affreuses petites villes syriennes, mal construites et approximatives.

TEL ULYSSE

Après cette nuit-là, nous avons été ramenés là où notre voyage avait commencé, un peu comme dans l'Odyssée. Ulysse se dirige vers Ithaque, aperçoit sa maison, son île, là, au loin, mais le Dieu féroce, implacable – le destin – s'acharne et une tempête le repousse loin de chez lui et c'est son châtiment. Il nous est arrivé la même chose. De retour à Reabrook, la ville d'où nous étions partis, nous avons été vendus à Al-Farouq. Le périple a recommencé parce qu'après deux jours, ils nous ont dit que nous irions vers le Nord, à la frontière turque, et que là, nous serions libérés.

Nous avons voyagé deux nuits sur leurs pick-up à travers les montagnes. Les chauffeurs se servaient de temps en temps de jumelles à infrarouges pour vérifier que les militaires ne préparaient pas de guet-apens sur la route. Après une seconde nuit de voyage et de froid assis à l'arrière d'un pick-up, recouverts de poussière, nous avons atteint la zone d'Idleb, où nous avons été retenus encore trois ou quatre semaines sur une base militaire.

Domenico Quirico (second en partant de la droite), journaliste du quotidien "La Stampa" à son arrivée à Rome. Il avait été enlevé en Syrie début avril.

L'APPEL

Pendant l'exode de Qoussair, après le premier jour de marche, Abou Omar m'a fait venir, alors qu'il était assis comme un pacha sous un arbre, entouré de sa petite cour de guerriers. Il voulait que je m'assoie à ses côtés, dans l'intention de faire croire qu'il était notre ami, histoire de tromper un peu les gens qui l'entouraient et qui se demandaient qui pouvaient bien être ces deux occidentaux en haillons et piteux état après deux mois de captivité. Je lui ai demandé son téléphone pour appeler la maison, lui disant que ma famille me croyait sans doute mort et qu'il était en train de détruire ma vie et ma famille. Il riait. Et il me montrait son téléphone en m'expliquant qu'il n'y avait pas de réseau, qu'on ne pouvait pas appeler. C'était faux.

A ce moment-là, un soldat de l'ASL, blessé aux jambes, a sorti un téléphone de la poche de son pantalon et me l'a tendu. C'est le seul geste de pitié que j'aie reçu en 152 jours. Personne n'a manifesté envers moi ce que nous appelons communément pitié, miséricorde, compassion. Même les enfants et les vieux ont essayé de nous faire du mal. Je le dis peut-être en termes un peu trop éthiques mais en Syrie, j'ai vraiment rencontré le pays du Mal. Je n'ai pas réussi à appeler la maison plus de vingt secondes, et après le cri désespéré que j'ai entendu à l'autre bout du fil, on a été coupés.

LA CAPTIVITÉ

Nous étions traités comme des animaux, enfermés dans de petites pièces aux fenêtres closes malgré la chaleur étouffante, jetés sur des paillasses, nourris de leurs restes. De toute ma vie, jamais je n'avais ressenti cette humiliation quotidienne qui consiste à être empêché d'accomplir les choses les plus simples comme aller aux toilettes, à devoir demander et s'entendre toujours répondre non. Je crois qu'ils éprouvaient un vrai plaisir à voir l'occidental riche réduit à l'état de mendiant.

LES TENTATIVES D'ÉVASION

La première fois, à la faveur de l'assoupissement probable de notre gardien, nous sommes sortis de la maison et nous sommes dirigés vers des lumières, pensant qu'il s'agissait de Qoussair.

Nous n'avions pas fait deux cents mètres qu'ils nous ont repris. La seconde fois, en revanche, nous étions dans une autre ville, c'était vers la fin de notre captivité. Nous avons profité de la distraction de nos gardiens, quatre garçons, qui souvent ne prenaient pas garde à leurs affaires le soir, à leurs blousons remplis de chargeurs, à leurs kalachnikovs, qu'ils laissaient traîner près de notre pièce. Nous nous sommes emparés de deux grenades, dans l'intention de nous en servir pour dégager la voie. Je les ai cachées sous un canapé défoncé.

Nous pensions les surprendre, leur dérober un téléphone, appeler chez nous, en Italie, pour être guidés pendant notre évasion. Malheureusement, ou heureusement, parce que je pense qu'une telle tentative m'aurait causé d'énormes problèmes moraux, nous n'avons pu mettre notre plan à exécution. Mais un soir où ils avaient oublié de fermer la chaîne sur la porte de la maison, nous sommes sortis, armés de deux kalachnikovs, et nous sommes partis vers Bab Al-Hawa, à la frontière turque. Je connaissais déjà cette zone pour m'y être rendu en janvier.

RÉDUITS À DES MARCHANDISES

Nous nous sommes cachés dans une sorte de ruine dans la campagne. De nuit, nous avons essayé de traverser la frontière mais le terrain était miné. Nous avons atteint le fil barbelé et dû rebrousser chemin. A l'aide de la kalachnikov, nous avons arrêté un véhicule et demandé au conducteur de nous conduire à un village non loin de là. Mais il y avait un barrage.

Ils nous ont tiré dessus, arrêtés, ramenés dans la maison où nous étions enfermés et rendus à nos geôliers pour nous punir. Lesquels nous ont enfermés pendant trois jours dans un sorte de cagibi avec les mains attachées dans le dos, presque pieds et poings liés. Notre valeur n'était que marchande.

Mais si on détruit la marchandise, on s'expose à ne pas en obtenir le prix qu'on en attend. Nous avions vraiment l'impression de n'être que des sacs de blé, des objets qui n'ont de la valeur que tant qu'ils peuvent être vendus. Ils pouvaient nous rouer de coups de pieds, mais pas nous tuer. S'ils nous avaient trop abîmés, ou définitivement, nous aurions perdu toute valeur marchande. L'horrible loi de l'otage.

LES CHOSES SIMPLES DE LA VIE

Il y a des années, je m'étais entretenu avec Georges Malbrunot, journaliste du Figaro qui a été sans doute l'un des otages les plus célèbres pendant la seconde guerre du Golfe. Je crois qu'il est resté prisonnier environ quatre mois. Il racontait le dépouillement de tout ce qui fait une personne, comme les chaussures, les vêtements...

Moi, je suis resté cinq mois sans chaussures, pieds nus. Pendant cinq mois, ma vie n'a été rythmée que par le lever et le coucher du soleil. Et l'impossibilité d'accomplir toutes les choses dont la vie est faite : marcher, bouger, rencontrer des gens, écrire, lire, regarder le paysage, rêver de faire des choses que parfois ensuite on ne fait pas. Moi, pendant cinq mois, j'ai perdu tout ce qui faisait mon mode de vie, j'ai végété, au sens propre.

Pendant cinq mois, ma vie m'a été dérobée, remplacée par quelque chose d'artificiel, qui consistait pour moi à être un objet et à lutter contre le temps. J'ai découvert le caractère extraordinaire de choses qui semblent aussi anodines qu'un verre d'eau. Ou la contemplation du soleil, parce que nos fenestrons étaient minuscules et que, bien souvent, nous restions dans l'obscurité complète. Marcher, parler avec quelqu'un qui ne soit pas toujours mon compagnon de mésaventure. Et heureusement qu'il était là, sinon je serais devenu fou.

LES GEÔLIERS

Ils appartenaient à un groupe qui se prétend islamiste mais qui, en réalité, est composé de jeunes déséquilibrés qui sont entrés dans la révolution parce que, désormais, la révolution, c'est ces groupes à mi-chemin entre banditisme et fanatisme.

Ils suivent celui qui leur promet un avenir, qui leur donne des armes, de la force, de l'argent pour acheter leurs téléphones, leurs ordinateurs, leurs vêtements. La marque Adidas est très répandue en Syrie, tout le monde porte des T-shirts Adidas, des chaussures Adidas, on dirait presque qu'ils sont sponsorisés. Ces jeunes gens mènent une vie communautaire, sans femme ; ils ne font rien et passent leurs journées allongés sur des matelas à boire du maté. Je croyais que c'était une habitude spécifique à l'Amérique du Sud, mais c'est très courant dans certaines parties de la Syrie.

Ils fument aussi des Malboro américaines importés de Turquie. Moi qui ne fume ni ne bois, j'avais l'air plus islamique que la plupart d'entre eux. Ils regardaient la télévision mais les informations ne les intéressaient absolument pas. Ce qu'ils aimaient bien, en revanche, c'était les petits films vaguement osés diffusés par la télévision qatarie, les vieux films égyptiens à l'eau de rose des années 1950 en noir et blanc et les spectacles de combat, le catch américain ou cette terrible forme de lutte pratiquée dans les pays arabes où tous les coups sont permis...

LES SIMULACRES D'EXÉCUTION

Par deux fois, ils m'ont fait croire qu'ils allaient m'exécuter. Nous étions près de Qoussair. L'un d'eux s'est approché de moi avec son pistolet, m'a montré que l'arme était chargée puis, mettant ma tête contre le mur, il a approché le canon de ma tempe. Interminables instants pendant lesquels tu as honte... je me souviens du simulacre d'exécution de Dostoïevski... il te monte une telle colère parce que tu as peur... tu sens respirer l'homme à côté de toi, son plaisir palpable de tenir la vie d'un autre entre ses mains, de ressentir ta peur, et c'est contre ta peur qu'alors tu enrages. C'est un peu comme lorsque les enfants, qui sont souvent si cruels, arrachent la queue des lézards ou les pattes des fourmis. La même férocité.

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LES TRACTATIONS

Pour se moquer de nous, nos geôliers nous lançaient de temps en temps "dans deux ou trois jours, peut-être une semaine, vous serez libres, de retour en Italie" pour se délecter ensuite de notre désespoir... lorsqu'ils ajoutaient "Inch'Allah", leur façon à eux de mentir sans en avoir l'impression, "Inch'Allah", "si Dieu le veut"... Ils disaient tout le temps "bukrah", qui signifie demain... mais le lendemain, personne ne partait. Un jeu vraiment cruel, mais les derniers temps, lorsqu'ils jouaient à ce petit jeu avec nous, nous leur répondions à notre tour : "Inch'Allah" pour qu'ils sachent que nous avions compris. A la fin, dimanche, j'ai senti que cette fois, c'était la bonne.

Nous avons traversé quasiment tout le pays, peut-être dans le but de brouiller les pistes, jusqu'à Deir ez-Zor, dans le grand désert syrien. Nous avons fait halte dans une ville dont je ne connais pas le nom et puis nous sommes retournés d'où nous venions par la même route. Une sorte de diversion.

Et nous avons été libérés. Cette fois, aucun "Inch'Allah" qui vaille. Ils nous ont fait descendre des voitures de l'autre côté de la frontière, nous intimant de marcher. J'avoue avoir pensé qu'ils allaient nous tirer dans le dos, il faisait sombre, c'était la nuit, dimanche avant l'aube. J'ai songé que si j'entendais le bruit du chargeur, je me jetterais au sol. J'étais sûr qu'il m'auraient tué, nous avions vu leurs visages, nous connaissions leurs noms. Mais personne n'a chargé de kalachnikov. Et j'ai entendu des voix italiennes. Inch'Allah, cette fois, c'était bien la bonne.

LES LIVRES

Je voyage toujours avec des livres, et je leur sacrifie volontiers trois T-shirts de rechange dans mes bagages. Cette fois, j'en avais emporté quatre. Deux d'un auteur aujourd'hui malheureusement oublié, Erich Maria Remarque, deux titres peut-être un peu mineurs, Un temps pour vivre, un temps pour mourir, et Après, qui raconte le retour de quelques rescapés allemands à la fin de la première guerre mondiale. Un peu le symbole pour moi de ce chemin du retour que je ne parvenais pas à trouver. Et puis Les Nus et les morts de Norman Mailer et Crime et châtiment de Dostoïevski.

Je les ai lus et relus. Je peux vous parler de tous les personnages, les réciter en partant de la fin. Ils ne m'ont pas quitté, où que j'aille, et au prix d'une fatigue certaine, car ils pesaient lourd, j'ai marché avec eux deux nuits et deux jours durant la retraite de Qoussair. Le dernier jour, ils me les ont confisqués. Les livres nous parlent. Mais il y a eu un long moment où ils ne me parlaient plus, où les mots, les histoires, les personnages filaient devant mes yeux... Si je fais d'autres voyages de ce genre, j'emporterai toujours La Recherche de Proust, Don Quichotte de Cervantes, des livres longs, très longs... ça aide.

LA FOI

Cette expérience est remplie de Dieu. Pierre Piccinin [le compagnon de captivité de Domenico Quirico] est croyant. Je le suis aussi. Ma foi est très simple, c'est celle de mes prières d'enfant, des prêtres que je croisais alors, pédalant vers leurs petites paroisses chaussés comme des ouvriers, leur sacoche attachée à leur vélo. Ils allaient porter l'extrême onction, bénir les maisons, avec la foi de Bernanos, simple mais profonde. Ma foi, c'est de me donner, je ne crois pas que Dieu soit un supermarché, où on va demander à peu de frais la grâce, le pardon, un service. Avoir la foi m'a aidé à résister.

Notre histoire, c'est celle de deux chrétiens dans le monde de Mahomet et de la comparaison entre deux fois différentes : la mienne, simple, faite de don de soi et d'amour, et la leur, qui est faite de rituels. J'avais aussi avec moi un de mes carnets où j'écrivais chaque jour ce qui s'était passé. Je l'avais presque fini, il ne restait que deux pages. Le dernier jour, ils me l'ont pris. Il m'a surtout servi à tenir le compte des mois, des jours, parce que si on perd le sens du temps, on sombre dans un puits d'où on ne ressort pas.

Domenico Quirico (traduit de l'italien par Florence Djibedjian)
[www.lemonde.fr]
 
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