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La Chine est encore loin
v
16 avril 2016 01:25
"La Chine est encore loin" : avoir 10 ans dans les Aurès


Thomas Sotinel

Il y a dans ce film magnifique tout ce qui nourrit les angoisses et les malentendus, tout ce qui alimente le brouhaha qui recouvre l'espace et le temps que partagent la France et l'Algérie : la colonisation et la guerre, le poids de la religion, le sort fait aux femmes, la bataille entre les langues... Mais n'est pas de ces films faits pour déclencher un débat. Son rythme ample laisse la place aux sensations, qui elles-mêmes, plus tard, susciteront la réflexion. C'est un film qui donne leur place aux hommes et aux enfants d'un petit village d'Algérie, Ghassira, qui les traite avec le respect et l'affection que méritent les personnages de cinéma.

Le documentariste Malek Bensmaïl est allé tourner pendant un an dans l'école primaire de Ghassira. Tout près de là, le 1er novembre 1954, un commando du Front de libération nationale a tué le caïd du village, collaborateur de l'administration coloniale, et Guy Monnerot, un jeune instituteur français qui venait de prendre son poste ; sa femme, elle aussi enseignante, a été blessée dans l'attaque. Un demi-siècle plus tard, l'école est toujours là. Un instituteur enseigne les principales matières en arabe, un autre apprend à parler, à lire et à écrire en français. La vie de cette classe, qui prépare les enfants au collège, forme l'épine dorsale du film, qui emprunte son titre énigmatique à un dit du Prophète : "Recherchez le savoir, jusqu'en Chine s'il le faut." Et c'est vrai qu'au fil des séquences on mesure la distance qui sépare ces enfants du savoir.

Dans cette région de langue chaoui (l'une des langues berbères d'Algérie), les élèves doivent maîtriser l'arabe littéraire et le français, qu'ils n'entendent parler qu'à la télévision ou à l'école. Des transitions impressionnantes font passer les écoliers (et les spectateurs, appelés à partager leur désarroi) d'une leçon de français qui recourt à une imagerie écolière vieille comme Jules Ferry à une leçon d'histoire dispensée en arabe, qui magnifie les faits d'armes des moudja-hidins et rappelle par le menu les atrocités coloniales.

Sur cet espèce de bruit de fond se détachent les individualités, les fortes têtes qui font l'école buissonnière et ne rêvent que d'arrêter l'école, les petites filles qui bientôt disparaîtront des rues pour vivre toute leur vie derrière les murs de la maison de leur mari. Malek Bensmaïl ne s'est pas contenté de prendre la salle de classe comme vivarium (si son film s'était limité à ce projet, il aurait pu s'appeler Survivre et manquer, en réponse à l'idyllique Etre et avoir de Nicolas Philibert). Lui aussi fait l'école buissonnière pour explorer Ghassira et les montagnes qui l'entourent. Dans ce paysage d'une beauté austère, le temps s'écoule au ralenti. On devine la pauvreté générale, l'abandon de la région, la somme de rêves évanouis. Ces séquences sont mises en scène avec un grand luxe de moyens cinématographiques. La multiplicité des angles, la précision des cadrages n'ont sans doute laissé que peu de place à l'improvisation. Mais ces artifices de cinéma se font sentir comme un hommage à la réalité représentée, plutôt que comme une liberté prise avec elle.

Le film voyage aussi dans le temps. Sans doute à cause du tournage, les autorités algériennes ont décidé de l'inauguration d'une stèle commémorant les événements du 1er novembre 1954 dans la région. Pendant cette cérémonie, un vieil homme remet en cause la version officielle des faits. Le réalisateur lui donne la parole ainsi qu'à d'autre moudjahidins, aujourd'hui octogénaires, avant que n'interviennent d'autres messieurs, un peu moins vieux, qui étaient élèves des Monnerot dans l'école de Ghassira. Ces voix disent une autre histoire que celle qu'enseigne l'instituteur, qui fait un contrepoint humain au tonitruant discours officiel.

Enfin, on ne peut pas parler de ce film sans parler de Rachida. Elle balaie la salle de classe après que la sonnerie a retenti. C'est peut-être la seule habitante du village à travailler hors de chez elle, les autres sont invisibles à l'écran. On la voit à plusieurs reprises avant de l'entendre, et cette parole solitaire est bouleversante. Tout comme la conclusion du film, d'une grande douceur, qui augure mal de l'avenir des petites élèves de Ghassira.
v
16 avril 2016 01:26
Le film documentaire à voir ou revoir.




Modifié 1 fois. Dernière modification le 16/04/16 01:27 par Summertime..
v
16 avril 2016 01:31
Pour en savoir un peu plus sur le réalisateur Malek Bensmaïl

Malek Bensmaïl est né à Constantine (Algérie) en 1966. Très tôt il a tourné des films en Super 8. Depuis ses études en cinéma à Paris et sa formation aux studios Lenfilm à Saint-Pétersbourg, il s’est consacré à la réalisation de documentaires.

Tous ses films sont liés à l’histoire de son pays. Son style cinématographique dessine les contours complexes et sensibles de l’humanité. Pour le réalisateur, le cinéma est avant tout un moyen au service de la réflexion et des échanges culturels. Applaudis par la critique, ses films ont reçu des prix dans de nombreux festivals autour du monde.

Récemment, Malek a eu l’honneur d’être en résidence à la Villa Kujoyama pour son prochain film. Son dernier long-métrage, La Chine est encore loin (2010) a remporté le Grand Prix du Dokfilmfestival de Munich et le Prix du Jury au Festival des 3 Continents. Avant cela, Aliénations (2004) lui avait valu le Library Award au Festival du Cinéma du Réel et le Prix Magnolia au Festival de Shanghaï.



Modifié 1 fois. Dernière modification le 16/04/16 02:00 par Summertime..
K
16 avril 2016 01:45
Salam,

Merci pour la découverte, le film a l'air intéressant...
[color=#6600FF][b]Salima84 ♥[/b][/color]
v
16 avril 2016 01:49
Salam Keef,

De rien. Je te le conseille vivement. Le film, plutôt documentaire, aborde, au travers de témoignages d'anciens Algériens, plusieurs problématiques des pays arabes à travers l'Algérie et l'Aurès, une région quelque peu délaissée. L"école, les beaux enfants de l'Aurès, amazighs, confrontés au problème de la langue, l'arabe littéraire et la langue de Molière.

Quelques explications à propos du titre du film...

Le titre de La Chine est encore loin évoque le hadith du Prophète : "Recherchez le savoir, et s'il le faut jusqu'en Chine". C'est bien ce que fait Malek Bensmaïl en plongeant dans une bourgade des Aurès, Tiffelfel, près de Ghassira. Ce n'est pas un hasard : c'est là qu'eût lieu le premier attentat de la "Toussaint rouge" qui déclencha l'insurrection de 1954, dont furent victimes le couple d'instituteurs français du village et le caïd. Nous sommes là au "berceau de la révolution".Bensmaïl retrouve les témoins du drame mais ne s'y arrête guère : c'est l'école, et surtout comment elle manie les langues et les mots, qui lui semble le mieux représenter pourquoi, pour l'Algérie d'aujourd'hui, le savoir est encore loin. Mais le film ne se veut pas un désespérant état des lieux : ce qui l'intéresse, c'est la dynamique à l'œuvre, le processus en cours qui font de ce savoir non un impossible lointain mais un chemin à parcourir. D'une durée de deux heures mais s'étalant aussi sur une année de tournage pour saisir l'année scolaire et les saisons, il prend le temps de la sensibilité et de la complexité, qui lui permettent d'éviter les idées toutes faites et le constat trop rapide. La maîtrise de l'image et du traitement évitent non seulement tout ennui mais donnent clairement force au propos qui puise dans la richesse des rencontres et du réel.

Certes, en terme de transmission, dans ses références récurrentes au combat des martyrs de la révolution, l'école s'apparente aux cérémonies du souvenir, à mille lieues des aspirations des enfants, ce que confirme le moralisme de l'instituteur quand il s'agit de comprendre pourquoi ils n'aiment pas l'école. Certes encore, on voit combien l'imposition de l'arabe classique à l'école bride l'expression des enfants dont la vivacité apparaît dans les gros plans. Bensmaïl, lui, traduit son générique dans toutes les langues parlées en Algérie. La femme de ménage témoigne elle aussi de la dure nécessité pour les femmes d'affronter les hommes pour pouvoir vivre. Le constat est dur, sans concession, et pose les blocages de la pédagogie comme de la société. Mais l'évolution de l'instituteur Mohamed dans son rapport aux enfants ouvre une fenêtre, déjà entr'ouverte par Nacer, l'instituteur de français. Car dans ce film dédié à ses propres enfants, sans crier gare mais avec une belle détermination, Malek Bensmaïl dégage une ligne d'horizon : l'ouverture sur le monde qui est à la source de toute interrogation.



Citation
Keef92 a écrit:
Salam,

Merci pour la découverte, le film a l'air intéressant...



Modifié 4 fois. Dernière modification le 16/04/16 02:16 par Summertime..
K
16 avril 2016 02:21
J'suis justement en train de regarder là et merci pour tous les compléments d'infos et notamment sur le réalisateur... Welcome


Citation
Summertime. a écrit:
Salam Keef,

De rien. Je te le conseille vivement. Le film, plutôt documentaire, aborde, au travers de témoignages d'anciens Algériens, plusieurs problématiques des pays arabes à travers l'Algérie et l'Aurès, une région quelque peu délaissée. L"école, les beaux enfants de l'Aurès, amazighs, confrontés au problème de la langue, l'arabe littéraire et la langue de Molière.

Quelques explications à propos du titre du film...

Le titre de La Chine est encore loin évoque le hadith du Prophète : "Recherchez le savoir, et s'il le faut jusqu'en Chine". C'est bien ce que fait Malek Bensmaïl en plongeant dans une bourgade des Aurès, Tiffelfel, près de Ghassira. Ce n'est pas un hasard : c'est là qu'eût lieu le premier attentat de la "Toussaint rouge" qui déclencha l'insurrection de 1954, dont furent victimes le couple d'instituteurs français du village et le caïd. Nous sommes là au "berceau de la révolution".Bensmaïl retrouve les témoins du drame mais ne s'y arrête guère : c'est l'école, et surtout comment elle manie les langues et les mots, qui lui semble le mieux représenter pourquoi, pour l'Algérie d'aujourd'hui, le savoir est encore loin. Mais le film ne se veut pas un désespérant état des lieux : ce qui l'intéresse, c'est la dynamique à l'œuvre, le processus en cours qui font de ce savoir non un impossible lointain mais un chemin à parcourir. D'une durée de deux heures mais s'étalant aussi sur une année de tournage pour saisir l'année scolaire et les saisons, il prend le temps de la sensibilité et de la complexité, qui lui permettent d'éviter les idées toutes faites et le constat trop rapide. La maîtrise de l'image et du traitement évitent non seulement tout ennui mais donnent clairement force au propos qui puise dans la richesse des rencontres et du réel.

Certes, en terme de transmission, dans ses références récurrentes au combat des martyrs de la révolution, l'école s'apparente aux cérémonies du souvenir, à mille lieues des aspirations des enfants, ce que confirme le moralisme de l'instituteur quand il s'agit de comprendre pourquoi ils n'aiment pas l'école. Certes encore, on voit combien l'imposition de l'arabe classique à l'école bride l'expression des enfants dont la vivacité apparaît dans les gros plans. Bensmaïl, lui, traduit son générique dans toutes les langues parlées en Algérie. La femme de ménage témoigne elle aussi de la dure nécessité pour les femmes d'affronter les hommes pour pouvoir vivre. Le constat est dur, sans concession, et pose les blocages de la pédagogie comme de la société. Mais l'évolution de l'instituteur Mohamed dans son rapport aux enfants ouvre une fenêtre, déjà entr'ouverte par Nacer, l'instituteur de français. Car dans ce film dédié à ses propres enfants, sans crier gare mais avec une belle détermination, Malek Bensmaïl dégage une ligne d'horizon : l'ouverture sur le monde qui est à la source de toute interrogation.
[color=#6600FF][b]Salima84 ♥[/b][/color]
A
16 avril 2016 16:32
Salam,

Je suis en train de regarder le début du docu. Ça a l'air d'être un film touchant qui veut nous faire ressentir l'atmosphère dans lequel baignent ces enfants en formation, et aussi les difficultés auxquels ils sont confrontés de par l'enseignement même, mais aussi leur environnement. D'autant plus touchant pour moi qu'ils font partie de ma tranche d'âge.

Le titre annonce déjà la couleur Ill
La route du savoir sera longue pour ces jeunes enfants qui sont loin d'être favorisés. Ça me fait penser aux films et docus que j'ai pu regarder sur les jeunes des banlieues qui, au-delà de galérer à l'école, ont (par conséquent) aussi du mal à se faire une vie, tout simplement, comme un citoyen "normal".

Je ne suis qu'au début, et donc j'attends une dose, même infime, d'optimisme smiling smiley
Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. [i]Rousseau[/i]
T
16 avril 2016 18:25
Beau film/documentaire que j'ai vu au ciné.

C'est sympa de le faire partager smiling smiley



Modifié 1 fois. Dernière modification le 16/04/16 19:19 par TheOnlyOne.
18 avril 2016 10:05
Merci pour ce partage, je connaissais ce film;
Il s'agit d'un là d'un grand documentaire

J'ai visité la vallée de ghouffi, c'est époustouflant .
J'ai vu cette fameuse stèle aussi .
Il y'a de nombreux monuments aux martyrs en ALgerie, mais c'est aux abords de celui-ci que j'ai ressenti la plus grande émotion .
Les CHaouias sont de grands hommes .
Leurs femmes sont des reines .
K
19 avril 2016 05:24
Salam

Merci pour le partage je ne connaissais pas ce reportage et j'ai vraiment apprécié on en apprend beaucoup sur la région des Aurés et sur le peuple chaoui. Si tu as d'autres reportages/films de ce genre je suis preneur winking smiley
 
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