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insurection populaire dans le sud mexicain
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30 septembre 2006 16:13
LE SUD MEXICAIN SE MET EN COMMUNE

La démocratie parlementaire mexicaine est mise à nue. Une énième fraude,
commise par la droite avec la complicité de l’ancien parti unique, aurait
légèrement forcé la machine lors du scrutin du 2 juillet. En face, une
insurrection civile montait déjà en puissance en pleine campagne
électorale. À Oaxaca, les gens ne reconnaissent plus les autorités et
envisagent de se gouverner eux-mêmes. Mais gare aux ruades du Léviathan !

LE 1er AOÛT, À OAXACA, capitale de l’État du même nom, six mille femmes
armées de casseroles ont occupé la radio et la télévision officielles.
Pendant trois semaines, à micro ouvert, elles - et leurs maris - vont
remplacer les journalistes devant les caméras et présenter les infos sans
rougir de leurs tabliers de ménagère. Radio La Ley est rebaptisée Radio
Casserole. Voilà maintenant plus de cent jours que Oaxaca, Etat voisin du
Chiapas, est entré en zone de turbulences. Ça a commencé le 22 mai, en
pleine campagne électorale, avec une grève des maîtres d’école. Leur
revendication : une prime de vie chère et des moyens pour les écoles
rurales. Le gouverneur Ruiz refusant de négocier, 20 000 d’entre eux
occupent le centre de la capitale. Le 14 juin, malgré une campagne de
presse calomnieuse et après une intervention policière ultra violente
contre leur campement, la population s’insurge en leur faveur. Depuis,
l’industrie touristique, les administrations et les tribunaux sont en
berne et une Assemblée populaire du peuple de Oaxaca (APPO), réunissant
syndicats indépendants, associations et municipalités en rébellion,
paralyse la ville en exigeant la démission du gouverneur. "Le 14 juin
marque une rupture dans l’histoire de Oaxaca", déclare Aldo González,
dirigeant zapotèque de l’Union des Organisations Sociales de la Sierra
Juárez. "La population s’est sentie attaquée. Les premiers à réagir ont
été les gens des quartiers. Mais dans la Sierra, les gens collectaient
déjà des vivres pour les grévistes. Tous ne peuvent pas se déplacer, mais
presque tous sont là."

Oaxaca est un fief historique du PRI, l’ancien parti unique qui a cédé le
pouvoir fédéral à la droite en 2000, après 70 ans de règne sans partage.
Ici, le PRI continuait à faire carton plein à chaque élection, grâce à un
système clientéliste musclé. Oaxaca est un état pauvre, à majorité
indienne. La source principale de revenus est l’argent envoyé par les
émigrés. En 1995, de crainte que le soulèvement zapatiste n’essaime aussi
dans ces montagnes-là, le PRI lâche du lest en reconnaissant légalement la
démocratie indigène. Le parlement local vote une loi dite "des us et
coutumes", avec en arrière-pensée la ferme intention d’intégrer les
communautés "autonomes" à sa clientèle électorale. Le gouverneur s’appuie
pour cela sur des caciques indigènes, qui imposent aux villages leurs
négoces avec des entrepreneurs véreux. De plus en plus de communautés se
rebellent contre ces corruptions et, accusées de terrorisme, sont en butte
à une répression brutale. Des dizaines de paysans sont assassinés ou
moisissent en prison pour avoir osé tenir tête aux notables du PRI. C’est
de cette résistance que se nourrit l’actuel mouvement d’insurrection
civile.

Parce qu’il y a vu un miroir grossissant de ses propres appétits,
l’archaïsme politique du PRI s’est mis depuis quelques années au service
d’un projet des plus modernes : le Plan Puebla Panama, méga-entreprise de
conquête économique qui lorgne sur toute l’Amérique centrale. Dans ce
cadre, l’isthme de Tehuantepec ferait office d’alternative au canal de
Panama. Un large couloir d’autoroutes et de voies de chemin de fer
relierait la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique. Ce couloir devant
attirer une ribambelle d’usines de montage (maquilas), des barrages et des
lignes THT sont en passe de fleurir dans toute la région, à Oaxaca, au
Chiapas, au Guatemala... Manque de bol, les milliers d’hectares
nécessaires à cette entreprise de progrès sont habités par de sombres
peuplades arc-boutées sur leurs traditions et leurs lopins de terre. "Le
principal soutien à Ruiz vient des investisseurs, explique Bertín Reyes,
un porte-parole de l’APPO. Ils sont sur les starting-blocks pour exploiter
les matières premières et la biodiversité de Oaxaca. Le gouverneur
précédent a déblayé le terrain légal. Maintenant, l’heure était venue
d’acheter et de dépouiller les communautés. Voilà la clé de la crise
actuelle." En échange de la mort physique et culturelle des villages ? La
vague promesse d’un poste de travail sur une chaîne de montage ? Rien de
très réjouissant pour des communautés qui vivent en étroite relation avec
la terre.

Dans les montagnes revêches où ont été acculés les Indiens, la figure du
maître d’école inspire le respect. Il n’en a pas toujours été ainsi, quand
l’instituteur, comme le curé, tentait d’imposer une culture jugée
étrangère. Mais depuis que certains jeunes sont devenus instits bilingues,
les gens apprécient mieux leur abnégation. Mal payés, affectés dans des
zones retirées, où ils restent pendant des semaines sans voir leur
famille, les maîtres ont appris à se bagarrer pour leurs droits et aussi
pour ceux des villages. Un des détonateurs de la grève actuelle a été le
viol et l’assassinat de deux jeunes institutrices alors qu’elles se
rendaient à pied dans la communauté où elles enseignaient. La colère est
telle que la grève et l’occupation ont persisté même pendant les vacances
scolaires. Lorsque le 14 juin, le gouverneur lance trois mille flics
contre le campement des instits, la population se soulève donc contre lui.
Deux heures après l’assaut à balles réelles, tirées parfois depuis des
hélicoptères (la rumeur parla de six morts),les instituteurs et leurs
alliés reprennent la ville. "Quand il se rend compte de son erreur, le
gouverneur propose de négocier", raconte Dolores Villalobos, coordinatrice
du Conseil Indigène et Populaire-Flores Magón. "Mais c’est trop tard : en
réponse au large soutien qu’ils viennent de recevoir, les instits mettent
leurs demandes sectorielles en veilleuse et se font les porte-drapeau de
la volonté générale : que Ruiz s’en aille. Il n’y a plus de discussion
possible."

"Nous allons provoquer une crise économique en bloquant les routes et en
boycottant les grandes enseignes multinationales."
La radio des instits a été détruite ? Qu’à cela ne tienne, les étudiants
occupent Radio Universidad et la mettent au service du mouvement. Une
Assemblée populaire (APPO) réclame la destitution du gouverneur. "Personne
n’est l’APPO, nous la représentons tous", affirme Aldo González. "Chacun y
participe à sa façon, en expulsant un maire pourri, en occupant une
officine gouvernementale, en convoquant une assemblée, en récupérant les
traditions, en bloquant les rues et les routes." À chaque sursaut
répressif du gouverneur, le mouvement prend de l’ampleur. L’occupation de
la radio et télévision officielle vient en réaction au sabotage de Radio
Universidad par des nervis. Après vingt jours de télé et radio libres, des
paramilitaires délogent en pleine nuit les journalistes improvisés. La
même nuit, l’APPO investit douze radios commerciales. Quand la nuit
suivante des sicaires montés sur des fourgonnettes circulant à vive allure
mitraillent les façades de ces radios, tuant deux occupants, les habitants
des quartiers dressent des barricades pour empêcher ce convoi de la mort
de circuler. Il y a encore, à l’heure où nous écrivons, plus de mille
barrages dans la capitale. Pour les matérialiser, des véhicules de police
aux pneus crevés et des bus réquisitionnés. "Nous allons provoquer une
crise économique en bloquant les routes et en boycottant les grandes
enseignes multinationales", déclare à "La Jornada" Rogelio Mesinas, un
porte-parole de l’APPO. "Nous remplacerons les centres commerciaux par des
marchés populaires sauvages." La procureur général de l’état accuse l’APPO
d’être une guérilla urbaine. "L’APPO n’a aucune relation avec une
quelconque guérilla, ni avec la coalition de gauche qui s’est mobilisée au
niveau national contre la fraude électorale, bien que nous respections
leurs luttes", clarifie Rueda Pacheco, leader des instits. D’abord en
marge de la campagne électorale puis, à partir du 2 juillet, en parallèle
à la mobilisation antifraude, le mouvement de Oaxaca a dépassé le terrain
de la politique institutionnelle : si le départ du gouverneur est une
exigence fédératrice, le vide de pouvoir actuel permet de voir surgir au
grand jour une pratique démocratique jusqu’à présent souterraine,
marginalisée. "L’APPO doit s’inspirer de la vie communale des villages",
affirme Lucio López, ancien président municipal de la région mixe.

Les zones rurales, et certains quartiers urbains, ont souvent développé
une démocratie parallèle qui contourne l’autoritarisme du PRI. Cette
expérience, ancrée dans la culture de résistance indigène, est un outil
précieux pour inventer une administration de la chose publique qui
n’échappe plus aux gens. « Le peuple de Oaxaca s’est souvenu qu’il est
communauté », s’enthousiasme Dolores Villalobos. "On apprend à s’organiser
pour manger, pour l’autodéfense, pour les occupations, pour construire un
accord, pour nos récoltes... C’est tout bénef, surtout si on dépasse les
discours sur la solidarité et le soutien mutuel pour en venir à une
pratique qui garantit notre survie." Sacrément utile quand les
fonctionnaires ont fui... Alors, pourquoi se contenter de la destitution
du cacique en chef et de l’arrivée d’un gouverneur intérimaire qui
entérinerait un retour à la normale ? "La mobilisation a été intense, on
peut imaginer qu’une fois la chute du gouverneur et la libération des
prisonniers obtenues, le calme reviendrait", pense Carlos Beas, de l’Union
des Communautés Indigènes de la Zone Nord de l’Isthme, contacté par
"CQFD". "Mais la réaction des villages et des quartiers a été
impressionnante. Et ils ont bien d’autres motifs d’insatisfaction !"
Pourquoi ne pas systématiser cette démocratie vivante ? Pendant que, dans
des hôtels déserts, les commis de l’État et les partis de gouvernement
négocient une sortie de conflit qui leur soit favorable, que Fox craint un
embrasement du reste du pays et que l’armée patrouille et intimide, voilà
la question qui court les rues de Oaxaca, la ville aux mille barricades.

Nicolas Arraitz


Article publié dans "CQFD" n° 37, septembre 2006, actuellement en kiosques
 
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