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En chacun de nous, quelque chose d'Arafat par Mahmoud Darwich
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2 décembre 2004 00:09
texte publié en Arabe dans Al Hayat 12 November 2004
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En chacun de nous, quelque chose d'Arafat par Mahmoud Darwich
in Le Monde du mercredi 17 novembre 2004 [Traduit de l'arabe par Elias
Sanbar.]

Yasser Arafat nous a surpris en ne nous surprenant pas. Comme si la
concomitance de la maladie de l'homme et de la maladie du discours
imposait l'épilogue et empêchait le héros tragique de marquer de ses traits
propres le destin. Pas de miracle cette fois, pas de coup de théâtre
depuis que la tragédie, changée en long feuilleton télévisé, est devenue
quotidienne, familière et banale.
Yasser Arafat nous avait graduellement familiarisés avec les adieux. Il
nous avait habitués à une mort non convenue et non annoncée, sous un
bombardement aérien ou dans l'écrasement d'un avion au désert. Mais le
sort l'ayant à maintes reprises miraculé, il précédait la mort vers la
vie, et nous ressuscitions avec lui dans la migration vers une destinée
scintillant de la beauté de l'impossible et d'une poésie pastorale qui
nous aidait dans la traversée de l'interminable chemin.
D'un exil à l'autre, notre question s'éloignait de la terre de la
question et... s'en approchait avec l'éloquence d'un sang qui dessinait les
bannières, et nous disions qu'il fertilisait l'idée, ravivait la
mémoire et abolissait les frontières entre le réel et le légendaire.
Nous avions besoin de la légende, nous en avions même déjà écrit
certains chapitres, mais la légende avait besoin de réalité. Le légendaire
franchira-t-il la barre du réel ? La question est remise à plus tard.
Yasser Arafat est l'homme qui, associant pragmatisme et conviction, a
réussi à apprivoiser la contradiction dans les exils ; le dirigeant qui,
par les grâces d'un dynamisme hors du commun, la fusion totale de ses
vies privée et publique et son acharnement au travail, est devenu un
symbole.
Ingénieur de formation, il n'a pas balisé les routes. Il les a creusées
entre les champs de mines. Il faudra du temps à l'Histoire pour trier
les archives de cet homme- phénomène. Mais elle peut d'ores et déjà lui
décerner la grande médaille de l'art de la survie, d'ores et déjà
s'arrêter sur cette aventure qui, allumant le feu dans la glace, releva du
prodige.
Yasser Arafat a dirigé une révolution contraire à tous les calculs.
Parce qu'elle est peut-être venue avant son heure ou après, ou parce que
les rapports de force dans notre région interdisent à quiconque de faire
craquer ne serait-ce qu'une allumette à proximité des champs de pétrole
et de la sécurité d'Israël !
Il n'a remporté de batailles militaires ni en exil ni dans la patrie.
Mais il a été victorieux dans le combat pour la défense de l'existence
nationale.
Replaçant la question de Palestine sur les cartes régionale et
internationale, il a imposé l'identité nationale du réfugié palestinien,
jusque-là confiné dans l'absence. La réalité de la Palestine désormais
inscrite dans la conscience universelle, Yasser Arafat a réussi à convaincre
le monde que la guerre commençait en Palestine... et la paix également.
Plié avec un soin à la fois fidèle aux coutumes et symbolique, son
keffieh devint le signe moral et politique de la patrie. Mais, ayant
concentré toutes les questions en sa personne, il nous devint dangereusement
indispensable... tel le père de famille qui ne veut pas voir ses
enfants grandir et compter sur eux-mêmes. C'est ainsi qu'il nous inculqua,
plus d'une fois, la peur d'être un jour orphelins, la peur que notre
grande idée ne s'estompe s'il venait à disparaître. Et il se joua tant de
fois de la mort que l'inconscient collectif palestinien s'emplit de la
croyance qu'Arafat ne pouvait mourir, et sa légende effleura alors les
frontières du métaphysique.
Mais des surprises se préparaient ailleurs. L'homme symbole venu des
textes grecs avait besoin d'alléger les pesanteurs de son propre mythe
car le pays réclamait désormais gestion et institutions, la fin de
l'occupation, mais par des moyens nouveaux. Placé sous le regard de tous,
Yasser Arafat se retrouva exposé aux reproches, aux rumeurs, à la
contestation. Mais les héros, tel est leur sort, toujours acculés à des
batailles inégales face à l'ennemi, doivent aussi préserver leur image dans
l'imaginaire populaire.
Or lui, maîtrisant l'art de négociateur de Saladin et habité par la
tolérance d'Omar, n'est pas venu monté sur son cheval blanc ou à pied
devant son dromadaire. Il est venu vers sa réalité nouvelle porté sur les
accords d'Oslo, dont les fondements sécuritaires grands ouverts sur
d'obscures intentions faisaient peu de place à l'espoir. Mais il est quand
même revenu avec à l'esprit une pensée optimiste : après tout, le
prophète Moïse lui-même n'est pas revenu dans la Terre promise !
C'est un premier pas vers l'Etat, disait-il. Et il savait que la
Palestine demeurait encore là-bas, dans les questions non résolues telles
celles de Jérusalem ou du droit au retour, que le chemin vers leur
solution passait non par les accords d'Oslo mais par les principes de la
légalité internationale. Et il savait que ces principes n'avaient plus
vraiment cours dans le monde unipolaire, celui-là même qui venait
d'introniser Israël en puissance sacrée dispensant à la Maison Blanche ses
enseignements célestes.
Et il savait que le protocole présidentiel, les cartes d'identité et
les passeports n'étaient pour les responsables israéliens qu'un bon moyen
de divertir les affamés d'indépendance par quelques repas frugaux et
rapides.
Et il savait et savait qu'il n'avait fait que quitter la prison de
l'exil pour une prison meublée de l'image des choses, non de leur réalité,
et qu'il avait besoin d'une autorisation pour aller de sa prison de
Ramallah à sa prison de Gaza, sur un tapis rouge, il est vrai, et au son
d'une fanfare...
Ainsi débuta la tragédie du président, ainsi se déclara son mal
politique et moral. Soumis aux conditions israéliennes impitoyables, ce grand
prisonnier qui ne pouvait adhérer à la vision israélienne des choses ne
pouvait plus pour autant revenir à l'énoncé originel du conflit. Et le
fait que, des deux partenaires, c'était l'Israélien qui, regrettant la
conclusion des accords, avait trahi ses engagements ne lui était
d'aucun réconfort.
Dès lors, que faire ?
Nul ne peut contester le droit des Palestiniens à résister à
l'occupant. La deuxième Intifada est venue exprimer leur volonté nationale et
leur désir de redonner vie à l'espoir par une paix véritable qui consacre
l'idépendance et la liberté. Mais un grand débat interne demeure quant
aux moyens à mettre en oeuvre pour satisfaire les aspirations tout en
évitant le piège de l'affrontement armé, tant désiré par un Ariel Sharon
soucieux d'inscrire sa propre guerre contre les Palestiniens dans la
guerre générale contre le terrorisme.
Yasser Arafat ne pouvait plus, dès lors, qu'espérer une rébellion du
destin, un miracle rétif aux temps présents. La Mouqata'a, son siège et
seul domicile, s'effondrant une pièce après l'autre, il répétera avec un
timbre prophétique : "Martyr, martyr, martyr", et les Arabes auront,
l'espace de quelques instants, la chair de poule...
Mais la répétition rend toute tragédie banale, et le siège d'Arafat
relèvera de l'ordinaire des jours...
Trois ans de vie empoisonnée, trois ans à respirer un air insalubre,
trois ans d'invectives américaines - "il n'est plus qualifié pour..." -,
trois ans d'acharnement israélien pour tenter de le dépouiller de ses
prérogatives, au premier rang desquelles sa force de symbole.
Mais les Palestiniens ont cette capacité à toujours produire du
symbolique : le siège du président est le symbole de notre encerclement, sa
souffrance, le symbole de notre souffrance, et il est avec nous et en
nous et comme nous, et nous l'aimons parce que nous l'aimons et nous
l'aimons parce que nous n'aimons pas ses ennemis.
Il ne nous a pas surpris, cette fois. Nous ayant préparés à un adieu
non suivi de retrouvailles, l'assiégé est sorti du siège. Parti à la
rencontre d'une mort en exil, il a mis les dernières touches à sa légende.
Mais il nous a laissé un peu de temps. Pour que notre tristesse
apprenne à s'exprimer de façon seyante, pour que chacun de nous atteigne l'âge
du sevrage.
En chacun de nous, quelque chose de lui. Il est le père et le fils. Le
père d'une phase entière de notre histoire. Le fils dont nous avons
formulé les mots et tracé l'image.
Lui parti, nous ne disons pas adieu au passé... mais nous entrons dans
une nouvelle histoire, béante sur l'inconnu. Trouverons-nous le présent
avant de craindre l'avenir ?
[Traduit de l'arabe par Elias Sanbar.]

 
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