Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
interview eclairante d'un jeune egyptien
c
27 juin 2012 01:15
Adam Yassine Mekiwi (32 ans), journaliste et membre fondateur du Mouvement Kifaya, activiste laïque, il milite et vit sur la place Tahrir. Entretien.

Moubarak n’a pas résisté longtemps après Ben Ali, êtes-vous sorti le 25 janvier avec la ferme intention de le déposer?

Le 23 janvier, j’étais avec des potes au Cap d’or, un bar malfamé du centre-ville du Caire, mais l’ambiance y est intimiste et l'on y sert un excellent foul [1] . Nous spéculions sur le 25 janvier, et nous étions persuadés qu’il ne se passerait pas grand-chose. Après plusieurs bières et l’imbuvable brandy local, qui broie l’estomac… Nous avons commencé à parodier la célèbre incantation soufie du Sheikh Sayed Naqshabandi; au lieu de «Seigneur ô Seigneur», nous chantions «cognac ô cognac»… Je ne dirais pas que tous mes amis sont incroyants, mais presque. Un peu désillusionné, je pensais que le 25 ne serait même pas une émeute, que nous descendrions dans la rue comme du temps du Mouvement Kifaya[2] , mais que nous serions plus nombreux. Je me disais qu’après la raclée conventionnelle ils en arrêteraient dix ou vingt parmi nous, et que ça n’irait pas plus loin.


Il y a un autocollant Kifaya sur votre porte d’entrée…

Il date de plusieurs années, quelqu’un en a arraché la moitié avant la chute de Moubarak.
Avec mon père, nous avons été parmi les fondateurs du Mouvement Kifaya en 2004. À l’époque, Hosni Moubarak venait de mettre le pied à l’étrier à son fils Gamal pour entrer en politique. À mon sens, c’est ce qui a planté le premier clou dans le cercueil du raïs[3] . Les Égyptiens ont vécu cela comme une provocation, surtout qu’ils avaient vu qu’en Syrie la Constitution avait été modifiée pour que Bachar Al-Assad succède à son père.

Quelles étaient vos actions?

Nous organisions régulièrement des manifestations. La plus fameuse date de 2005, en pleine campagne électorale de Hosni Moubarak. À l’époque, lorsque nous manifestions sur la place Tahrir, les passants nous regardaient comme des phénomènes de foire, des extraterrestres, il ne manquait plus qu’ils nous jettent des cacahuètes. Ils semblaient totalement détachés de nos revendications, on aurait dit la Gay Pride en plein centre du Caire. Nous n’étions pas plus de 500 ou 600 et nous scandions «Non à la longévité, non à l’hérédité!». Nous avions à peine le temps de nous rassembler que les forces de sécurité venaient nous flanquer une raclée. J’ai été tabassé à deux reprises, en 2005 et en 2006. Je me souviens qu’en 2006 ils m’ont cassé ma montre Rado! En 2007, j’ai perdu tout espoir en l’activisme, car je sentais que nous étions coupés de la rue.

C’était votre premier contact avec la politique?

Mon engagement remonte à l’enfance. Lorsque j’étais écolier, j’ai lu le «manifeste du parti communiste», j’étais très fan des idées de Gauche. Au lycée à Alexandrie, je lisais Salah Issa[4] , un intellectuel égyptien de Gauche. J’ai décidé d’intégrer le Parti Al-Tagammu[5] (socialiste) c’était la première fois que je me frottais directement à la politique. En assistant aux réunions, j’ai découvert que ses membres étaient fossilisés, enfermés dans de vieux clichés, ils parlaient de dictature du prolétariat, de société d’abondance, de lutte des classes… Le marxisme à l’ancienne mode quoi. Mais je ne nie pas que j’ai beaucoup après auprès d’eux. C’est durant cette période que j’ai découvert Marx, Engels, Gramsci, Trotski, Mao… Ensuite, j’ai pris mes distances, et je suis resté simple observateur de ce qui se passait, jusqu’à la naissance de Kifaya.

Que devient Kifaya?

Son fondateur, Georges Isha, ancien militant de gauche, est toujours très actif. Il vient malheureusement de perdre aux élections de novembre face à un islamiste à Port-Saïd, pour la simple raison qu’il est chrétien.

La journée du 25 janvier a donc démenti vos pronostics?

Ce matin-là, j’ai donné un cours de français, comme j’en donne parfois pour arrondir mes fins de mois. Ordre du jour oblige, nous avons parlé avec mon élève de civilisation française, du xviiie siècle, de l’esprit des Lumières, de la Révolution de 1789… Vers 15 heures, je me suis rendu à la place (ndlr: Tahrir). À l’arrivée, j’ai trouvé Bouthaina Kamel[6] , qui tenait la main à un jeune blessé. Je lui ai demandé ce qui se passait, elle m’a juste crié: «Entrez! Remplissez la place!» Il y avait 10000 à 15000 personnes, et déjà des gaz lacrymogènes dans l’air. Ce jour-là, il y a eu trois raids de police. Le premier avait eu lieu à 13 h 30 et a réussi à vider les lieux, mais les gens les ont réinvestis immédiatement après. Je suis arrivé juste avant le deuxième. Un superbe esprit régnait sur la place, il y avait des gens de différentes couleurs politiques.

Y compris des islamistes?

Je tiens à souligner un fait très important: le 25 janvier, il n’y avait que quelques membres des jeunesses des Frères musulmans, même pas à titre représentatif de leur mouvance. D’ailleurs, Mohamed Badie[7] avait déclaré dans Al-Dostour[8] que les Frères ne descendraient pas le 25 janvier. Les islamistes sont des opportunistes, des parasites, qui se sont emparés de la révolution. Ils ont rejoint la révolution le 28 au soir, curieusement en même temps que l’armée. Aujourd’hui, ce sont ces deux forces qui sont en train d’avorter le processus révolutionnaire.

Qui a donc fait la révolution?

Le 24 au soir, j’étais allé boire une bière au Cairo Jazz Club, j’ai pratiquement aperçu tous ceux qui étaient là le lendemain sur la place Tahrir. Ceux qui ont donné le coup d’envoi de la révolution, ce sont les laïques, des gens qui appartiennent à une certaine élite intellectuelle, ceux que l’on croise dans les bars du centre-ville: Al-Horreya, le Crillon, Estoril… Alaa al-Aswany[9] , par exemple, était là dès le 25. Cet homme est à mon avis la cheville ouvrière de la révolution égyptienne, il se tenait au milieu de la place et enflammait les foules. C’est ce qui explique que l’armée déploie actuellement beaucoup d’efforts pour le ternir. Dans la presse aux ordres, L’Immeuble Yacoubian est décrit comme un «roman pornographique», et son auteur comme «l’écrivain de la dépravation (homosexualité)». Franchement, quand on sait que le seul personnage homosexuel du roman a été assassiné…

Pourquoi ces gens, qui n’ont pas de problèmes économiques particuliers, sont-ils descendus?

Parce qu’ils en avaient ras le bol, de ce régime de merde. Nous avons atteint une phase où les rues étaient jonchées de poubelles, même dans les quartiers chics. Ces sacs poubelle éventrés sont ce qui symbolise le mieux l’ère Moubarak. Le ramassage des ordures n’est qu’un épiphénomène, mais il est significatif de la manière dont est géré un pays. L’Égypte était devenue une poubelle à tous les niveaux: intellectuel, religieux, administratif, économique…

À quel moment avez-vous décidé d’occuper la place?

À 18 heures, le troisième raid a eu lieu. Nous avons couru dans tous les sens, mais, manifestement, notre nombre dépassait leurs attentes, nous avons donc pu revenir à 19 heures. À ce moment-là, Hussein Abdel Ghani, l’ancien directeur du bureau d’Al-Jazeera en Égypte, a monté la «Radio de la place». Les manifestants ont improvisé une sono, apporté des sandwichs, des couvertures, des Thermos de thé… On aurait dit la Commune de Paris. L’idée d’occuper Tahrir est devenue claire vers 21 heures, nous avons tous décidé d’y passer la nuit. L’instant était magique, les gens formaient des cercles de débat autour d’Alaa al-Aswany, Ibrahim Issa[10] , Ayman Nour[11] , Ali El Baradei[12] …

Mais vous n’avez pas pu y dormir ce soir-là?

À minuit pile, les sirènes d’alarme ont retenti et nous avons été violemment attaqués. Certains ont tenté de résister, mais nous n’étions pas encore suffisamment entraînés. Aujourd’hui, en tant qu’habitué de la place Tahrir, je peux dire que je sais réagir face à un raid des forces anti-émeutes. Mais ce jour-là nous étions encore novices, deux de mes amis ont été arrêtés. Moi, j’ai attrapé ma sœur et on a couru se planquer dans l’entrée d’un immeuble dont je connais le concierge. Nous avons trouvé une cinquantaine de types assis dans l’escalier qui nous ont fait «chuuut!».

Pourtant, la révolution ne faisait que commencer…

La nuit du 25, nous avons réalisé qu’il s’agissait d’une révolution. Il y avait une telle effervescence sur la place que nous nous sommes promis de revenir le 28. Je garde encore le SMS d’un ami qui disait: «Le 28 sera le jour de la délivrance.» Nous avons appelé les gens à sortir de chaque maison, chaque mosquée, chaque église, afin d’éradiquer définitivement Hosni Moubarak.

C’était donc le premier vendredi de la colère?

Dès le 27 au soir, les téléphones portables ont été coupés, Internet l’était depuis la veille. Le 28, j’ai commencé à la mosquée Al-Fath, sur la place Ramsès, dans le centre-ville, la prière du vendredi étant l’occasion par excellence de rassembler les gens. Comme je ne fais pas la prière, je suis resté debout à l’extérieur. Face à moi, une armée de forces anti-émeutes formait des cordons de sécurité. Pendant le prêche de l’imam, j’étais à l’écart des fidèles, accompagné d’un ami et de mon frère. Nous nous demandions encore si la révolution allait réussir, mais nous étions résolus à galvaniser les foules. À la fin de la prière, je suis entré au milieu de la mosquée et j’ai crié: «Moubarak, dégage!» Il y a eu un terrible silence pendant trois interminables secondes, mon cœur s’est arrêté de battre, je me voyais déjà arrêté, tabassé… D’un coup, il y a eu un cri collectif: «Moubarak, dégage!» Les fidèles sont même sortis et ont forcé le cordon de sécurité. Nous étions si nombreux que les flics ont battu en retraite. Nous avons entamé la marche vers la place Tahrir, mais, à mi-chemin, nous recevions des gaz lacrymogènes et des jets de pierres. La fresque était sublime, les habitants du quartier, dont beaucoup de femmes, nous offraient du Coca-Cola, du Pepsi et du vinaigre, sur la foi d’un document PDF, élaboré par les révolutionnaires tunisiens, qui expliquait que c’était des antidotes aux gaz lacrymogènes. J’ai reçu une grosse pierre sur le pied, mais j’étais parmi les premiers à arriver sur la place Tahrir. Vers 18 h 30, je suis monté voir Pierre Sioufi, un ami qui habite un immeuble pile au milieu de la place. Chez lui, il y avait l’acteur Khaled Abou El-Naga, la réalisatrice Kamla Abou Zikri, le correspondant de la BBC… Chacun avait une histoire à raconter. La plupart des vidéos de Tahrir en vue aérienne ont été filmées depuis cet appartement. C’est aussi de ce balcon que nous avons déroulé l’immense affiche qui résumait nos revendications, et que nous avons vu l’armée investir la place.

Pour protéger la révolution?

Je tiens absolument à rétablir une vérité : l’armée est arrivée le 28 sur la place Tahrir pour ravitailler la police en armes, et non pas pour l’isoler, comme cela a été dit. La preuve, c’est que j’ai filmé deux blindés de l’armée d’où partaient des tirs de gaz lacrymogènes et qui ont été brûlés par la foule. La police s’est retirée à 18 heures, et l’armée est arrivée à 19 heures, elle avait d’ailleurs une obsession: protéger le ministère de l’Intérieur et la télévision afin que les gens ne les occupent pas.

Il y a eu des tirs à balles réelles?

À 21 heures, j’ai décidé de descendre sur la place pour voir de plus près ce qu’il s’y passait. Je me suis dirigé vers le ministère de l’Intérieur, à cinq minutes de marche de Tahrir. C’est là que j’ai vu des morts pour la première fois. Je suis entré dans une petite mosquée où j’ai trouvé Alaa al-Aswany, qui pleurait près d’une rangée de cadavres que j’ai pu filmer. Il m’a dit qu’il n’avait jamais vu un tel carnage. À l’approche du ministère, il y avait des flaques de sang sur la chaussée. Franchement, j’ai pris peur. Des snipers tiraient depuis les toits des immeubles avoisinants. C’est là que la bataille la plus âpre a eu lieu, elle ne s’est terminée que le lendemain matin et a fait environ quarante morts. Ce soir-là, j’ai perdu un ami, Ziad Bakir, un artiste peintre qui travaillait à l’Opéra, où il concevait les décors. Il a reçu une balle à la tête. Pendant ce temps, Tahrir était noire de monde. Malgré l’odeur de fumée, de sang, de caoutchouc et de gaz… Il y avait un parfum de victoire dans l’air. Les habitants du centre-ville apportaient de la nourriture, les manifestants étaient heureux, applaudissaient, se serraient dans les bras… Nous avons réussi à tenir la place.

Mais ce n’était pas encore gagné…

Après cette date, dix-huit jours d’occupation ont commencé. Le 1er février au soir, Moubarak a fait son premier discours pour annoncer qu’il ne comptait pas se représenter, qu’il désirait «vivre et mourir sur cette terre»… Un texte rédigé avec brio, destiné à attendrir les ménagères. Pour faire diversion, Facebook a de nouveau été autorisé, ce qui était plutôt intelligent de la part de nos services. D’habitude, ils agissent de façon primaire: arrêter les gens, les tabasser, leur enfoncer un truc dans le cul… Mais réfléchir en termes de communication, c’était nouveau. Le 2 février, le régime a commencé à rassembler un groupe de pro-Moubarak: des artistes, des footballeurs, des mercenaires… C’est le jour qui est entré dans l’histoire comme «la bataille des chameaux[14]». Des loyalistes en monture (ânes, chameaux, mulets…) ont investi la place et s’en sont violemment pris aux manifestants. Mon frère a reçu un jet de pierre qui lui a ouvert le crâne. C’était la première fois que les baltaguia entraient en jeu. Il s’agit d’un douteux mélange d’agents de renseignement militaire, d’indics et d’employés des usines appartenant au parti national. L’idée était de dire que l’Égypte était divisée entre anti- et pro-Moubarak. Je suis arrivé avec des médicaments à la place, mais ils l’avaient encerclée. Ils ont commencé à me jeter des pierres et à crier: «Bande de fils de putes, vous soutenez El Baradei, vous êtes à la solde des États-Unis!…» J’ai dû courir, mais une vingtaine d’hommes en civil m’ont suivi et m’ont poussé dans l’entrée d’un immeuble pour un «contrôle d’identité». Comme je me suis débattu, l’un d’eux m’a dit que je n’avais pas intérêt à faire le con parce qu’il avait un flingue. Ils m’ont fait subir un interrogatoire musclé pendant une quinzaine de minutes avant de me relâcher.

Mais l’armée est-elle restée passive?

Les révolutionnaires ont réussi à triompher des baltaguia, en majeure partie grâce aux gamins des quartiers populaires et aux «Ultras[15] », qui ont protégé la place. Ils sont le véritable carburant de la révolution. D’ailleurs, ce sont eux qui ont payé le plus lourd tribut en vies humaines. Ce soir-là, les snipers ont repris, et la machine à tuer avec. On peut se demander en effet comment chameaux, chevaux et snipers ont pu intervenir alors que l’armée occupait les lieux. Ce n’est que des mois plus tard que des vidéos de très haute qualité, filmées depuis le bâtiment de la télévision, ont commencé à circuler, montrant que la garde présidentielle et les militaires ont fait entrer le bétail sur la place. Il faut se réveiller de ce mensonge selon lequel l’armée aurait protégé la révolution.

Pourtant, l’armée semble avoir fini par lâcher Moubarak.

Ce jour-là, des F-16 ont survolé la place à très basse altitude. Sachant que rien n’est impossible en Égypte, nous avons cru qu’ils allaient nous bombarder, à tel point que mon père est descendu me chercher. Bien que la majeure partie de l’armement égyptien provienne des États-Unis, les chars utilisés lors de la révolution étaient russes, étant donné que les Américains refusent que leurs armes soient utilisées contre les civils. Le fait que des F-16 aient volé à ce moment-là indiquait un possible retournement de la politique américaine vis-à-vis de Moubarak, ce qui a constitué à mon sens un tournant dans la révolution. Les jours ont passé et la place ne désemplissait pas, jusqu’au fameux discours du 10 février, connu comme le «discours des chaussures». Alors que nous pensions qu’il allait annoncer son retrait, Moubarak a recommencé à parler d’avenir… Nom d’un chien, il voulait encore rester! Un gars a enlevé sa chaussure, puis tous les autres… Une marée humaine criait «Dégage!», chaussure à la main. Le 11, il quittait ses fonctions.

Pourquoi les manifestations se sont-elles poursuivies?

Pour défendre le reste des revendications qui n’avaient pas encore été satisfaites, comme la dissolution de l’appareil de sécurité d’État. Et puis, beaucoup de gens étaient contre le fait que le Premier ministre soit Ahmed Chafik, un fidèle du raïs. Sans oublier que Moubarak était porté disparu à ce moment-là. Nous savions vaguement qu’il était au Sinaï. Il est inadmissible qu’un chef d’État qui venait d’être destitué par une révolution populaire se rende à une station balnéaire. On parlait alors de la République de Charm el-Cheikh[16] . Le 26 février, l’armée a fini par sévir, c’est le fameux jour des «tests de virginité». Cette mascarade a été dénoncée grâce à la journaliste Madiha Mara, la seule qui ait osé publier une page entière où elle a raconté ce que les filles ont subi ce jour-là.

Depuis, le processus révolutionnaire semble tourner au ralenti.
Vu comment se déroulent les choses, l’Égypte semble se diriger vers un scénario à la pakistanaise: une armée forte dans l’ombre, un Parlement de façade, des islamistes qui gèrent à leur guise les affaires de société, mais qui seront dociles avec Israël et les États-Unis. Les islamistes savent être pragmatiques quand il le faut. Évidemment, c’est sur la gueule de gens comme moi que ça va retomber : ils vont interdire l’alcool, instaurer une police religieuse pour veiller à ce que personne n’embrasse sa nana dans la rue… Ils vont restreindre les libertés individuelles, traquer les actrices qui ont montré une épaule ou une cuisse à la télé, les opus « blasphématoires »… D’un autre côté, ils ont tenu à rassurer John Kerry sur leur vision de l’économie, qui est bel et bien capitaliste… De toute façon, l’islam est une religion qui renforce le système des classes, comme le précise un verset coranique[17] . Pour les islamistes, la solidarité sociale se résume à la zakat, l’aumône. La charité, quoi!

Votre aversion pour l’islamisme remonte à l’enfance aussi?

Absolument. Gamin, j’assistais à des discussions enflammées entre mon père et ses potes sur l’islam. Mon père est un insatiable bibliovore, il collectionnait les ouvrages d’islamologie et affectionnait tout particulièrement ceux qui avaient une approche historique de l’islam. Mais c’est exactement en 3e année de collège que j’ai commencé à mettre sérieusement en question le dogme religieux, lorsque j’ai découvert le magazine Rose Al-Youssef[18] qui n’hésitait pas à l’époque à démystifier une figure religieuse aussi emblématique que Cheikh Chaarawi[19] . Plus tard, les écrits de Khalil Abdelkarim ont achevé de me convaincre que l’islam n’était définitivement pas ma tasse de thé. Cheikh d’Al-Azhar et ancien des frères musulmans, il est devenu l’un des critiques les plus virulents de l’islam, et pour cause! Il connaît le dogme de l’intérieur. La découverte de ses écrits a été pour moi la véritable rupture avec la croyance. Par ailleurs, ma famille est de tradition plutôt laïque comparée à la bondieuserie ambiante en Egypte. Jusqu’à sa mort, ma grand-mère n’a jamais porté le voile, même mes tantes qui font la prière ne le portent pas.

Quel espoir de voir émerger une véritable démocratie dans une Egypte aussi islamisée?

Il apparaît clairement maintenant que les Frères sont l’unique force politique organisée, ils sont le nouveau parti national, mais avec des barbes. Certains observateurs pensent que la lune de miel entre les Frères et les militaires pourrait prendre fin lorsque les premiers voudront instaurer un régime parlementaire, ce qui signifierait une limitation des prérogatives du président. Les militaires, eux, veulent un président à leur solde, qui soit en même temps adoubé par les États-Unis. Amr Moussa apparaît aujourd’hui comme le candidat du compromis à leurs yeux. Il est capable de faire des déclarations belliqueuses contre Israël, tout en étant proche des Américains. La bataille qui se profile, nous devrons la livrer à l’ancien régime et à toutes ses émanations, y compris les Frères. Nous devons nous battre contre deux tendances: la militarisation et l’islamisation de l’État. Notre combat, c’est un combat de la modernité contre l’archaïsme.

Les islamistes ont gagné les élections parce que les jeunes révolutionnaires n’ont pas encore eu le temps de se constituer politiquement. Cela pourrait peut-être changer d’ici aux prochaines échéances électorales?

Franchement, tu as déjà vu des islamistes arriver au pouvoir et le lâcher de manière démocratique?

Euh… non.

Le problème, c’est justement que les islamistes ne croient pas en l’alternance, ils veulent un califat… Cela dit, un tel scénario se produirait difficilement en Égypte, parce que les forces laïques ont quand même une influence sur la rue. Et puis, comme ils ne sont pas très intelligents, je pense que la bataille contre eux serait fatigante, mais pas si dure, nous pourrions les vaincre en trois ou quatre ans… Évidemment, nous serons arrêtés, torturés, mais nous en viendrons à bout. Leur arrivée au pouvoir va les discréditer, ils vont devoir gérer des dossiers comme le chômage endémique, la couverture médicale, les investissements… Ce n’est pas avec habbet el baraka[20] et la récitation de quelques versets coraniques qu’ils régleront ces problèmes-là.

Entretien réalisé en janvier 2012 par Zineb el-Rhazoui

1. Purée de fèves, plat populaire égyptien.
2. Mouvement égyptien d’opposition à Hosni Moubarak et à l’hérédité du pouvoir en Égypte créé en juillet 2004, principalement constitué de mouvances laïques de gauche. Kifaya signifie « assez », « ça suffit », « il y en a marre ».
3. Président.
4. Journaliste et écrivain né en 1939.
5. Parti National Progressiste Unioniste.
6. Présentatrice télé, activiste, féministe et candidate à la présidentielle.
7. Guide des Frères musulmans égyptiens.
8. Quotidien égyptien en langue arabe.
9. Écrivain égyptien, auteur du best-seller L’Immeuble Yacoubian.
10. Journaliste égyptien. Ancien rédacteur en chef du quotidien Al-Dostour, limogé en 2010 pour avoir publié un article de Mohamed El Baradei.
11. Avocat et homme politique égyptien. Chef du Hizb al-Ghad (Parti de demain), élu député au Caire, il arrive deuxième après Hosni Moubarak à l’élection présidentielle de 2005 avec 13 % des voix. Condamné à cinq ans de prison en 2005, il sera libéré en 2009, officiellement pour «raisons de santé». Son parti militait avant la révolution pour une réforme constitutionnelle et le respect des droits humains.
12. Frère de l’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, lauréat du prix Nobel de la paix en 2005 et candidat à la présidentielle de 2012, Mohamed El Baradei.
14. En référence à « la bataille du chameau », le 9 décembre 656, près de Bassora, en Irak, l’une des premières qui a opposé le clan des Mecquois Qurayshites aux adeptes d’Ali, deux clans à l’origine du schisme entre sunnites et chiites.
15. Ligues des supporters du « Ahly » et du « Zamalek », les deux principaux clubs de football cairotes. Le terme désigne tout particulièrement les hooligans.
16. En référence à la République de Salo.
17. « C’est lui qui vous a établis sur la terre, pour remplacer vos devanciers ; il assigna aux uns des degrés plus élevés qu’aux autres, afin de vous éprouver par cela même qu’il vous donne » (verset 165, sourate 6, traduction de Kasimirski).
18. Premier magazine dans le monde arabo-musulman à être fondé par une femme dont il porte le nom. Il s’est attaqué à de nombreux tabous sociaux et a publié des fragments des versets sataniques.
19. (1911_1998), le plus célèbre exégète du coran du XXe siècle.
20. Graine de nigelle, l’un des remèdes les plus recommandés en médecine mahométane.



Modifié 1 fois. Dernière modification le 27/06/12 01:20 par coldman.
 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook