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Intervention de Bernard Ravenel à la veillée d'hommage au Président Arafat...
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22 novembre 2004 22:37
On ne peut parler aujourd'hui de Yasser Arafat en France sans parler du contexte historique et culturel français et occidental à partir duquel l'opinion a progressivement pris conscience de celui qui a personnifié la cause d'une nation sans Etat.

Pour cela il nous faut revenir aux années 60, époque où Yasser Arafat a émergé et du même coup fait émerger le peuple palestinien sur la scène de l'Histoire. Deux événements et un contexte idéologique ont marqué ce temps : c'est d'abord la fin de la guerre coloniale en Algérie, étape essentielle du grand mouvement de décolonisation qui a caractérisé le XXe siècle et qui a provoqué un bouleversement de la conscience de soi de l'opinion française dans son rapport avec le monde arabe ; c'est ensuite la guerre des Six-Jours qui, en France, a provoqué une double prise de position contre la politique d'Israël : celles du Président de la République, le général de Gaulle et du parti communiste français, les deux principales forces de la Résistance française.

Il s'ensuit une grande interrogation sur Israël dans la société et en particulier dans les milieux intellectuels. A cet égard on ne peut pas ne pas citer le célèbre numéro spécial des Temps Modernes et l'article « fondateur » de Maxime Rodinson sur « Israël fait colonial ? ». Car il ne faut pas oublier le contexte culturel du moment à savoir la sympathie des Français pour le peuple juif si durement frappé par la persécution nazie. En conséquence l'Etat d'Israël était ressenti par la gauche française comme une sorte de « compensation » largement méritée et la seule historiquement possible. Les Juifs avaient finalement droit à une terre et tout simplement ils retournaient dans la terre promise. Face à ce que représente l'Holocauste, il n'y avait pas de raison contraire qui tienne, et en particulier pas la raison territoriale des Palestiniens qui avaient été chassés de chez eux ni la raison géopolitique de ceux qui estimaient que la politique d'Israël pouvait être un danger constant pour la paix dans le monde…

Tel est à ce moment le climat politique et culturel qui conditionne la perception du problème palestinien et par conséquent de Yasser Arafat. Celui-ci, après avoir fondé le Fatah, devient le leader de l'OLP en 1969 et s'appuie sur la Charte de 1968 pour mener une stratégie de lutte armée pour reconquérir toute la Palestine. Pour Yasser Arafat, la tâche est d'autant plus lourde qu'avec la guerre de 67 se sont écroulés les grands nationalismes panarabes - nassérien et baasiste - dans lesquels le monde arabe y compris les Palestiniens bien sûr avaient beaucoup espéré…

Tel est le contexte, tragique, où se trouve le nouveau président de l'OLP au début des années 70. Et depuis ce temps il restera le leader reconnu du mouvement national palestinien jusqu'à sa mort, 35 ans après. Pourquoi cette longévité ?

Je ne crois pas que ce soit essentiellement par la justesse de ses décisions ni par les succès - plutôt rares - qu'il a remportés, mais parce qu'il a compris, plus que tout autre, le contexte dans lequel il opérait, les opportunités qui pouvaient se présenter mais surtout les multiples difficultés qu'il fallait affronter, non sans risques pour sa vie elle-même.

Les problèmes sont multiples : quelle base matérielle, territoriale pour la lutte ? Quelle nature du mouvement ? Quelles formes de lutte ? Quels liens entre le militaire et le politique ? Quels rapports avec son environnement arabo-islamique ? Quelle projection internationale ? Et enfin et surtout, quels rapports avec sa « contrepartie », Israël ?

Le mouvement palestinien est un cas unique parmi les mouvements d'émancipation nationale du Tiers-monde : c'est un mouvement qui revendique tout face à un ennemi qui contrôle tout.

Et c'est dans cette situation absolument exceptionnelle que Yasser Arafat passe progressivement et non sans douleur de la politique des armes aux armes de la politique. Avec d'abord comme premier mérite celui d'opérer la rupture avec la tutelle ambiguë des régimes arabes complices et conservateurs et ainsi de pouvoir construire l'autonomie politique du mouvement de libération. Mais cette déclaration d'indépendance est en même temps le constat d'une dépendance de fait. Ce qui suppose une ligne d'équilibre délicate, une stratégie d'alliances et de médiation que Yasser Arafat, conscient à la fois que la cause palestinienne doit être gérée par les Palestiniens eux-mêmes et que pour vaincre elle a besoin du concours et de l'appui de l'environnement arabe, mène avec une réelle maestria.

En même temps cette recherche permanente d'alliances et de médiation lui montre les difficultés et les contraintes à surmonter. Ce qui lui permet aussi d'étendre à l'ensemble du système des relations internationales dont il a une évaluation globalement juste, une stratégie s'articulant sur l'ONU c'est-à-dire sur le droit international.

En fait cette internationalisation de la stratégie diplomatique palestinienne, vieille d'au moins 30 ans, s'explique par le fait que Yasser Arafat a vite compris que la cause palestinienne a un besoin absolu pour vaincre et même seulement pour survivre, du consensus et de l'attention de la communauté internationale, peuples et Etats. Cette nécessité absolue s'explique par la nature du conflit, ses enjeux géostratégiques, ses dimensions idéologiques et surtout la matière du conflit : la terre palestinienne conquise entièrement par Israël, lequel dispose d'une supériorité militaire écrasante.

Il découle de cette option stratégique d'internationalisation une première conséquence, fondamentale pour les Palestiniens : c'est la nécessité de tenir compte dans leur action du jugement que porteront sur eux l'opinion publique internationale et les gouvernements pour un conflit idéologiquement très connoté : l'affirmation des droits nationaux pour un peuple privé d'identité et de tout droit.

Or parler au monde signifie exister, « nous ne voulons pas être comme les Indiens d'Amérique » répète souvent Yasser Arafat, et seule l'existence politique reconnue permettra d'empêcher l'Etat d'Israël de mener à terme son projet de souveraineté sur tout le territoire de la Palestine, ce qui annulerait la question palestinienne.

Comment renverser la situation ?

On ne peut rester seuls, il faut impliquer le monde, lui parler mais parler à qui ? Aux peuples ? Aux Etats ? Pour demander quoi ? Pour offrir quoi ? Des choix difficiles, très longuement discutés quitte à reporter des choix alors que le facteur « temps » semble jouer en faveur d'Israël.

Alors, dira-t-on, Yasser Arafat aurait été l'homme des occasions perdues ; l'intransigeance de l'OLP aurait fait manquer la possibilité d'un retrait des territoires occupés et/ou d'une conférence internationale… ou, en 2000 à Camp David, Yasser Arafat aurait tourné le dos à une proposition de paix « extrêmement généreuse ». Dans la meilleure des hypothèses, il aurait été un guide incapable, soumis au chantage de groupes « radicaux » ou ne pouvant assumer ses responsabilités… dans la pire, il serait l'homme des occasions perdues liées à un double jeu : paroles de paix destinées à l'extérieur, consignes de violence à l'intérieur.

En fait, tout ceci correspond à une lecture superficielle et instrumentale, souvent sciemment malveillante et intéressée.

Pour comprendre le fond de la stratégie politique de Yasser Arafat, il faut revenir sur les caractéristiques fondamentales de son leadership.

C'est d'abord le « compromis historique », qui est aussi un compromis géographique puisqu'il porte sur le territoire de la Palestine mandataire dont il abandonne 78% à Israël, qu'il fait admettre à l'essentiel du mouvement national : c'est là la véritable et seule « offre généreuse » de toute l'histoire de ce conflit, un événement unique dans l'histoire des mouvements de libération. Il réussit ainsi à trouver un point de rencontre entre la réalité d'une société profondément fragmentée - sur le plan géographique, sur le plan des conditions d'existence et donc en termes de perception/vision du conflit - et la nécessité vitale d'un système unifié de représentation politique. Et ce compromis politique permet à l'OLP d'être reconnu par tout le monde arabe en 1974 comme seule et légitime représentant du peuple palestinien. Il sauvegarde ainsi l'unité du mouvement qui fonctionne dans une double direction : d'un côté, en garantissant la liberté d'expression dans le mouvement -phénomène politique unique dans le monde arabe - de l'autre en permettant au groupe dirigeant élu et en particulier à son leader d'avancer sans disposer nécessairement d'un consensus total qui correspondrait à un droit de veto paralysant. Certes, il y a toujours le risque que ce compromis puisse être rompu ou que le parcours de Yasser Arafat soit saboté ou refusé. Ces tendances et ces tensions ont toujours existé et le mérite de Yasser Arafat n'est pas tant de déterminer les événement, ni même de savoir ou pouvoir les gérer que dans sa capacité de les assumer, les interpréter, les ordonner en fonction uniquement de l'avancée de la cause palestinienne. Au-delà de remarques critiques légitimes que l'on peut faire sur les limites politiques et culturelles de Yasser Arafat, la vérité historique force à dire que le grand résultat politique et moral de Yasser Arafat et de l'OLP (en particulier de ses compagnons de la première heure, Abou Iyad et Abou Djihad assassinés par les Israéliens) aura été à la fois la capacité à rétablir et à réaffirmer la centralité des droits des Palestiniens dans la question du Moyen-Orient et d'avoir su indiquer au peuple palestinien le seul parcours possible pour la réalisation de ses objectifs nationaux.

C'est la deuxième caractéristique de son leadership.

Quel parcours ? Partant de la conviction progressivement acquise que le problème palestinien ne peut être résolu que dans un cadre international global, le choix de Yasser Arafat suppose une révision fondamentale des options stratégiques initiales du mouvement en donnant la priorité au politique, au diplomatique par rapport au militaire.

Une stratégie d'internationalisation signifie que l'opinion publique et les gouvernements du monde entier doivent être à la fois témoins et juges. Ce facteur déterminant va influer sur la nature et les objectifs de la confrontation avec Israël.

Il s'agit d'abord agi transformer la « révolution palestinienne » en « cause palestinienne ». La « révolution » supposait à la fois un projet de transformation « révolutionnaire » du monde arabe et, par conséquent, des alliances socio politiques avec des forces assez peu définies mais en tout cas nécessitant un affrontement avec des Etats arabes, et une « guerre populaire prolongée ». Par contre, la « cause » s'adresse à tous, au nom d'un droit national à reconnaître et à établir comme le formulent les résolutions de l'ONU. Il en découle pour Arafat que, pour la progression de la cause, les violences subies comptent plus que celles infligées et que l'Intifada « non armée » a une valeur décisive tandis que les attentats contre des civils sont presque toujours contre-productifs.

Il s'agit aussi de prendre conscience qu'en appeler au jugement de la communauté internationale impose nécessairement des limites à la fois aux faits accomplis par l'adversaire israélien et à ses propres objectifs. En l'occurrence, le mouvement national palestinien demande un Etat dans les frontières de 1967, comme cela a été établi par l'ONU : une ligne au-delà de laquelle on ne peut aller mais aussi en deçà de laquelle on ne peut reculer si on ne veut pas reculer indéfiniment.

Enfin cette ligne qui ne peut être imposée par la force ni à Israël, ni à la communauté internationale, doit être l'objet d'un consensus en Israël et impliquer l'administration américaine.

Tels sont le sens et le contenu de la stratégie « internationaliste » dont Yasser Arafat comprend la nécessité, les conditions et les conséquences. Il arrivera ainsi à Oslo, mais dans un rapport de forces international très défavorable. Il affrontera alors un processus de paix qui ne correspond pas à ce qu'il avait espéré ou escompté. En effet, ce processus ne reconnaîtra qu'un rôle subalterne à la communauté internationale et s'articulera sur une série de concessions que le maître du jeu - le pouvoir israélien - s'estimera libre, sans pressions extérieures, de faire ce qu'il voudra. Mais là aussi Yasser Arafat qui, grâce à Oslo, a pu réaliser un premier objectif essentiel, revenir sur sa terre de Palestine, sera amené à gérer un phénomène unique dans l'histoire des mouvements de libération : il lui faudra mener en même temps une stratégie de résistance contre l'oppression coloniale israélienne et un processus de construction de l'Etat avant la création de l'Etat et avant même de disposer d'une dimension territoriale stable. L'intransigeance d'Israël et l'absence de soutien de la communauté internationale provoquent la tragédie actuelle. Il en ressort un enseignement définitif pour Yasser Arafat que l'on peut synthétiser ainsi : Israël et Palestine ne peuvent ni gagner une guerre ni arriver à la paix par eux-mêmes ; d'où la nécessité d'une intervention décisive de l'extérieur pour l'imposer et la garantir.

Tel est l'héritage que nous lègue Yasser Arafat, ce pari auquel il a lié l'exercice de sa direction stratégique. En posant la reconnaissance du droit comme condition fondamentale pour la paix, en reconnaissant le droit au droit à son usurpateur lui-même, Yasser Arafat a donné au combat palestinien une valeur universelle. C'est pour cela que ce combat nous parle et mérite d'être soutenu et que l'interminable souffrance palestinienne doit devenir la crise de la conscience européenne.

Aujourd'hui c'est la question des élections en Palestine qui est l'occasion de mettre en œuvre cette stratégie. Notre première exigence est que soit garanti aux Palestiniens au moins le droit de choisir leurs représentants sans interférence. Seule une autonomie politique pleinement récupérée, y compris à travers un lien entre Palestiniens des territoires et ceux de la diaspora et des organisations en exil peut rouvrir une perspective pour mener à bien ce à quoi Yasser Arafat a consacré toute sa vie.
 
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