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L’accueil paradoxal de l’islam dans une Amérique moins sécularisée que...
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26 mai 2006 08:10
L’accueil paradoxal de l’islam dans une Amérique moins sécularisée que l’Europe

En revanche, dans cet autre pays de stricte séparation que sont les Etats-Unis d’Amérique, la question de l’organisation et de la légitimité institutionnelle de l’islam ne se pose pas. La nature fédérale de l’Etat ne requiert pas, pour les Américains, d’organisation centrale de l’islam avec un « Organe chef de culte » réprésentatif ou un « Grand mufti » national. Par ailleurs, les affaires religieuses sont considérées comme faisant partie de la société civile et il serait inconvenant, voire incongru, que l’Etat fédéral ou les Etats fédérés se mêlent de l’organisation d’une religion.

Les différences les plus significatives entre l’Europe et les Etats-Unis ne concernent pas prioritairement les arrangements institutionnels. Elles ont plutôt trait au statut des religions dans la société. Pour la première fois, les musulmans vivent massivement dans des sociétés sécularisées, où les références religieuses sont avant tout d’ordre symbolique. Les valeurs religieuses ne sont plus centrales dans la vie sociale et politique ; elles sont de plus en plus reléguées à la sphère du privé. Toutefois le degré de sécularisation varie d’une société occidentale à l’autre. A cet égard, l’écart le plus grand apparaît entre l’Europe et les Etats-Unis. En effet, en dépit d’une stricte séparation de l’Etat et des religions, les Etats-Unis demeurent le pays le plus religieux du monde occidental : 90% des Américains croient en Dieu, 70% prient quotidiennement ou au moins une fois par semaine, 70% sont membres d’un lieu de culte, et 40% participent à un office par semaine. Mais simultanément, les indices d’un déclin de la religiosité semblables à ceux qui sont observés en Europe (désaffection pour les grands rituels, liberté sexuelle, etc.) se multiplient. Cette situation paradoxale indique une individualisation croissante de la pratique religieuse, qui conduit à la cohabitation dans la même société des formes de renouveau religieux et de sortie de la religion. Selon toute vraisemblance, l’Europe est donc le seul lieu de sécularisation accomplie, si l’on accepte de limiter la sécularisation à la dé-institutionnalisation des religions et à la disqualification sociale des credos religieux et des pratiques cultuelles.

Par conséquent, la vie au quotidien des musulmans américains est sans commune mesure plus facile que celle des musulmans européens. La légitimité des activités religieuses en société rend acceptables les manifestations de la foi islamique. L’islam n’est rien de plus qu’une composante parmi d’autres confessions du paysage religieux américain. C’est d’ailleurs une religion qui progresse dans la société américaine comme l’atteste le taux de conversion élevé sans comparaison avec la situation de l’islam en Europe. Non sans rappeler le prosélytisme missionnaire des sectes protestantes, des groupes de musulmans noirs recrutent énormément dans les prisons et les ghettos nord-américains. Ce phénomène de conversion ne concerne pas uniquement la population noire, mais touche désormais de manière surprenante d’autres groupes minoritaires, comme les immigrés latino-américains catholiques, ou encore des membres de la majorité blanche anglo-américaine. Il est possible d’avancer que cet engouement pour l’islam soit à l’image de l’usage des religions dans la société américaine. Il arrive en effet qu’une personne change de religion plusieurs fois dans sa vie. Aux Etats-Unis, entre un tiers et la moitié de ceux qui répondent aux sondages ont changé de religion dans leur vie ! Il s’agit le plus souvent d’un « transfert » de protestants d’une dénomination vers une autre, ou de l’adoption de religions exotiques, chamaniste ou « new age ». Mais signalons tout de même qu’un million d’immigrés hispaniques ont embrassé le protestantisme dans les quinze dernières années. L’adhésion croissante à l’islam peut donc être considérée comme un élément de cet intense mélange et renouvellement des identités religieuses.

Il ne faudrait pas pour autant en conclure à la complète acceptation de l’islam dans la société américaine. L’attraction vers l’islam est en effet contredite par la persistance des préjugés et des faits de discriminations qui fait toute la spécificité du paradoxe américain en matière d’islam. Cette discrimination est avant tout évidente dans le traitement médiatique de l’islam, notamment depuis la révolution iranienne de 1979, mais bien sûr dans le contexte de l’après 11 septembre 2001. Des informations télévisées en passant par les fictions hollywoodiennes, tout converge pour propager l’idée que l’islam est synonyme de terreur. Cette vision de l’islam peut affecter les musulmans dans leur vie quotidienne. Après le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, les musulmans américains ont été victimes de différentes formes d’intimidation et de menace. Cela n’est pas sans rappeler les conséquences directes de la guerre civile algérienne, qui en 1995 avait causé une recrudescence des discriminations à l’égard de la jeunesse maghrébine française, particulièrement après la vague d’attentats à Paris et l’arrestation-exécution du chef du commando terroriste, Kh. Khelkhal.

Mais à la différence de l’Europe, les musulmans américains disposent de moyens pour réagir contre la discrimination dont ils sont les victimes. La liberté de conscience et d’expression sont les pierres angulaires de la société civile américaine et se traduisent par des moyens juridiques accrus pour les citoyens. Les musulmans américains disposent donc d’une capacité d’expression sans commune mesure avec ce qui existe en Europe et a fortiori dans les pays musulmans. Il faut signaler ici que des organisations arabo-américaines existent depuis plus longtemps que les associations fondées par les musulmans. D’ailleurs, ces premières sont plutôt dirigées par des Arabes chrétiens. Elles sont également très actives dans la lutte contre les stéréotypes orientaux négatifs qui pullulent dans les médias et la publicité. Différentes associations, journaux et instituts explicitement musulmans, créés depuis la fin des années 1980, tentent actuellement de contrebalancer le discours dominant de diabolisation envers l’islam. À cet égard, l’action de Council on American-Islamic Relations (CAIR) est tout à fait significative de cette voix musulmane émergente. Son but est de traquer toutes les situations de discrimination dont les musulmans et l’islam sont victime et de réparer les préjudices. Cette association ne compte plus les procès victorieux contre des entreprises aussi prestigieuses que Nike (chaussures et vêtements de sport) ou Budweiser (brasserie), coupables d’avoir utilisé des références de la religion islamique de façon attentatoire aux convictions des croyants ou d’avoir discriminé des employés musulmans en raison de leur croyance.

La mise en place d’un lobbying actif est également une des priorités des populations musulmanes américaines, qui en moins d’une décade ont multiplié les associations comme l’American Muslim Council (AMC) ou le Muslim Public Affairs Council (MPAC). L’AMC fut fondé en 1990 par un noyau d’intellectuels et militants musulmans d’origine diverse, convaincus que la discrimination et l’hostilité envers l’islam nécessitaient une mobilisation politique. Ils se distinguent par un lobbying auprès de la Maison Blanche et du Congrès afin d’oeuvrer à la préservation de l’identité et des droits de la communauté musulmane, dans le respect du pluralisme américain, et de servir d’intermédiaire entre la communauté musulmane et les instances de pouvoir. L’un de leurs principaux chevaux de bataille est l’obtention de la reconnaissance politique de la communauté musulmane, à parité avec les autres communautés religieuses. Il s’agit notamment de transformer la fameuse formule « société judéo-chrétienne » en « société judéo-christiano-islamique » afin de faire accepter par tous que la tradition musulmane véhicule les mêmes valeurs que les autres monothéismes abrahamiques, comme judaïsme et le christianisme, dont l’apport à la vie sociale et culturelle américaine n’est jamais remis en cause.

Le contraste avec la situation des musulmans européens est donc frappant car ces derniers ne parviennent pas à promouvoir leur groupe et à faire entendre leur cause de manière équivalente. A tel point que récemment Council on American-Islamic Relations (CAIR) a dû intervenir en faveur d’une jeune femme musulmane victime d’un préjudice lié au port du foulard au consulat français de Chicago. Grâce à la médiation de CAIR, la jeune femme a pu faire en sorte que les autorités consulaires françaises acceptent qu’elle pose avec un foulard pour la photographie du passeport. Les musulmans de France ne sont jamais parvenus à un tel accord sur le territoire français ! Il faut d’abord chercher les raisons de cette situation paradoxale dans les différences approches de ces sociétés à propos des droits civiques. En effet, la capacité pour le citoyen d’obtenir réparation des préjudices, dont il a été victime dans le domaine de la liberté de conscience, est sans conteste supérieur aux Etats-Unis. Le rôle du juge américain dans le domaine religieux est à cet égard décisif et va dans le sens d’une protection des minorités religieuses par des accommodements de la législation au nom d’une philosophie qui fait de la liberté religieuse la pierre angulaire de la dignité individuelle. Une telle situation bénéficie aux musulmans, qui peuvent utiliser à leur profit la longue tradition de jugements en faveur du libre exercice des religions minoritaires dès que les convictions islamiques sont bafouées ou tournées en dérision.

Mais l’émergence de la voix musulmane américaine tient également aux spécificités sociales et économiques des populations musulmanes immigrées. C’est aux Etats-Unis que l’on trouve la plus forte concentration de l’élite intellectuelle musulmane, actuellement plus que dans le monde musulman lui-même ! Conséquence de la « fuite des cerveaux » au départ du monde musulman et surtout arabe, médecins, universitaires, ingénieurs, chefs d’entreprise...leur importance en nombre aux Etats-Unis est remarquable. Leur présence dans les universités américaines en tant qu’enseignants et chercheurs est nettement supérieure à celle dans les universités européennes. Ceci explique probablement la vitalité et le dynamisme de la pensée musulmane américaine. La Muslim Students Association (MSA), fondée au début des années 1960, est la matrice de ces nouvelles réflexions. Bon nombre d’étudiants en provenance du monde musulman sont passés par MSA avant de se lancer dans d’autres formes de mobilisation au sein de la société américaine. Force est de constater qu’à l’inverse, cette élite est encore à venir dans les principaux pays européens où l’immigration est liée à l’appauvrissement des sociétés du Maghreb, de la Turquie, d’Afrique, d’Inde ou du Pakistan. Les candidats à l’exil vers l’Europe étaient donc les éléments les plus vulnérables économiquement et les moins éduqués au sein de leurs sociétés d’origine.

L’écart social à combler au sein des sociétés européennes demeure donc conséquent, même si des améliorations sensibles peuvent être notées au sein des générations suivantes avec l’apparition de classes moyennes, ainsi que de certaines figures intellectuelles formées en Europe.
 
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