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de l'état providence à l'état penitence
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19 mai 2007 09:43
un avant gout de ce qui se met en place en france petit à petit......

C'est en menant une enquête ethnographique au sein du ghetto noir de Chicago que je me suis rendu compte à quel point l'institution pénitentiaire est omniprésente au bas de la structure sociale des États-Unis. La plupart des jeunes du quartier où je conduisais mes observations avaient fait de la détention et dès que l'un d'eux venait à disparaître, on supposait tout naturellement qu'il avait atterri derrière les barreaux ! Quand Clinton a aboli l'aide sociale en 1996 pour la remplacer par un programme de travail forcé, il est devenu clair que le démantèlement du filet de protection sociale et le déploiement concomitant d'un filet policier et pénal au maillage de plus en plus serré répondait à un même objectif : criminaliser la misère afin d'asseoir le nouveau régime du salariat précaire et sous-payé.

La transition de l'État-providence à l'État-pénitence ne concerne pas tous les Américains : elle cible les indésirables, les inutiles et les insoumis à l'ordre économique et ethnique qui se met en place suite à l'abandon du compromis social fordiste-keynésien et à la crise du ghetto, soit le sous-prolétariat noir des grandes villes, les fractions déqualifiées de la classe ouvrière, et tous ceux qui refusent le travail de misère et se tournent vers l'économie informelle de la rue, dont le secteur moteur est le commerce de la drogue.

Comment la politique pénale et carcérale des Etats-Unis a-t-elle évolué durant cette période ?

Au lendemain des émeutes d'Attica, il y a vingt-cinq ans, le débat pénal aux Etats-Unis tournait autour de la ”décarcération“ et des peines de substitution ; le nombre des reclus diminuait. Dix ans plus tard, contre toute attente, la population carcérale avait bondi de 380 000 à 780 000 détenus. Aujourd'hui, elle avoisine les deux millions, et nul ne sait désormais comment enrayer cette infernale machine à enfermer. Avec 700 détenus pour 100 000 habitants — soit six à douze fois plus que dans les pays européens — les États-Unis sont le second incarcérateur au monde juste derrière la Russie. C'est ce que j'appelle l'extension verticale du système, qui est sans précédent historique dans une période où la criminalité ne change pas d'échelle. À cela s'ajoute l'extension horizontale, puisque les populations placées sous main de justice extra muros (condamnés à des peines avec sursis ou libérés en conditionnelle) augmentent tout aussi vite. Au total, ce sont six millions d'Américains qui sont sous tutelle pénale, soit 5 % des adultes, mais aussi un homme noir sur dix et un jeune Noir sur trois.

Pour développer cet État pénal surdimensionné, il fallait des moyens : l'Amérique a donc comprimé ses dépenses publiques en matière sanitaire, sociale, et éducative et, parallèlement, gonflé les personnels et les crédits policiers et pénitentiaires. Pensez que, sous Reagan et Bush, le seul poste « prison » augmente trois fois plus vite que le budget militaire !

Vous pensez qu'il existe un lien direct entre le développement du néolibéralisme et la pénalisation de la société ?

Ce n'est pas une coïncidence si la Grande-Bretagne affiche à la fois le marché du travail le plus dérégulé, la croissance de la population carcérale la plus forte des grands pays d'Europe (+ 50 % en cinq ans) et la privatisation du système pénitentiaire la plus avancée. De prime abord, un État pénal fort apparaît contradictoire avec le dépérissement de l'État prôné par le libéralisme ; mais, en réalité, « libéralisation » de l'économie et pénalisation de la précarité vont de pair, l'une servant à renforcer l'autre. C'est ainsi que s'invente sous nos yeux une nouvelle forme politique, un État-centaure que j'appelle « libéral-paternaliste » : il est libéral en amont, puisqu'il pratique la doctrine du laisser-faire au niveau des mécanismes générateurs des inégalités sociales, mais il est paternaliste et punitif quand il s'agit d'en gérer les conséquences en aval, notamment dans les quartiers pauvres qui encaissent de plein fouet la dérégulation du marché du travail et le recul de la protection sociale.

Selon vous, le basculement de l'État social vers l'État pénal et la théorie de la tolérance zéro se diffusent en Europe. Quels éléments vous permettent d'être aussi affirmatif ?

Dans presque tous les pays d'Europe, on relève une forte hausse de la population pénitentiaire, parmi laquelle prédominent chômeurs, précaires et étrangers, mais aussi un net durcissement des politiques pénales, plus ouvertement tournées vers la défense sociale au détriment de la réinsertion, et une généralisation du recours au pénal pour juguler les effets délétères de la montée de l'insécurité salariale. Il n'est pas jusqu'aux dispositifs d'assistance aux plus démunis qui ne se recomposent selon une logique panoptique

interview de loic wacquant
Propos recueillis par Cécile Prieur et Marie-Pierre Subtil
 
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