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Dans la tête d'un tortionnaire
V
24 juin 2006 22:39
Interview exclusive. Dans la tête d'un tortionnaire

(photo et mise en scène
AIC PRESS)


Les victimes de la torture des années de plomb ont toutes parlé, et ont ému le Maroc aux larmes. Aujourd'hui, pour la première fois, c'est un ancien tortionnaire qui brise le silence. Sa confession est un coup de poing à l'estomac, un authentique voyage au bout de l'horreur. Mais un voyage nécessaire, voire salutaire. Pour comprendre, pour expurger, pour que plus jamais cela ne se reproduise.





Avant de tourner cette page. Important : lisez ceci

Protéger ses sources est le devoir de tout journaliste. Même quand une source est peu recommandable. Même quand il s'agit, comme c'est le cas du personnage dont nous publions l'interview dans les pages suivantes, d'un tortionnaire, d'un homme dont l'évocation des pratiques passées glace encore le sang. Mais en échange de ses confessions complètes, le “deal” que TelQuel a passé avec lui était clair : pas d'enregistreur, pas d'appareil photo, pas de noms (ni le sien, ni ceux de ses anciens collègues ou supérieurs, ni ceux de ses victimes). Autrement dit, et de manière générale : aucune indication qui permettrait de l'identifier. Pour prévenir toute éventualité de “fuite”, son identité n'a même pas été communiquée aux membres de l'équipe de rédaction de TelQuel. C'est une première. Nos journalistes n'ont pas l'habitude de cloisonner ainsi leurs informations, entre eux. Mais à travail journalistique exceptionnel (tout le mérite en revient à Abdellatif El Azizi, dont je salue ici le talent et la ténacité), traitement exceptionnel…

Même si son anonymat est (et restera) préservé, la confession de cet ancien tortionnaire est une pièce d'importance, désormais versée aux archives de l'Histoire. Elle comporte des passages choquants. Des détails, parfois atroces, sur les séances de torture supervisées par cet homme et ses pareils. Des détails… inutiles à publier ? Je dois avouer, chers lecteurs, que cette question m'a énormément travaillé. Après tout, comme le dit explicitement le titre de ce dossier, le but est de savoir ce qu'il y a “dans la tête d'un tortionnaire”. Pas de connaître les moindres détails des sévices qu'il a infligés à ses malheureuses victimes. En lisant ces détails dans la version “brute” de son interview, une foule de questions m'a assailli : comment la cruauté peut-elle aller aussi loin ? Comment des êtres humains peuvent-il se retrouver, à ce point, dépourvus d'humanité ? Comment un système politique peut-il enfanter de tels monstres ? Si moi, je me sens mal rien qu'en lisant ces horreurs, qu’ont ressenti ceux qui les ont subies ?

…Et c'est justement parce que je me suis posé ces questions que j'ai décidé, en mon âme et conscience, de publier cette interview dans son intégralité. Ces mêmes questions, il est nécessaire que vous vous les posiez aussi. Il est nécessaire que tout le monde se les pose. Il est nécessaire d'aller au fond de nous-mêmes, de faire face à nos démons les mieux enfouis, de traquer toute trace de complaisance que nous sommes tentés (que je suis tenté) de ressentir vis-à-vis de la torture - vue (de loin) comme un “moyen d'autodéfense du régime contre les terroristes”. Il est nécessaire que nous soyons choqués - pour qu'à la force de ce choc réponde la force d'une conviction : plus jamais ça.


Attention ! L'interview qui suit comporte des passages violents, parfois choquants. Sa lecture est déconseillée aux mineurs et aux personnes sensibles.
Ahmed R. Benchemsi





Propos recueillis par Abdellatif El Azizi

"Qu'est-ce que vous croyez, qu'on est des monstres ?"

Ses débuts dans “le métier”, ses différentes “techniques”, ses justifications, ses doutes, ses remords, son alcoolisme… Pour la première fois au Maroc et en exclusivité pour TelQuel, un ancien tortionnaire déballe tout. Accrochez-vous.


Début juin 2006, au Maroc, dans une maison isolée à la campagne. L'homme veut écouter de la musique. Un disque d Kalthoum, “pour se détendre”, dit-il. Il réclame de l'alcool - du gros rouge, comme il avait l'habitude d'en boire avec ses collègues avant chaque séance de torture. Il commence à boire avant même que l'interview ne commence. Presque rageusement, il siffle deux grands verres, comme pour noyer ses dernières inhibitions. Puis ça commence…


Comment êtes-vous devenu un tortionnaire ?
Attendez un peu ! On n'a pas encore commencé et vous me parlez déjà de torture !

D'accord. Vous étiez, à la base, un fonctionnaire de police ordinaire. Comment vous êtes-vous retrouvé dans un centre de détention réservé aux prisonniers politiques ?
Je suis entré en service au début des années 70. La période la plus “chaude” a commencé au milieu des années 70, et s'est terminée au début des années 90. Ce que vous appelez la torture, ce n'est pas moi qui l'ai choisie. C'est elle qui m'a choisi.

Comment ça ?
Au début de ma carrière, j'étais un simple agent de police judiciaire, affecté à un commissariat d'arrondissement. Le responsable en chef d'un centre de détention pour prisonniers politiques, qui se trouvait dans la même ville, se plaignait souvent du manque d'effectifs. Les supérieurs lui ont demandé de faire le tour des commissariats pour recruter. Mon commissaire a jugé que j'avais la carrure qu'il fallait. Comme il voyait aussi que les délinquants dont je m'occupais avouaient très vite, il m'a désigné. C'est comme ça que je me suis retrouvé à m'occuper des prisonniers politiques.

Y avait-il une formation à suivre, avant de “s'occuper” des prisonniers politiques ?
Non, nous étions choisis comme ça… Il fallait juste faire preuve de discipline et d'une fidélité à toute épreuve, être bien bâti physiquement et, surtout, ne pas avoir de mauvaises fréquentations. Une fois dans le bain, on apprenait vite.

Vous souvenez-vous de votre première séance de torture ?
[Il balaie la question d'un geste irrité]. Je vous ai dit qu'au début de ma carrière, à la PJ, j'avais souvent à traiter des délinquants, des voleurs, des violeurs d'enfants… Si vous appelez “torture” les baffes et les coups de pied que je leur donnais, eh bien non, je ne me souviens pas du tout de la première fois.

Et avec les prisonniers politiques, quelles étaient vos méthodes ?
On avait le droit d'utiliser toute une panoplie des mauvais traitements physiques : les coups de poing, le fouet sur la plante des pieds, la cigarette écrasée sur la peau, l'hélicoptère [NDLR : pratique consistant à attacher le supplicié à une hélice de ventilation accrochée au plafond, puis à le faire tourner], la bouteille enfoncée dans l'anus, les viols, l'étouffement à la serpillière imbibée d'urine ou d'éther, etc. La plupart du temps, les détenus subissaient des séances de torture une à deux fois par jour [NDLR : cette fois, il lâche le mot “torture” sans tiquer. Tout au long de l'entretien, il l'emploiera, puis le récusera alternativement, sans logique particulière]. Souvent, on les interrogeait très tard dans la nuit. On les enfermait dans des cellules de quelques mètres carrés, sans lumière, sans toilettes et sans matelas. Seul un carton leur servait de lit. Les plus chanceux avaient droit à une couverture et pouvaient garder leurs vêtements. Un seau en fer leur servait de toilettes et on devait le vider deux fois par jour. Les suspects étaient contraints de garder les yeux bandés, même dans leur cellule. Les consignes étaient strictes : il fallait les empêcher de communiquer avec quiconque. Même nous, nous n'avions pas le droit de leur parler.

Y avait-il des techniques de torture adaptées à chaque cas ?
Non, pas vraiment. Par contre, il y avait une gradation dans l'intensité de la torture. Certains détenus craquaient au cours de la “mise en main”. C'est la première phase, celle où on se contente de gifler le prisonnier, de lui cracher à la figure, de l'insulter, de lui appuyer sur une plaie… C'était parfois suffisant pour qu'il devienne docile et fasse ce qu'on lui demande. Pour les durs à cuire, on passait très vite à la deuxième étape. Autrement dit la manière forte, avec toute une variété de moyens, certains simples, d'autres complexes : flagellation, hélicoptère, noyade dans un seau d'excréments…

Vous fixait-on des limites à ne pas franchir ?
Oui, on nous confiait chaque détenu avec son dossier médical. Ce qui voulait dire qu'on devait faire attention. S'il était cardiaque, par exemple, il y avait beaucoup de techniques à éviter. S'il était asthmatique, il était hors de question de le faire passer au chiffon…

Quelles sont les méthodes que vous utilisiez le plus souvent ?
Le plus souvent, les détenus étaient maintenus debout, complètement nus, pieds et mains liés, des heures, voire des jours et des nuits durant, jusqu'à épuisement total. Ceux qui tombaient de fatigue subissaient des flagellations sur la plante des pieds.

Vous participiez aussi aux interrogatoires ?
Oui et non.

Comment ça ?
On ne nous demandait pas vraiment de faire parler les détenus… On était juste chargés de casser la résistance des gens qu'on nous confiait. On ne savait même pas de quoi ils étaient vraiment accusés. Mais parfois, quand un gradé venait jeter un coup d'œil, il nous mettait au parfum. Il nous demandait, par exemple, si le prisonnier avait parlé de telle ou telle personne, s'il avait désigné tel lieu… et surtout, s'il résistait encore.

Y avait-il des tortionnaires femmes ?
J'ai entendu dire qu'il y en avait dans d'autres centres. Personnellement, je n'ai jamais travaillé avec des femmes.

Ça ne vous préoccupait pas de savoir pourquoi ces gens étaient incarcérés ?
Si, quand même. Parfois, je me réveillais en pleine nuit, taraudé de questions sur tel ou tel détenu. Ça me travaillait tellement que je sortais de mon lit et que je descendais le réveiller pour lui poser une ou deux questions [NDLR : la plupart des tortionnaires, dont notre homme, habitaient dans des logements de fonction mitoyens aux centres de torture]. Je crois que c'était nécessaire, pour obtenir des informations rapidement. Si on veut obtenir des aveux, on ne peut pas les demander avec le sourire. Mais quand on met la pression, les détenus peuvent aussi avouer n'importe quoi et même inventer des histoires dingues, pas du tout crédibles, juste pour que la torture s'arrête. Même ces résultats-là étaient satisfaisants pour notre hiérarchie, alors…

Mais s'ils revenaient sur leurs déclarations par la suite ?
Ils savaient très bien que ça ne faisait qu'aggraver leur cas…

Vous ne vous êtes jamais dit “c'est horrible ce que je fais, après tout, ces gens ne m'ont rien fait” ?
Si, souvent. Mais il faut savoir qu'à l'époque, nous étions tous convaincus que ces gens-là étaient dans l'erreur, qu'ils étaient à la solde de nos ennemis, qu'ils étaient montés contre nous par les Algériens qui rêvaient de voir le Maroc à feu et à sang… Nous n'avions pas d'autres moyens pour les empêcher de nuire à la nation. Et puis c'étaient tous des msakhit el walidine [NDLR : maudits par leurs parents], qui n'obéissaient ni à leurs parents, ni à Dieu. Il fallait les punir.

Même au point de les torturer sauvagement ?
[Geste agacé] Vous parlez tout le temps de torture ! Ce n'est pas aussi simple que ça… Parfois, on voulait juste avoir des informations, pour éviter qu'un événement grave ne se produise. De toute façon, ces types-là faisaient tout pour nous énerver. Mille fois, on a insulté ma mère, on m'a traité de pédé ! Et puis il ne faut pas oublier qu'on avait des ordres. Ce n'était pas nous qui décidions, c'étaient les responsables qui nous donnaient l'ordre de secouer un peu durement les prisonniers…

C'est plus difficile de torturer une femme qu'un homme ?
Bien entendu.

Pourquoi ? Parce qu'elles sont physiquement plus faibles, plus fragiles ?
Je ne sais pas… Quand une femme détenue arrivait au centre, ça nous mettait vachement mal à l'aise. Même si pour certains, c'était l'occasion rêvée d'avoir des rapports sexuels à bon compte. Personnellement, j'avais des difficultés à jouer au macho devant des femmes qui montraient qu'elles étaient aussi courageuses que les hommes.

Qu'est-ce que vous voulez dire par “rapports sexuels à bon compte” ?
Non seulement on avait le droit de violer les femmes qui débarquaient dans le centre, mais en plus on nous encourageait à le faire de manière violente. L'humiliation sexuelle est l'une des armes les plus redoutables, pour faire craquer quelqu'un. Ça marchait aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Vous avez violé des hommes ?
Non, pas moi, jamais. Mais je me souviens d'un type, un gardien qui avait un sexe énorme. Il prenait son litre de rouge, et après ça, il n'avait aucune difficulté à violer les détenus. Ce gars-là nous faisait peur à nous aussi. Parfois, pour faire monter la pression, on obligeait les prisonniers à se violer entre eux. Faire violer un prisonnier par son ami le plus cher était une pratique courante.

Ce n'est pas crédible, ce que vous dites. Comment obliger quelqu'un à violer son ami ?
Par la torture, bien sûr… On obligeait des prisonniers à faire des fellations à leurs compagnons de cellule. C'était ça ou l'électricité.

L'électricité ?
Oui, on avait plusieurs manières d'utiliser le courant électrique. Parfois, on demandait au détenu de se lever. On lui expliquait que c'était terminé, qu'il pouvait aller se laver la figure. Dès qu'il touchait le robinet en métal, on actionnait la manette et il recevait une violente décharge électrique. D'autres fois, on plaçait des fils autour des testicules d'un détenu, et on lui envoyait des décharges avec une intensité progressive. Ou bien encore, le détenu était attaché tout nu, et on branchait des fils électriques sur tout son corps : sa bouche, entre ses ongles et sa peau, sur ses organes génitaux...

De nombreuses victimes de la torture rapportent aujourd'hui que leurs tortionnaires éprouvaient un plaisir sadique à les faire souffrir…
[Il se lève, regarde par la fenêtre et revient] Dans tous les métiers, il y a des brebis galeuses. Pourquoi voulez-vous qu'on échappe à la règle ? Moi, ce n'était pas mon truc. Mais c'est vrai, il y avait des collègues qui ne se gênaient pas… Mais on ne parlait jamais de ça entre nous. Personne ne disait clairement “j'aime faire souffrir ces salauds, je me sens bien après une séance”. Je me souviens d'un type sadique, oui, qui avait l'air d'aimer ça… Celui-là est parti travailler avec les Français.

Comment ça, travailler avec les Français ?
Pendant les années 70, le ministère de l'Intérieur français était débordé par les gangs de Maghrébins. Il avait fait appel au Maroc pour lui envoyer des agents. Dans les commissariats de certaines villes, comme Marseille, c'étaient eux qui interrogeaient les délinquants d'origine maghrébine.

Pourquoi vous faisiez-vous tous appeler “l'haj”, dans les centres de torture ?
D'abord pour éviter que nous soyons retrouvés, par la suite, par des prisonniers qui auraient été libérés. C'était aussi une manière de ne pas avoir de contact avec les détenus. Ç'aurait été difficile de nous entendre interpeller par eux à longueur de journée. Et puis, l'anonymat faisait partie de la torture psychologique. Même les détenus n'avaient pas d'identité. On leur donnait juste des numéros.

Avez-vous entendu parler du syndrome de Stockholm ?
Non.

C'est une théorie selon laquelle les détenus développent des relations affectives avec leurs bourreaux. Vous avez vu des cas comme ça ?
Je n'ai pas très bien saisi ce que vous me demandez… Ce que je peux vous dire, c'est qu'aussi fou que ça puisse paraître, il est effectivement arrivé qu'une relation se tisse entre des détenus et des gardiens. Je pense au cas d'un prisonnier politique qui avait fini par développer une relation homosexuelle avec un gardien. Au début, le gardien l'avait violé, et même plusieurs fois. Après, le prisonnier en redemandait. C'était lui qui appelait le gardien pour qu'il couche avec lui…

À part le sexe, il n'arrivait pas que des relations amicales se nouent entre les torturés et les tortionnaires ?
Si, assez souvent… Ça pouvait arriver avec des détenus qu'on côtoyait depuis longtemps. Une sorte de complicité se développait, on fermait les yeux sur beaucoup de choses… Il m'est arrivé, plusieurs fois, de simuler des actes de torture sur un prisonnier, à qui je demandais de crier pour qu'on croie que je le “travaillais” vraiment. Je me souviens d'un détenu que j'avais pris en pitié, parce qu'il était originaire de la même région que ma mère.

Ah bon, ça vous arrivait, de ressentir de la pitié pour un prisonnier ?
[Brusquement en colère] Qu'est-ce que vous croyez, qu'on est des monstres ? Bien sûr qu'on pouvait ressentir de la pitié ! La seule différence, c'est qu'on n'avait pas le droit de se laisser aller à la pitié. La pitié, ça voulait dire pour nous la fin de notre carrière. On courait même le risque de se retrouver de l'autre côté, avec les torturés. Et puis notre devoir, avant tout, c'était d'obéir aux ordres. [Il insiste] Obéir, un point c'est tout ! On ne pouvait pas se permettre d'être sentimentaux, comme les gens normaux [long silence…]

Qu'est-ce que vous pensez du climat politique de l'époque ?
Je vois très bien où vous voulez en venir. [Regard fixe et appuyé, détachant chaque mot] Nous étions tout simplement des serviteurs fidèles de la nation. Nous ne voulions pas que le Maroc tombe entre les mains d'athées, de marxistes, qui plus est soutenus par nos ennemis.

Mais après les marxistes, le gros des prisonniers politiques étaient des islamistes. De bons musulmans, qui croient en Dieu…
[Il pointe l'interviewer du doigt] Alors vous, vous adorez poser le doigt sur la plaie, hein ? Eh bien figurez-vous qu'on a eu un mal fou à passer des marxistes aux islamistes. Il y en a même qui ont craqué. Je me souviens d'un collègue qui a quitté le boulot, dans les années 80 parce qu'il ne supportait plus d'entendre les barbus qu'on nous confiait invoquer Dieu à chaque coup…

Y a-t-il un quelconque argument, selon vous, qui justifie le fait de torturer un être humain ?
Euh… Non, après réflexion, je ne crois pas. Cela dit, qui peut nier, aujourd'hui, que le Maroc a échappé au chaos grâce aux sacrifices de ses forces de l'ordre ? Ce que vous appelez la torture a permis d'éviter à notre pays des guerres civiles, comme il y en a eu ailleurs. A l'heure actuelle, nous serions gouvernés par un Castro, ou un autre dictateur de ce genre. C'est vrai que des gens ont beaucoup souffert. Mais pour beaucoup d'entre eux, la souffrance a ouvert le chemin du repentir. Trouvez-moi quelqu'un qui croie encore aux balivernes de Marx, Lénine ou Staline…

Vous arriviez à dormir tranquillement, à l'époque où vous travailliez encore ?
Non. Avec les doses d'alcool qu'on ingurgitait chaque jour, c'était difficile de trouver le sommeil.

Vous buvez encore beaucoup, aujourd'hui…
Quand on fait certains métiers, on est obligé de boire. L'alcool permet de ne pas trop y penser.

Penser vous faisait souffrir ?
Me faisait souffrir ? C'est plutôt aujourd'hui que ça me fait vraiment souffrir. A l'époque, on pensait tous qu'en mettant la pression sur les prisonniers, on les punissait du mal qu'ils avaient commis, et même qu'on les aidait à revenir dans le droit chemin. Aujourd'hui, tout ça est confus dans ma tête. Beaucoup de gens nous jugent, même sans nous connaître. Ils pensent qu'on est des sadiques, qu'on éprouvait du plaisir à torturer les gens, qu'on aimait ça…

Vous en parlez encore, avec vos anciens collègues ?
Vous savez, je suis à la retraite. Le boulot, c'est du passé. Entre nous, c'est un sujet tabou. A l'époque, déjà, on nous interdisait de parler de notre métier. Alors on a pris l'habitude, et même aujourd'hui, on n'en parle pas.

Vous avez hésité pendant trois mois, puis vous avez fini par accepter le principe de cette interview. Pourquoi ?
J'ai bien réfléchi, pendant ces trois mois… Il faut que les gens comprennent que ce n'est pas aussi simple qu'on le dit. Tout n'est pas noir ou blanc. Et puis nous aussi, on souffre.

D'après les psychiatres, les tortionnaires souffrent généralement, après coup, des mêmes troubles que les torturés : cauchemars, paranoïa, maux de tête… C'est votre cas ?
[Hésitation] Oui… Je fais des cauchemars, j'ai des troubles du sommeil, des maux de tête constants, des hallucinations même. Je me sens étrange, j'ai l'impression d'être toujours à part. J'ai constamment peur qu'on me prenne pour un fou. Il y a un cauchemar qui revient souvent, qui m'obsède : je me vois tout nu, en train de construire les fondations de ma nouvelle maison sur un grand tas de crânes humains dont seuls les yeux brillent encore. Plus je les recouvre de terre, plus il en sort de nouveaux. Je crie, et je me réveille toujours en sueur. Au début, je croyais que la proximité du centre y était pour quelque chose. C'est pour ça que, dès que j'ai pris ma retraite, j'ai quitté le logement de fonction que j'occupais. Mais je continue à faire le même cauchemar…

Vous n'avez jamais consulté un psychiatre ?
[Irrité] Non, je ne suis pas fou ! J'ai dit que j'ai peur qu'on me prenne pour un fou, c'est différent. [Il baisse la voix] J'ai vu un fqih [NDLR : guérisseur traditionnel]. Il m'a donné l'explication de tout ça…

L'explication de vos troubles ?
Non, l'explication de beaucoup de choses… Beaucoup de choses dans ma vie. Il a découvert que j'avais été investi par un jenn [NDLR : mauvais esprit]. C'est ce jenn qui m'a possédé, qui m'a fait faire des choses dont je ne mesurais pas les conséquences. Je ne me rendais pas compte du mal que je pouvais faire. Le fqih m'a fabriqué un talisman que je porte toujours sur moi.

Et depuis, vous vous sentez mieux ?
[Il fait la moue] Vous voulez la vérité ? Non. Je commence à croire que ce type est un charlatan. On m'a donné l'adresse d'un vieux, près de Casa, qui a de grands pouvoirs. Je crois que je vais aller le voir.

Vous croyez vraiment aux jnoun ?
[NDLR : pluriel de jenn]
Trouvez-moi un seul Marocain qui n'y croie pas… Non seulement j'y crois, mais je peux vous assurer qu'ils existent. La plupart des collègues se souviennent d'avoir entendu des cris, dans des cellules qui n'étaient pourtant pas occupées. Quand on entend ça une fois, on a les cheveux qui se dressent sur la tête.

Qu'est-ce que vous faites de vos journées, aujourd'hui ? Vous avez un hobby ?
[Sourire fier] Les mots croisés. J'adore mettre à jour les combinaisons les plus difficiles. J'achète régulièrement les quotidiens où il y a des mots croisés. De temps en temps, quand mes moyens me le permettent, je me paie toute une revue de mots croisés. Je les préfère en français, même si je n'ai pas de problèmes avec l'arabe.

Vous avez été jusqu'où, à l'école ?
[Il bombe le torse] Deuxième année secondaire. Mais attention, c'est les études de l'ancien régime ! Vous savez, le certificat d'études, à l'époque, était un diplôme beaucoup mieux coté que le bac d'aujourd'hui. Je lisais couramment le français quand j'ai passé mon certificat d'études. Aujourd'hui, mon fils, qui a le niveau bac, n'arrive pas à trouver le sens exact de beaucoup de mots que moi, je connais.

Vous avez donc une femme, des enfants…
Oui.

Vous aimez vos enfants ?
[Regard plein de reproches] Quelle question ! Bien sûr que oui ! Vous connaissez, vous, quelqu'un qui n'aime pas ses enfants ?!

Si votre fils faisait partie des traîtres qui menacent la stabilité de la nation, vous comprendriez qu'il soit torturé ?
[Silence… il refoule un sanglot]

Votre femme, vos enfants, vos proches étaient-ils au courant de ce que vous faisiez ?
Mes enfants ne savaient pas vraiment la nature de mon travail mais ils se doutaient bien de quelque chose… De toute façon, quand quelqu'un de ma famille ou de mon entourage me posait une question gênante, ma réponse était toujours la même : “Oui, je travaille bien là-bas, mais moi, je ne fais que remplir les fiches des gens qu'on fait descendre. Je n'ai jamais touché quelqu'un, et je ne sais même pas ce qui se passe dans les cellules”. C'est d'ailleurs la même réponse qu'on donnait tous. Il était essentiel pour nous de préserver le secret, d'empêcher que le doute sur nos activités ne s'infiltre dans nos familles. C'est vrai, je suis très sévère avec ma femme et mes enfants. Mais le proverbe ne dit-il pas que “le bâton sort du paradis” ? Sans ça, comment voulez-vous que des enfants respectent leur père ?

Votre métier vous a-t-il apporté la réussite sociale, des avantages matériels... ?
[Coup de poing sur la table] Tu parles ! A eux les honneurs, les fermes et les comptes en banque et à nous les maladies de l'âge, la retraite de misère et la peur au ventre !

Qui ça, “eux” ?
Vous les connaissez mieux que moi ! Ceux qui tiraient les ficelles, qui nous disaient : “Tu fais descendre untel, tu mets le courant électrique à celui-là, tu passes celui-là à l'hélico”… Eux, ils se montraient le moins possible. Aujourd'hui, les uns ont ouvert des restaurants, les autres roulent en Mercedes, d'autres encore ont refait leur vie avec un compte en banque confortable… Mais eux, ce sont des patrons.

On sent de la peur dans votre regard. De quoi avez-vous peur ?
[Il écluse, d'une grande rasade, son verre de rouge] Je n'ai pas peur. C'est juste que je me suis énervé, parce que vous n'êtes pas le seul à penser qu'on est riche. Tout le monde croit qu'on roule sur l'or, qu'on s'est fait plein d'argent en spoliant les victimes. S'ils savaient…

Aujourd'hui, l'Instance équité et réconciliation dit avoir clos le dossier des années de plomb. Mais des ONG, comme l'Association marocaine des droits de l'homme, continuent à réclamer des actions en justice contre les tortionnaires. Ça ne vous fait pas peur, ça ?
Bien sûr, que je ne suis pas rassuré… C'est bien, tout ce travail qui a été fait. C'est bien que d’anciens prisonniers aient été indemnisés. Il y a certainement beaucoup d'entre eux qui étaient innocents, qui n'avaient pas fait ce dont ils étaient accusés. Mais je crois qu'il faut s'arrêter là. Il faut tourner la page, aller vers autre chose. Et puis je vous jure que nous, nous ne faisions qu'obéir aux ordres. Qu'est-ce qu'on pouvait faire, à l'époque ? Si on refusait de faire descendre quelqu'un, on descendait à sa place !

C'est déjà arrivé ?
[Il ferme les yeux, secoue la tête vigoureusement] Non, non, je ne veux pas en parler !

Vous ne pensez pas que pour faire la paix avec des gens qu'on a fait souffrir, il faut nécessairement leur demander pardon ?
Ecoutez, vous ne trouverez personne, parmi nous, qui ait jamais pensé à demander pardon. Mais à qui ? Il y a des gens qu'on n'a plus jamais revus, d'autres qui sont morts… Et puis le pardon est un geste profondément personnel. Ce n'est jamais pareil, d'un cas à l'autre. C'est sûrement un bienfait pour celui qui pardonne mais jamais pour celui qui est pardonné. Alors à quoi bon ?





L'avis du psy. Comment on devient un bourreau

“On ne naît pas tortionnaire, on le devient”. C'est le professeur en psychiatrie Omar Battas, qui a longuement suivi d'anciens prisonniers politiques victimes de tortures, qui le dit. Rien n'est plus faux, à l'entendre, que ce cliché qui fait des tortionnaires des pervers sadiques. Pour preuve, le résultat des expériences en laboratoire effectuées à la fin des années 60 par une équipe de psychiatres dirigés par l'Américain Stanley Milgram. Selon ce dernier, des gens tout à fait normaux, cultivés et qui aiment jouer avec leurs gosses peuvent très facilement basculer dans la torture la plus sauvage, massacrer des prisonniers ou même asphyxier des bébés. “Selon la plupart des spécialistes que j'ai pu consulter, ajoute le Pr Battas, parler de sadisme des tortionnaires est inadéquat. Ils ne sont qu'un maillon d'une chaîne qui applique une logique froide, pragmatique, élaborée par les penseurs des dispositifs de torture. C'est d'autant plus vrai pour le cas marocain que les tortionnaires ne sont pas passés par des centres de formation à la torture, comme cela a été le cas en Amérique Latine. On a pris de simples policiers et on les a travaillés psychologiquement. On a réussi à les déshumaniser en utilisant leurs propres systèmes de croyance”. Résultat : les bourreaux n'étaient pas loin d'avoir bonne conscience, puisqu'ils torturaient “des athées”, “des traîtres qui voulaient mettre le pays à feu et à sang”. Patriotisme et religion, tel était le cocktail de base du conditionnement psychologique. D'où, d'ailleurs, les difficultés des tortionnaires quand les prisonniers “marxistes” ont été remplacés par des islamistes !

Autre idée reçue, contre laquelle s'insurge le Pr Battas : l'objectif de la torture n'était pas de faire parler les prisonniers, mais bel et bien… de les faire taire ! “La logique du système était de briser toute forme de rébellion. Il s'agissait de marquer profondément quelques prisonniers politiques, puis de les relâcher et de les laisser raconter leur calvaire autour d'eux. Ainsi, on provoquait une terreur collective qui s'étendait progressivement à toute la population”. Une terreur qui commence à peine, aujourd'hui, à s'estomper…
A.E.A







Témoignage. Face à un tortionnaire

C’est un intermédiaire qui me l'a présenté la première fois, début mars 2006. Je l'ai rencontré dans un bar pouilleux du centre-ville. Une fois, puis plusieurs fois, au même endroit. C'est dans ce bar que quelques retraités de la gégène se retrouvent, entre anciens collègues. Ça n'a pas été très difficile de le faire parler. Quant à l'interviewer, c'était une autre affaire…
Il m'a fallu trois mois pour “apprivoiser” le personnage et j'ai dû faire preuve de beaucoup de psychologie. La première fois que je lui ai parlé d'interview, il a vu rouge, puis il est sorti précipitamment du bar en me plantant là. Ensuite, je suis revenu très progressivement à la charge. C'est lui qui, le premier, a posé des conditions : l'anonymat, évidemment, mais aussi l'absence d'appareil enregistreur (“pour que personne ne puisse reconnaître ma voix”). Je me suis empressé d'accepter mais encore fallait-il qu'il me fasse confiance… La confiance, c'était la pierre angulaire de toute l'opération. Ça a pris du temps pour qu'elle s'installe mais finalement, ça a marché.
Pendant ce temps, j'avais, de mon côté, un gros cas de conscience. Qu'est-ce qui me poussait, au fond, à protéger un être aussi abject ? La soif du scoop ? Honnêtement, il n'y avait pas que ça. A TelQuel, nous étions tous convaincus de la pertinence de cette démarche, de la nécessité, pour l'Histoire, de faire réfléchir les Marocains, encore une fois, sur la torture. Mais cette fois sous un nouvel angle…
Que nous abritions en notre sein des barbares pour qui la vie humaine n'a aucune valeur, nous le savions. Que tant de lieux secrets aient été le théâtre de viols, de souffrances, d'exactions souvent sans explication, nous en avions entendu parler plus d'une fois. Mais discuter sereinement avec l'un des responsables directs de cette horreur - pire, l'entendre sans broncher justifier ses actes, s'abriter lâchement derrière les ordres de ses supérieurs - ou les jnoun - et continuer à feindre la neutralité, à jouer l'empathie… C'était vraiment difficile. Vraiment.
“L'homme qui fait le mal est aussi digne de pitié que celui qui est la proie du mal”, disait Platon. Ai-je eu pitié un seul instant, au fond de moi, de cette petite frappe au regard fuyant, imprégnée de la haine de tout ce qui ressemble à un militant ou un intellectuel ? Je ne saurais le dire. J'espère seulement que cette interview fera réfléchir beaucoup de gens, qu'elle aidera, quelque part, à convaincre de la nécessité d'instaurer un Etat de droit, où chaque sécuritaire serait responsable de ses actes. Pour que plus jamais, nous n'ayons à voir, ni à écouter des types comme celui-là…
Abdellatif El Azizi


Les illustrations de ce dossier sont tirées de On affame bien les rats (Tarik Editions, 2000), la première bande dessinée au Maroc racontant les affres de la torture. Son auteur, Abdelaziz Mouride (aujourd'hui journaliste) est un ancien détenu politique, torturé au centre de Derb Moulay Cherif, à Casablanca, dans les années 70.



source : [www.telquel-online.com]
V
24 juin 2006 22:39
alors , monstre ou pas simple maillon du systéme ???
V
24 juin 2006 22:41
Citation
a écrit:
Quelles sont les méthodes que vous utilisiez le plus souvent ?
Le plus souvent, les détenus étaient maintenus debout, complètement nus, pieds et mains liés, des heures, voire des jours et des nuits durant, jusqu'à épuisement total. Ceux qui tombaient de fatigue subissaient des flagellations sur la plante des pieds.

Citation
a écrit:
Vous avez violé des hommes ?
Non, pas moi, jamais. Mais je me souviens d'un type, un gardien qui avait un sexe énorme. Il prenait son litre de rouge, et après ça, il n'avait aucune difficulté à violer les détenus. Ce gars-là nous faisait peur à nous aussi. Parfois, pour faire monter la pression, on obligeait les prisonniers à se violer entre eux. Faire violer un prisonnier par son ami le plus cher était une pratique courante.


angry smiley

devinez ou on a déja vu ca ??????????????



Modifié 1 fois. Dernière modification le 24/06/06 22:45 par Vador.
l
25 juin 2006 00:05
de quoi faire passer abou grahib pour une colonie de vacances.
V
25 juin 2006 00:15
Citation
l'européen a écrit:
de quoi faire passer abou grahib pour une colonie de vacances.

et guantanomo por une croisiére dans les caraibes ......... Clap


enfin , je rigole , mais au fond , je rigole vraiment pas , j'espére que t'a lu l'entiéreté de l'nterview .....



Modifié 1 fois. Dernière modification le 25/06/06 00:17 par Vador.
l
25 juin 2006 01:36
j'ai lu surtout que la france a fait appel aux services de ces s.alopards. on avait pourtant de bons specialistes tout pres de marseille.
 
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